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Big Torrent à Avignon, s’adapter à un nouvel ère de montée des eaux

O.R.S, HeHe, BigTorrent, Festival d'Avignon © Bipolar

Visite de l’exposition Big Torrent sur les bords du Rhône, à l’occasion du 73ème Festival d’Avignon.

Envoyé spécial,

En Europe, il ne se passe guère d’été ces dernières années sans que nous soyons confrontés à des images déchirantes de campings, de véhicules et de personnes emportés par des inondations soudaines. Alors que le réchauffement climatique cause de plus en plus d’incidents météorologiques extrêmes, des artistes se tournent vers les principes d’« adaptation profonde » (#DeepAdaptation) définis par le scientifique et auteur Jem Bendell pour élaborer des projets sur les attitudes à adopter face aux crues et niveaux records d’inondation. Ce début juillet Big Torrent a inauguré l’été sur le Rhône et face au fameux « demi-pont » d’Avignon qui attire de nombreux touristes dans sa position dominante sur le fleuve. Les rivières comme le Rhône ne relèvent plus seulement du flux naturel mais ont été adaptées aux besoins de l’homme. Les organisateurs de Bipolar, Gregory Diguet et Mathieu Argaud parlent de la façon dont nous cohabitons avec le fleuve et de la manière dont cela échappe de plus en plus à notre contrôle : «Les écosystèmes du fleuve sont devenus un paysage culturel à part entière, avec lequel la cohabitation est régulièrement redéfinie. La gestion humaine peut aller loin, mais la domestication reste très limitée car les rivières seront toujours des facteurs puissants capables d’inonder les territoires. »

Vernissage, Big Torrent, Festival d’Avignon © Bipolar

Une station orbitale sur rivière

Montré pour la première fois à Big Torrent, le nouveau projet du collectif havrais HeHe est l’ORS (pour Orbital River Station), un travail complexe qui a demandé deux années de conception et de développement. Inspiré en partie par le design de la station spatiale en forme de roue du célèbre ingénieur spatial slovène Hermann Potočnik Noordung proposé dans son livre de 1928 Le Problème du voyage spatial, l’ORS prend actuellement la forme d’une bouée de 5m de diamètre ancrée au milieu du fleuve et tournant doucement sur elle-même pour former une nouvelle balise près du pont à destination des usagers de l’eau comme les kayakistes (qui la nuit précédente étaient si enthousiastes à interagir avec la bouée de sauvetage géante qu’elle en fut emportée par le courant). L’ORS avait été préalablement testée en version maquette au laboratoire de dynamique des fluides de l’Université du Havre. C’est comme cela que le duo HeHe a pu vérifier la rotation de l’ORS sur son axe par l’utilisation de la force des courants.

Baptême de l’ORS, HeHe, Big Torrent, Festival d’Avignon © HeHe

Un capteur de pollution flottant

En plus d’être une expérience scientifique, c’est aussi un objet esthétique et utopique. Helen Evans de HeHe : « Dans sa forme ultime, c’est une structure autonome pour vivre, un système auto-suffisant pour vivre sur l’eau. C’est une véritable invention : la conception des flotteurs lui permet effectivement de tourner. » La dimension visuelle de l’ORS comme nouveau point de repère sur le Rhône apporte également un aspect pratique : « C’est littéralement une bouée de sauvetage pour vous rappeler les dangers d’inondation. C’est aussi un objet flottant non identifié (OFNI, ndlr) dont vous n’êtes pas sûr du but – il se situe en dehors des limites normales de la réalité. » Comme beaucoup de projets antérieurs de HeHe, il s’agit d’un objet de tous les jours reconnaissable qui se transforme de façon métaphorique et humoristique. « C’est un objet assez amusant et ludique, vous pouvez imaginer que les gens vont grimper et sauter dessus, mais il a aussi une dimension sérieuse. Il est utilisé comme un outil scientifique pour collecter des données, comme les niveaux d’ibuprofène qui passent de nos corps à la rivière et d’autres formes de contamination. Il faut mentionner que le capteur mesurant la présence d’ibuprofène dans le fleuve est conçu par le Nano2Water group de l’INL au Portugal à partir de matériaux à l’échelle nano, la seule forme capable de capturer l’ibuprofène ». La partie capteur de pollution est développée actuellement dans le cadre d’une résidence STARTS dans ce même laboratoire portugais. Helen Evans présentait le projet en mars dernier à la conférence STARTS du Centre Pompidou :

Helen Evans (HeHe), O.R.S. (Orbital River Station), STARTS Residencies Days, Centre Pompidou, 27 Mars 2019 (en anglais) :

Où ira l’ORS dans le futur ? « Nous aimerions le tester sur de grands fleuves comme la Seine et le Danube. Il évoluera comme une station-laboratoire avec d’autres types de capteurs – nous allons tester les sulfures et le plomb par exemple, et cartographier les rivières à travers la pollution de l’eau. » Comme le projet Centipede de HeHe, un train zéro-carbone conçu par les artistes, l’ORS est un projet en développement dynamique. HeHe a l’intention d’étendre l’ORS pour qu’il devienne autant un laboratoire flottant qu’un habitat pour les rivières d’Europe.

