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Burning Man 2019: Répétition radicale pour un avenir incertain

Orb, poussière, vélos, personnes et toilettes mobiles à Burning Man 2018. © Caroline Brun

Cette année, la Black Rock City, ville éphémère et radicalement auto-suffisante dans le désert du Nevada, fera face à un nouveau défi : l’intervention sourde et autoritaire du gouvernement américain.

« Imaginez que vous vous retrouvez sur une plaine désertique, un espace tellement vaste que seule votre initiative peut en faire un lieu. Imaginez qu’elle est balayée par des vents redoutables et des températures caniculaires, que seulement par vos efforts vous vous sentirez chez-vous. Imaginez que vous êtes entouré(e) par des milliers d’autres personnes, qu’ensemble vous formez une ville, et qu’à l’intérieur de cette ville foisonnante rien n’est à vendre. »

Ainsi parlait Larry Harvey, le fondateur de Burning Man décédé au printemps dernier, artiste, activiste et auteur des fameux 10 Principes qui servent à définir l’esprit de la communauté de Black Rock jusqu’à ce jour.

« Love and Unity » de Michael Benisty, entouré des membres du camp à thème FAFA en 2018. © Jane Hu

Depuis 28 ans, la Black Rock City éphémère est un microcosme de ce qui est possible lorsqu’un tas d’humains créatifs s’engagent à survivre ensemble au milieu de nulle part, et cela seulement pour une semaine. De manière générale, la méthode Burning Man est un succès. Pour le meilleur ou pour le pire, la ville a radicalement inclus un nombre croissant de newbies, de familles nucléaires, de millionnaires de la Silicon Valley, de fashionistas et de célébrités de la jetset dans des camps de luxe.

Et la population de la ville (dont un pourcentage élevé de trentenaires éduqués venant de Californie) a augmenté de manière exponentielle : de 4000 en 1995 à 35 000 en 2005 à 70 000 depuis 2013, en plus de plusieurs milliers d’employés et de bénévoles… tous réunis dans un lieu insolite le temps d’une semaine pour partager et faire ensemble. D’une certaine façon, Burning Man est le plus original, sinon le plus extrême « feral lab » de notre planète.

Bring Your Own Burn

Massimo Priviero a fait sa première et seule expérience de Burning Man en 2012, à 30 ans, lorsqu’il était étudiant en sculpture à San Francisco. Il y avait fait connaissance des joailliers Macchiarini qui préparaient chaque année pour la Black Rock City leur œuvre Dragon Smelter. Il se trouvait que cette année-là, ils avaient un billet en plus pour quelqu’un qui saurait faire fonctionner un fourneau. Massimo était déjà en train d’étudier le travail du bronze dans une fonderie. Il a passé les deux mois suivants à préparer ses neuf jours dans le désert.

« J’étais tellement excité en arrivant que j’ai passé les trois premiers jours sans dormir », dit-il. Il se rappelle la poussière, les bottes, la crème solaire, le petit four à gaz, les sacs de couchage, la tente, les vents violents et l’indispensable bidon d’eau. Une tempête de sable où l’on voyait à peine à trois mètres devant soi. Se réveiller au petit matin tout recouvert d’un voile blanc de poussière. Marcher au bout de la playa (la plaine desséchée de l’ancien lac Lahontan où a lieu la manifestation) et regarder le lever de soleil avec sa copine. Porter un maillot de bain pendant la journée, un manteau de fourrure la nuit. Des pierres qui craquent le jour et rétrécissent le soir.

