Makery

Des Terriens japonais sondent la synthèse «Proto-Alien»

Europe, lune glacée de Jupiter qui pourrait abriter la vie. © NASA

Réunis à la Tama Art University de Tokyo pour une journée, sept professeurs et chercheurs en arts et sciences ont partagé leurs perspectives sur la vie, de la biosémiotique aux agents extraterrestres.

De notre correspondante à Tokyo.

Qu’est-ce que la vie ? De quoi consistent un humain, une seiche, un corbeau, une iguane, une fougère, une fourmi, un microbe… en sachant que tous remontent à une même soupe primordiale ? Et si nous étions tous nés de la poussière interstellaire ? Quelles sont les autres formes de vie qui existent au-delà de la Terre ?

Deux professeurs d’universités japonaises, Akihiro Kubota (on vous avait parlé de son satellite artistique Artsat primé à Ars Electronica en 2015) et Juan M. Castro, ont invité une poignée de chercheurs en exobiologie, biochimie, biologie spéculative, biosémiotique… à discuter de ces questions ainsi que des enjeux qui les entourent. Le 7 juin 2019, dans un auditorium de la Tama Art University à l’ouest de Tokyo, une centaine d’étudiantes, étudiants et autres visiteurs venus de près et de loin sont venus écouter ces experts dans le cadre d’un colloque intitulé « Matter(s) in Motion ».

Des bouts de poussière cosmique dans la galaxie elliptique NGC 1316. © NASA, ESA, The Hubble Heritage Team

Akihiko Yamagishi, professeur à l’Université de la Pharmacie et des Sciences de la vie de Tokyo, rappelle que tous les êtres vivants sont composés principalement de polymères d’acides aminés dans du liquide, une sorte de soupe de protéines avec de l’ARN qui forment un système génétique. Or, il remarque que de tels composés organiques ont été trouvés dans les nuages moléculaires de certains comètes, astéroïdes, météorites et autres poussières cosmiques.

La mission Tanpopo menée par Yamagishi est une enquête sur l’hypothèse de la panspermie, selon laquelle la vie sur Terre aurait pour origine des germes extraterrestres. De mai 2015 à février 2018, le Japanese experiment module, installé sur la Station Spatiale Internationale qui décrit une orbite autour de la Terre toutes les 90 minutes à une hauteur de 400km, a capturé des échantillons de micrométéoroïdes (météroïdes de moins d’un gramme). L’objectif de la mission Tanpopo est d’estimer la densité des microorganismes qui se trouvent à cette altitude et de déterminer la résilience des microbes terriens exposés dans l’espace. Certains d’entre eux, dit-il, peuvent survivre près de la surface de Mars.

Le Japanese experiment module photographié depuis la navette spatiale Endeavour en 2011. © NASA

Le chimiste Taro Toyota, professeur associé à l’Université de Tokyo, porte un t-shirt jaune vif sur lequel est écrit en japonais « vie cellulaire artificielle ». Il s’intéresse particulièrement aux lipides présentes dans la soupe primordiale de la vie. Lui et ses collègues sont en train de faire des expériences avec de l’huile dans de l’eau, en observant la transformation et le mouvement autopropulsé des micro-objets mous ainsi créés. Selon lui, ces modèles artificiels de cellules chimiques sont reconnus comme des structures prébiotiques plausibles à partir desquelles la vie sur Terre aurait pu émerger.

Yasuhito Sekine, professeur à l’Institut de Technologie de Tokyo, retrouve la poésie dans les corps célestes, qu’ils soient rocheux, gazeux ou glacés. Inspiré de la citation de l’exobiologiste américain Carl Sagan dans les années 1970 « les affirmations extraordinaires exigent des preuves extraordinaires », il poursuit sa recherche de formes de vie extraordinaires depuis les débuts de l’exploration spatiale par les humains (soit seulement depuis ces dernières décennies) : sur Mars, où l’on a trouvé des matières organiques dans le sédiment des anciens lacs ; sur Europe, la lune de Jupiter où l’on a confirmé la présence d’eau souterraine, mais surtout de sel qui donnerait la teinte rouge aux striures de sa surface glacée ; sur Encelade, la lune de Saturne, où l’eau de l’océan souterraine jaillit comme un geyser pénétrant la surface glacée ; sur Titan, la lune géante de Saturne dont l’épaisse atmosphère de gaz contient des lacs de méthane liquide qui pourrait éventuellement abriter une forme de vie.

Près du pôle sud d’Encelade, des jets d’eau glacée jaillissent des fissures. © NASA/JPL/SSI
L’atmosphère gazeuse de Titan vue derrière les anneaux de Saturne et sa lune plus petite, Épiméthée. © NASA

Pour avoir la vie, dit Sekine, il faut trois choses : un liquide, de l’énergie et des composés organiques. Selon ces critères, la zone habitable de notre système solaire comprendrait déjà une vingtaine de corps célestes. Et n’oublions pas que dans l’univers il existe des milliards d’autres galaxies au-delà de la Voie lactée…

Bio art et carbophilie

Pour donner un peu de contexte artistique, culturelle et imaginaire à toute cette recherche scientifique, Ingeborg Reichie, professeure à l’Université des Arts Appliqués de Vienne, présente une petite histoire de la biologie spéculative à travers des œuvres artistiques iconiques, en insistant sur les rapports entre les arts et les sciences médicales : des sculptures « vivantes » créées à partir du tissu cellulaire humain du pathologiste allemand Rudolf Virchow au 19ème siècle aux dernières expériences en bio-hacking de Mary Maggic (dont on vous a parlé du Open Source Estrogen en 2016). Plus qu’une vision esthétique, dit Reichie, le bio art propose une réflexion sur le contexte changeant des possibilités d’existence de la vie.