Après la crue

Le site de Big Torrent sur les bords du Rhône ressemble à une scène de camping après inondation, en témoigne la série de sculptures photographiques de Cyril Hatt , Les Resurgents, qu’il appelle « des fantômes étranges sortis de notre vie quotidienne », dont le plus grand est un camping-car grandeur nature qui semble à moitié détruit par la montée des eaux et les dommages causés par les inondations, au côté de panneaux de signalisation des risques d’inondation, de vêtements, de valises, ou de chaussures essaimés sur les rives du fleuve. Vous vous laissez convaincre de loin, mais quand vous approchez vous vous rendez compte qu’il s’agit de photographies froissées en 3D.

Les Résurgents, Cyril Hatt, Exposition BigTorrent, Festival d’Avignon. © Bipolar

Techno-chamanisme

L’inondation à Big Torrent n’est pas qu’expérimentée dans le monde réel. Deux expériences assez sophistiquées de réalité virtuelle sont proposées. J’ai participé à la performance immersive « techno-chamaniste » #Alphaloop des laboratoires deletere (lisez notre interview pour en savoir plus sur le collectif), où les participants sont guidés le long du fleuve par un « chaman », Fred Sechet. Commençant dans la « vraie » réalité, les participants reçoivent des exercices de respiration pour s’adapter à la version virtuelle du Rhône. Mais bientôt, les participants réalisent que leur expérience est en train d’être subvertie par un « trickster » – qui peut se traduire par tricheur mais qui correspond à la figure du “briseur de règles” dans les mythologies – piloté par le créateur Adelin Schweitzer qui mixe l’expérience en direct : « L’expérience chamanique est toujours live, mixée de manière ambulatoire. Le chaman vous aide à vous adapter, mais l’opérateur (Schweitzer) joue des tours technologiques au public dans les casques de réalité mixte. Les techniques sont inspirées d’un protocole militaire. Plus vous cherchez de l’information sur les expériences kinesthésiques, plus vous trouvez ce type de techniques militaires. » Ainsi, par exemple, à peine on vient de s’adapter à la marche dans le monde virtuel que ce monde se retrouve littéralement à l’envers et envahi par du bruit statique, ce qui peut être assez déconcertant.

#Alphaloop, Adelin Schweitzer & Fred Séchet (deletere), Exposition BigTorrent, Festival d’Avignon. © Bipolar
#Alphaloop, Adelin Schweitzer & Fred Séchet (deletere), Exposition BigTorrent, Festival d’Avignon. © Bipolar

Une autre participante m’a dit par la suite qu’elle avait fait l’expérience d’une sensation de mal des mondes alternatifs assez perturbante, une condition souvent simulée délibérément par les militaires dans leurs utilisations de scénarios de combat en réalité virtuelle. Le projet primé L’Ile Des Morts, de Benjamin Nuel, est également réaliste, transportant le spectateur sur l’île des morts par un rameur à capuchon effrayant par sa proximité.

Benjamin Nuel, L’Ile des morts, bande-annonce :

 

Les deux projets s’entremêlent à un certain moment quand les participants des deux propositions se mettent à crier d’effroi et que ceux engagés dans #Alphaloop finissent par croire qu’il s’agit d’un autre truc chamanique du trickster Schweitzer.

L’Île des morts, Benjamin Nuel, Exposition BigTorrent, Festival d’Avignon. © Bipolar

L’emplacement au bord du fleuve contient également diverses visualisations des futures inondations, avec des cartes spécialement conçues en couleurs selon les différents codes de risques d’inondation, ainsi qu’une sculpture de visualisation des données élaborée spécialement pour le site par Vincent Mauger, La Texture de la houle, qui « nous projette dans un paysage mental où le pouvoir de l’eau, toujours capable de submerger les territoires, a été mis en pause. »

Big Torrent à Avignon du 4 au 17 juillet, puis à Chalon-sur-Saône à la fin juillet et à Arles en octobre.