“C’est toute la beauté de Burning Man : en arrivant vous laissez tout tomber, il n’y a rien. Pour certains ça peut être effrayant, pour d’autres inspirant, rassurant, ça dépend. Moi j’ai trouvé ça très chouette. En ville on est entouré de béton en permanence, puis tu te retrouves là-bas et tu vois carrément le soleil se coucher à l’horizon. »

La sculpture « Dragon Smelter » de Daniel Macchiarini derrière l’équipe (Massimo avec ses lunettes sur le front) à Burning Man en 2012. © Macchiarini Creative Design

« Travailler sur le dragon, c’était sympa aussi », dit-il. Recouvert d’écailles en acier recyclé, la sculpture de 7m de hauteur qui crachait le feu abritait dans son ventre un fourneau qui fondait des canettes d’aluminium vides récupérées sur place. Massimo était chargé de verser le métal liquide dans un moule afin de créer des feuilles dans lesquelles ils imprimaient des pièces de monnaie commémorant le thème de l’année : Fertilité 2.0.

« J’aimais le concept de tout laisser tomber, puis de ne laisser aucune trace, continue Massimo. J’aimais la pratique du don désintéressé, les camps, les équipes, les familles qui faisaient ensemble, l’énergie positive qui circulait et faire connaissance avec les autres. D’une certaine façon la manifestation est censé te faire réfléchir à combien tu as de la chance, au peu qu’il te faut pour être heureux, aussi j’aimais moins le fait de voir des gens arriver en grosse caravane, des camps “clés en main”, des costumes tape-à-l’œil, des choses qui n’ont pas leur place ici, cela gâche un peu l’expérience. »

La « commodification » ou la pénétration des lois du marché—sous forme de séjours tout confort vendus à des dizaines de milliers de dollars, ou de tournages de mode avec connexion Internet, par exemple—est un problème croissant dans la Black Rock City. Cependant, l’association à but non lucratif de Burning Man s’efforce effectivement de corriger ces dérapages.

La Black Rock City de Burning Man vue d’avion en 2012. © Steve Juverson CC-BY 2.0

FAFA Mama

Berta Hodges, dit « Mama Bear », 58 ans, s’est rendue à Burning Man pour la première fois en 2011, depuis sa maison de Sonoma en Californie jusqu’au désert de Black Rock. C’est son fils aîné, avec ses deux copains français, qui avaient décidé d’emmener « les mamans » à Burning Man. Depuis, elle y retourne chaque année, avec son mari et leurs fils.

Cela fait maintenant huit ans que Berta co-organise le camp à thème FAFA (Fucking Awesome French and Americans) qui comprend 4 auvents pour voitures, 35 vélos et 130 mètres carrés d’abri, ainsi que 49 membres provenant des Etats-Unis, France, Maroc, Espagne, Allemagne, Grande-Bretagne et Canada. « Nous sommes tout simplement très accueillants, explique Berta. C’est une qualité que je considère très française, très européenne, plus qu’américaine : venez, nous avons une terrasse, prenez un verre de vin, mettez-vous à l’ombre, venez passer un moment avec nous. »

Berta Hodges devant le camp FAFA le mardi de Tutu Tuesday. © FAFA

Parmi les « interactivités » offertes par le camp FAFA au cours des années précédentes : des leçons de pole dancing, une soirée de disco années ’70, fabriquer des masques en plâtre, un labyrinthe illuminé, un drone méduse, la cérémonie du thé marocaine, le muay-thaï avec hula à la sauce allemande, un mini spa de masques « escargot » à la coréenne, le Pony Expresso, un jouet télécommandé et modifié pour vous offrir un petit noir en plein désert… et « show your pecker (or your peaches) for a pickle » (flash ton cul pour un cornichon).

Mamoun Ghallab, dit « Zbilo », est membre de FAFA depuis 2017 et l’expert en zero-déchets fondateur de Zero Zbel au Maroc. Il y a deux ans, il a fait une présentation expliquant comment chaque individu peut effectivement réduire ses déchets—même dans un pays comme le Maroc, qui ne dispose d’aucune infrastructure officielle de recyclage. Pour l’édition 2019, Mamoun dirigera les efforts « leave no trace » du camp FAFA.

