Makery

Les laboratoires deletere, lieu de création collective à Marseille

#ALPHALOOP a été en partie tourné au Canada, Adelin Schweitzer (à gauche) et Fred Sechet en sont les interprètes © deletere

Adelin Schweitzer et les laboratoires deletere de Marseille présentent la première de leur création de narration en réalité mixte #ALPHALOOP lors de l’événement BigTorrent qui ouvre ce jeudi à l’occasion du 73ème festival d’Avignon. Rencontre.

Entretien et édition Ewen Chardronnet, transcription Maxence Grugier.

Makery s’est entretenu il y a quelques semaines avec Adelin Schweitzer, l’initiateur du projet deletere et Damien Sorrentino, président de l’association, au Couvent Levat, leur nouveau lieu de résidence dans le quartier de la Belle de mai à Marseille. Toute l’équipe était alors engagée sur la préparation de leur festival Technomancie 2 (12 & 13 octobre prochain) et de la création #Alphaloop qu’ils présentent cet été dans le cadre de BigTorrent au 73ème festival d’Avignon et à Chalon Dans La Rue.

Trailer de #Alphaloop (en anglais), présenté dès jeudi à Avignon :

 

Adelin, tu es à l’initiative du projet deletere, peux-tu nous parler des débuts ? Tu le vois comme un laboratoire ou comme une structure associative ?

Adelin Schweitzer : Deletere, l’idée et le nom, vient d’une vieille histoire d’étudiant : je suis en troisième année aux beaux arts d’Aix-en-Provence et pour la première fois, je réalise mon site internet. Je me cherche un nom, je me demande ce que m’évoque la technologie, et je trouve ce mot en forme d’adjectif pour illustrer mes idées. Plus tard deletere s’est construit progressivement en tant qu’association, de 2011 à 2013, mais pour moi dès 2011 c’est de facto un laboratoire. A l’époque, je travaille avec Cédric Lachasse et Naoyuki Tanaka qui vient d’arriver dans le projet A-Reality. En tant qu’artiste je n’ai jamais connu une autre forme de collaboration que ce type d’atelier de prototypage et de fabrication tous azimuts. Le fablab, bien avant qu’on l’appelle comme ça a toujours été ma manière de travailler, par empirisme. De 2011 à 2013 on expérimente. En 2013, on répond aux appels à projets de Marseille-Provence Capitale Européenne de la Culture. En 2015 nous devons quitter la Cité des Arts de la rue où j’avais mon atelier mais avons l’opportunité de démarrer un nouveau projet dans un lieu qui s’ouvre temporairement, monté par l’atelier Juxtapoz et Karine Terlizzi dans une ancienne école catholique privée rue Fongate constituée d’un parc et de vieilles salles de classe. Je saute sur l’occasion. Là se monte le premier casting de l’atelier, constitué de Naoyuki Tanaka, de Renaud Verset et de moi-même, Grégoire Lauvin est aussi dans les parages.

Venomous Master par Naoyuki Tanaka :

 

A ce moment-là, concrètement vos activités c’est quoi ?

Adelin Schweitzer : Naoyuki Tanaka fait de la programmation multiplateforme, du développement HTML et ses premiers pas vers la reprises de son travail de performeur. Grégoire Lauvin fait de la recherche, de l’électronique et travail pour d’autres artistes. Et moi je suis à ce moment-là dans le balbutiement de mes questionnements sur la VR 360. Il y a aussi Giulia Galzini, chargée de production pour mes projets, puis qui va progressivement participer à développer l’association pour qu’elle fonctionne de manière beaucoup plus horizontale, avec un vrai partage, un projet commun. A titre d’exemple, des projets comme A-Reality n’aurait jamais pu se faire sans Cédric et Nao, parce que c’est au-delà de mon propre imaginaire d’artiste. J’écris avec eux, à travers eux, ça devient de l’écriture collective, et je suis convaincu – déjà à ce moment-là – que peu importe ce que tu donnes au collectif, ça ne te desservira jamais, ça te reviendra toujours.

Peux-tu nous parler du projet Les dronards ?

Adelin Schweitzer : Le collectif Les dronards est né à Vitrolles en 2013. J’y ai été invité par l’Office d’Emmanuel Verges (la coopérative d’innovation numérique, ndlr), pour la programmation artistique de « Vitrolles Échangeur » (le programme présenté par la ville de Vitrolles pour MP2013, Marseille-Provence 2013, ndlr). Mon rôle était comme d’autre artistes d’investir le centre-ville. Grâce à un bail commercial en plein centre, j’ai pu déplacer mon atelier. J’y ai ramené toutes mes machines. J’avais notamment un petit robot bâti comme pour l’exploration spatiale, avec lequel j’ai fait une performance avec mon acolyte de l’époque Aurélien Durand. Le robot, qui s’appelle « Jules », faisait avant ça partie de la version grand-format d’HolyVj. Nous envoyions Jules dans les rues, avec ses petites roues, sa caméra, et un talkie-walkie embarqué, et nous dialoguions avec les gens. Les dronards c’est donc arrivé un peu par hasard : ça me faisait triper de me mettre à la voiture téléguidée, de créer un tool un peu pour rire. J’avais déjà mis des caméras sur un skateboard, en mobilité, je savais que ça m’intéressait.