Jens Hauser, chercheur à l’Université de Copenhague, note une transition progressive dans la vie artificielle, depuis une tendance qu’il appelle « carbophobe » (e.g. la robotique, l’intelligence artificielle, Leonel Moura : « Le but c’est de générer la vie comme expression artistique (non pas la vie telle quelle mais plutôt la vie telle qu’elle pourrait être) ») vers une tendance « carbophile » (e.g. la biologie synthétique, le wetware, Eduardo Kac : « Le bio art utilise les propriétés de la vie et ses matériaux, modifie les organismes au sein de leur propre espèce, ou invente des formes de vie avec de nouvelles caractéristiques »).

Le Grand Prismatic Spring au Parc national de Yellowstone aux Etats-Unis, où la vapeur sort de l’eau bleue chaude et stérile entourée d’archées de couleur orange vif. © Yellowstone National Park

« Si “la vie” en tant que concept est avant tout un motif transposable à travers différents media, dit Hauser, il faut s’intéresser aux écologies extrêmes de la vie marine, aux phytoplanctons et aux bactéries extrêmophiles, ainsi qu’à l’exobiologie, cela afin de scruter les capacités techniques innées des microorganismes, lorsque la “nature” elle-même fait de l’ingénierie et synthétise. » De plus, selon le biosémioticien, le bio art s’intéresse plus récemment à l’épistémologie : « Au-delà de la manipulation des bio-briques (dans la biologie synthétique), ces arts enquêtent et traitent des notions telles que les origines de la vie, la recherche microbienne et proto-cellulaire. »

Et on a beau vivre dans l’ère dit Anthropocène, une vision anthropocentrique limite nos recherches comme notre imagination. « L’art wetware questionne de manière critique et créative la mentalité anthropocentrique qui règne dans le monde de l’ingénierie de vie artificielle en milieu liquide et sur la responsabilité qui s’ensuit. Les pratiques artistiques utilisant les biotechnologies ont pour but de faire connaître l’invisibilité du microscopique et l’incompréhensibilité du macroscopique. Elles contestent philosophiquement et politiquement l’échelle humaine comme point de référence cruciale. »

Proto-Alien

Et si on arrivait à synthétiser d’autres formes de vie extraterrestres sur Terre ? Car si la vie n’existait pas, il faudrait sans doute l’inventer.

Juan M. Castro, professeur associé à l’Institut des Arts Médias et Sciences Avancés, présente le projet Proto-Alien, qu’il mène en collaboration avec les professeurs Sekine et Kubota. Leur but, aussi bien scientifique qu’artistique, est de créer des proto-cellules à la limite du vivant en utilisant des matériaux non-terrestres et de les cultiver dans des liquides autres que l’eau. En particulier, ils comptent observer la capacité des proto-cellules à s’auto-assembler, leur tendances morphogénétiques et le comportement dynamique de ces assemblages non-terrestres.

« Notre but, explique Castro, est d’utiliser la matière extraterrestre pour faire pousser des agents mous, actifs et intelligents : des “autres” autonomes qui se développent et évitent l’équilibre dans des environnements extraterrestres. Une nouvelle forme d’agentivité alien, jusqu’ici inconnue par les humains. »

Akihiro Kubota, professeur à la Tama Art University de Tokyo. © Cherise Fong

Akihiro Kubota reprend les discussions autour de la vie en soulignant l’importance d’éliminer nos préjugés humains en explorant les possibilités où la recherche scientifique peut recouper l’imaginaire artistique (ce que la science-fiction spéculative fait depuis des lustres…). Même sur la Terre, rappelle-t-il, il existe des biosphères cachées (shadow biospheres) dans les profondeurs de l’océan et de la croûte terrestre, en citant le livre de David Toomey Weird Life qui décrit plusieurs formes de vie sur (et sous) Terre qui sont radicalement différentes de la nôtre.

En parlant justement des types trophiques extrêmophiles, la microbiologiste Karen Lloyd (malheureusement absente du colloque), de l’Université de Tennessee aux Etats-Unis, a donné deux conférences Ted passionnantes en 2018 et 2019 sur des bactéries sous-marines et souterraines qui vivent sans lumière ni oxygène, qui respirent, mangent, excrètent les minéraux… et qui refusent de pousser en laboratoire.

Pourquoi ? Parce que ces microorganismes subsistent sur environ 1 zeptowatt (10 à la puissance -21 watts) d’énergie, contrairement à la centaine de watts que nécessite un être humain, ce qui veut dire que leur métabolisme se mesure en milliers sinon en millions d’années, autrement dit, d’une lenteur imperceptible à l’échelle de temps humaine. Microbiologie, géologie ou exobiologie ? L’ADN des microbes les plus obscurs montre que nous sommes tous issus de la même soupe primordiale…

Le site du colloque « Matter(s) in Motion »