Bagarre à Black Rock

Cette année, au bout de 28 ans de tentatives et de tâtonnements à apprendre et à peaufiner la création d’une communauté respectueuse et d’une infrastructure sûre à l’intérieur de la Black Rock City, Burning Man se heurte à une menace extérieure. Celle-ci vient du Bureau of Land Management (BLM), l’agence fédérale des Etats-Unis qui gère les terres publiques, y compris le désert de Black Rock au Nevada.

Lorsque l’association a fait la demande pour renouveler son bail des 1458 hectares de la playa pentagonale, le BLM a riposté avec un Environmental Impact Statement (EIS) préliminaire qui recommande des mandats qui « changeraient de manière fondamentale l’intégrité opérationnelle et le tissu culturel de la Black Rock City, ce qui signifierait la fin de la manifestation telle qu’on la connaît », selon le Burning Man Project.

La terrasse toujours accueillante du camp FAFA. © FAFA

Parmi les atténuations de l’impact environnemental de la ville éphémère recommandées par le EIS : remplacer sa clôture de 14,5km avec une barrière physique, installer et maintenir des poubelles, imposer des fouilles par un tiers de tous les véhicules et personnes à l’entrée, surveiller l’utilisation de substances illicites, recouvrir les lumières, réduire la poussière (!), « rétablir les contours de la playa »…

Vagues, sans considération ou tout simplement inutiles, étant donné le fait que Burning Man a systématiquement démontré sa capacité de traiter ces problèmes de manière plus ou moins efficace et indépendante, les recommandations de l’EIS ignorent les efforts inlassables du Département des travaux publics (DPW) de la Black Rock City : un ensemble dédié de plusieurs centaines d’individus qui travaillent dans le désert quatre mois de l’année à planifier, surveiller, construire et déconstruire l’infrastructure de base de la ville (installer la clôture qui délimite le périmètre de la ville, construire le réseau électrique, l’aéroport, les auvents, arroser les routes avec de l’eau, gérer les services de carburant, les eaux potable et grise, les toilettes mobiles… et même les vélos publiques).

En plus, souligne Burning Man, la mise en place de barrières, de poubelles et de fouilles en particulier entraînerait une augmentation significative d’émissions en CO2 par le transport et la logistique, sans parler du temps perdu et des coûts prohibitifs aux burners et à l’association, qui coopère déjà avec les BLM Rangers qui patrouillent la playa.

Funky the Psychedelephant, la voiture d’art de FAFA. © FAFA

Ignorants ou méprisants, les auteurs de l’EIS évoquent un risque d’agitation civile… Dans l’esprit de l’expression de soi radicale, et parce que le retour des citoyens fait également partie du processus légal, l’association de Burning Man a invité tous les burners à contribuer de leurs commentaires à l’EIS préliminaire jusqu’au 29 avril 2019.

Berta et son mari étaient parmi plusieurs burners à relever le défi d’enrichir la réponse soigneusement recherchée de l’association. « Burning Man s’y prend de manière très professionnelle, dit-elle. Le gouvernement s’y prend comme avec beaucoup d’autres choses en ce moment dû à l’administration actuelle. Chaque année, le ministère de l’intérieur essaie de nous mettre des bâtons dans les roues. Plusieurs des allégations—pollution lumineuse, pollution par la poussière—sont ridicules. La plupart d’entre elles ne repose sur aucun fait. Burning Man a déjà atténué beaucoup de ces problèmes, allant plus loin de ce qui est recommandé par d’autres agences. Si vous considérez ce qui se passerait dans une ville normale de 100 000 habitants sur une durée de 7 jours, ce serait pire. »

0,002% de déchets

Sans doute le plus célèbre et le plus répliqué des 10 Principes de Burning Man est le Leave No Trace. Si le concept même de déchet peut être considéré comme un mythe, le débarras de toute matière incongrue ou MOOP (Matter Out Of Place) est pris très au sérieux, surtout par l’équipe dédiée du Département des travaux publics. La MOOP peut prendre la forme de mégots de cigarettes, de pailles en plastique, d’eaux grises, de morceaux de bois (le plus commun)…

Evidemment, il y a toujours quelques mauvais burners qui apportent des feux d’artifices illégaux et ne ramassent pas leurs cendres, qui jettent leur sacs de poubelle par la fenêtre au bord de la route, ou qui tout simplement bâclent le nettoyage et le ramassage de leur propre camp. Et l’association de Burning Man n’hésite pas à désinviter de tels récidivistes.