Les dronards, bande-annonce :

 

L’aventure de l’école se termine fin 2016. Il va se passer six mois où pour la première fois de ma vie je n’ai pas d’atelier. Puis je fais une production avec le Musée d’Histoire de Marseille et Zinc pour la première édition de leur biennale Chroniques (Le Voyage Panoramique, Itération n°3, ndlr). On y pose sans le savoir encore les bases des personnages d’#Alphaloop. A ce moment-là, Karine de Juxtapoz m’appelle, me dit qu’elle est en discussion avec la mairie pour occuper un nouveau lieu, un ancien couvent de nonnes (les sœurs victimes du Sacré Coeur de Jésus, ndlr) , avec trois hectares de terrain dans le quartier de la Belle de mai. On saute sur l’occasion, on récupère la grange des nonnes, un bel espace sur deux étages, on y passe un mois et demi à faire des travaux.

L’ancienne grange des nonnes au Couvent Levat, aujourd’hui devenu les ateliers deletere © deletere

On est en 2017 et avec ce nouvel espace on réfléchit à la structure du collectif. Il faut un bureau plus impliqué. Dans le même temps, je vois une annonce de Lucien Gaudion qui cherche un atelier. Il est avec Gaëtan Parseihian. On se réunit, ils prennent l’étage et Lucien me dit qu’il a rencontré Damien Sorrentino et qu’il pourrait être intéressé à endosser le rôle de président.

Gaëtan Parseihian (à gauche) et Lucien Gaudion aux ateliers deletere © deletere

T.O.C. par Lucien Gaudion :c

 

 

Damien Sorrentino : Quand Adelin me rencontre cela fait plus de 10 ans que j’enseigne le son, l’installation, la sculpture, la philosophie à l’Ecole Supérieure d’Arts Plastiques de la Ville de Monaco. Adelin arrive à un moment de ma vie où je quitte la campagne pour revenir à Marseille, où on est en train de faire un film sur la géologie russe avec Nicolas Gerber. Je reviens du tournage, quand on se rencontre, un de mes étudiants est en stage dans son atelier. Adelin me propose de m’impliquer avec eux. Me relancer avec une équipe sur un projet collectif m’intéressait. Surtout qu’il y avait un aspect expérimental avec deletere. De la mise en commun de matériel et des connaissances. Et le lieu était fou et c’était assez cool d’avoir un interlocuteur à dans cette ville ! Depuis on essaie d’inventer ce que cette structure sera demain, car elle est en pleine mutation. C’est une TAZ (zone d’autonomie temporaire, ndlr).

Grégoire Lauvin en plein bricolage aux ateliers deletere © deletere
Grande conversation autour de Naoyuki Tanaka © deletere
Ecoute d’enregistrements ornithologiques sur vinyls proposée par Damien Sorrentino lors du Soundcamp de printemps au Couvent Levat © deletere

Donc deletere évolue de façon actée comme un vrai laboratoire, avec plusieurs directions et lignes inspiratrices ?

Adelin Schweitzer : Aujourd’hui on est toujours en train de chercher le contexte qui nous permettra de produire une œuvre commune. Entre le premier et le deuxième Technomancie, on est tombé d’accord sur le fait qu’au delà d’être un événement, un festival, un prétexte pour inviter des gens qui partagent nos valeurs artistiques, c’est aussi une méta-œuvre, un endroit de création collective pour la clique des six que l’on représente.

Damien Sorrentino : La vocation du laboratoire, c’est d’aider tout le monde dans la production de ses recherches, hors de l’exercice de l’exposition. On est vraiment dans un autre contexte de production…

Adelin Schweitzer : un des objectifs que l’on s’est fixé, c’est qu’on puisse, à la suite de ces différentes propositions, arriver à générer une économie qui nous permette de constituer un fond de production indépendant. Ce qui est déjà le cas, mais jusqu’à présent, c’était moi qui l’injectait. Le but étant que je me retire de ça et que l’on amène une énergie commune qui produise une économie propre de sorte que, par exemple demain Damien arrive avec une idée, s’il veut prototyper quelque chose, on aura un fond de roulement pour ça. Ce n’est pas spécialement novateur. La folie numérique (à La Villette à Paris, ndlr) fait ça, d’autres associations fonctionnent comme ça. A ceci près qu’il n’y a pas aucun travailleurs culturels chez nous. On reste des artistes avant tout.

Comment cela se passe-t-il avec Juxtapoz, au niveau gestion, administration, etc. ?

Adelin Schweitzer : L’équipe de Juxtapoz gèrent ça de manière exemplaire, il n’y a pas de faux semblants. C’est très clair que la Cité d’artistes c’est leur modèle économique. Elle ne paye pas de loyer, la ville de Marseille donne les clés, la Cité d’artistes paye les fluides. Quand elle nous loue des espaces, avec cet argent elle paye les charges de leur équipe extrêmement réduite.

Damien Sorrentino : Tout est en effet très bien géré. On est dans un quartier sensible de Marseille, et il n’y a aucun problème. On a fait nos preuves sur Technomancie l’an dernier et une relation de confiance s’est établie entre nos structures respectives.

La première édition du festival Technomancie en 2018 :

 

 

Ça c’est l’aspect gestion, qu’en est-il du côté philosophique, politique ?

Damien Sorrentino : Dans cette histoire d’économie, on a mis très vite sur le tapis la pédagogie parce que moi j’y étais et que c’était un choix aussi politique. On rêvait avec notre administratrice Clémence Doutre, qui a disparu subitement au mois de décembre dernier, de mettre en place des stratégies pédagogique de type « manuel de survie » (auto défense intellectuelle vis-à-vis du discours sur l’innovation, etc.) et des cultures digitales en général. La disparition de Clémence nous a choqué, mais on reprend les choses en main progressivement. L’équipe travaille actuellement sur une stratégie complète d’apprentissage à différents niveaux pour différents publics.

Adelin Schweitzer : Le laboratoire accueille depuis un moment des stagiaires. On s’est rendu compte que la présence d’énergie nouvelles, en recherche, crée du dynamisme. Cela nous fait beaucoup de bien. A titre personnel je vois beaucoup de proposition d’ateliers de pratiques artistiques amateurs liés au numérique qui travaillent la dimension technique, ou la dimension artistique, ou la dimension sociale, mais assez peu de projet qui réunissent ces trois dimensions dans le même atelier. Je pense que partir de la pratique des artistes, dans le champ du numérique pour le dérouler sur un atelier de pratique artistique amateur et de sensibilisation, ça nous semble une démarche plus originale que d’apprendre à réduire la fracture numérique ou à faire son site internet.

Damien Sorrentino : Maximiser l’entropie du savoir en collaborant avec différentes structures, c’est ce qui nous semble le plus juste.

Qu’est-ce que tu entends par « entropie du savoir » ?

Damien Sorrentino : L’entropie en tant que forme parfaite d’organisation. L’idée c’est d’augmenter les savoirs de chacun et de les rendre accessibles, soit par le biais d’ateliers et de rencontres, soit par le biais d’éditions et d’expositions.

Comment envisagez-vous l’avenir de deletere ?

Damien Sorrentino : par exemple en mettant en commun les dispositifs qu’on a pu développer. En lutherie expérimentale, en XR, en interface et en interaction. On est en train de réfléchir à une plateforme de partage de ces savoirs pour synthétiser tout ça…

Pina Wood (dramaturge) et Fred Sechet (interprète) en enregistrement des voix de #ALPHALOOP aux ateliers deletere © deletere

Et du côté de l’actualité proche ?

Adelin Schweitzer : En juillet on organise une soirée de soutien du festival Technomancie, avec comme principal partenaire Seconde Nature et Zinc. Avant ça il y a une résidence de Damien et de Florent Colautti sur leur projet d’Instrumentarium électromécanique. Gaëtan va présenter son projet d’acousmonium Brane Project à la loge à Ponard dans le parc naturel régional du Haut Jura. Quand à moi, je démarre la tournée #Alphaloop. Là on est dans le dernier jour de la deuxième semaine de résidence qui fait suite à mon association en diffusion avec Merryl Messaoudi de Crossed Lab. Nous venons d’obtenir une aide du CNC qui va nous permettre de finaliser ce projet.

Il y aussi le programme BigTorrent de Bipolar Production, qui ont invité #Alphaloop à s’inscrire dans leur exposition itinérante. Nous serons donc à Avignon dans la programmation « In » et à Chalon Dans La Rue, en programmation « In » également.

A la rentrée nous finalisons une résidence d’#Alphaloop, avec une tonalité un peu particulière, à Novi Sad, en Serbie, avec le collectif Serbe Karkatag (Belgrade), qui font de la machinerie, de la performance, du théâtre de protocole. J’aimerais les inviter à augmenter ce projet, à exploser #Alphaloop avec eux, pour penser un projet d’envergure pour Novi Sad quand la ville sera Capitale Européenne de la Culture en 2021.

Test #ALPHALOOP © deletere
Adelin Schweitzer lors de tests © deletere

#Alphaloop se déploie du 4 au 9 juillet 2019 dans le cadre de l’exposition BigTorrent à Avignon. #Alphaloop propose d’expérimenter la pratique singulière du techno-chamanisme. Le public est emmené par deux guides dans une aventure spirituelle, collective et théâtralisée. Équipée de casques de réalité mixte, la communauté explore prudemment les berges, une nouvelle perception du paysage se dessine (durée du spectacle : 1h). Réservation exclusivement par mail (sur l’un des créneaux suivant : 11h, 14h, 16h, 18h) avec nom, prénom et téléphone à cette adresse: a_reservation@deletere.org

#Alphaloop – Direction artistique : Adelin Schweitzer – Ecriture et interprétation : Fred Sechet et Adelin Schweitzer – Artiste visuel : NAO – Compositeur : Lucien Gaudion – Soutien technique : Gaëtan Parseihian – Dramaturgie : Pina Wood.

Le site Internet de deletere.