La carte des MOOP, créée chaque année par l’équipe Playa Restoration du DPW—environ 125 bénévoles et travailleurs qui restent sur la playa 15 jours après la fin de la manifestation pour achever de balayer la playa avec de râteaux à dents fines—identifie très précisément où (et chez quels camps) le progrès de l’équipe de Resto a été facile, moyen ou difficile.

La carte des MOOP 2018. © Burning Man Project

Car chaque année depuis 1999, le BLM impose une inspection post-événement de la playa, qui exige que les MOOP n’excèdent pas 1 pied carré par acre, autrement dit pas plus de 0,002% de MOOP sur les 1458 hectares de la Black Rock City. Et chaque année depuis que cette inspection ultra rigoureuse a lieu, Burning Man la passe avec succès. Ceci, grâce à la participation active de tous les burners, dans l’esprit de l’auto-suffisance radicale et de la responsabilité civique. Imaginez une vraie Fab City en construction, puis déconstruite.

Dominic Tinio, dit « D.A. », le Playa Restoration Manager de Burning Man depuis 2005, écrit : « Notre principe de Leaving No Trace n’est que le début, un petit pas vers un avenir durable. Parce que Burning Man n’est pas un lieu. Burning Man est une culture, et nous sommes présents dans le monde entier. »

Soleil intérieur

Nathan Altman est connu sous le surnom de « Mary Poppins ». Il est ainsi surnommé parce qu’en 2015 il était bénévole pour aider à construire une petite partie d’une œuvre artistique, sans aucune expérience de Burning Man, et a fini par diriger la construction du Temple. L’année suivante, on l’a invité à revenir à la Black Rock City en tant que responsable de la construction et des services publics. Il y est retourné chaque année depuis.

Après avoir conçu et dirigé la construction du Man avec Larry Harvey en 2017, été candidat au Sénat américain et participé à Burning Man en tant que bénévole en 2018, cette année Nathan envisage d’apporter une nouvelle œuvre artistique à la playa, sur une échelle monumentale : The Inner Sun.

Illustration du projet « The Inner Sun ». © The Inner Sun

« Depuis quelques années j’essaie de trouver des moyens de propager cet esprit au-delà d’une seule manifestation dans le désert, dit Nathan. L’association a fait de même en créant des réseaux régionaux et des groupes. L’essentiel, c’est que Burning Man inspire les gens à donner le meilleur d’eux-mêmes, à essayer des choses, expérimenter, penser différemment. On a besoin de plus de ça dans le monde. »

Brains on fire

Comme la majorité des burners viennent de la Californie, où des incendies fatals et destructeurs sont devenus de plus en plus fréquents, contribuant notamment à des niveaux inédits de pollution locale, il serait peut-être temps de reconsidérer aussi les impacts à la fois artistiques et environnementaux des feux joyeux de Black Rock.

Chez elle à Sonoma, Berta se rappelle : « L’année dernière avec mon deuxième fils on se disait qu’on a une relation différente avec le feu maintenant. Notre maison n’a pas brûlé, mais nous avons dû évacuer. Nous habitons une région où des incendies catastrophiques ont eu lieu il y a deux ans. Honnêtement je suis un peu déchirée au sujet des feux de joie, mais c’est un rituel très païen. A travers les âges les humains ont dansé autour du feu, mais pour nous c’est devenu plus un symbole de destruction.”

FAFA sur la playa. © FAFA

Ce qui nous ramène au thème de Burning Man 2019—Métamorphoses : « Le thème de cette année est une célébration du changement, et une exploration de l’incertitude. Ainsi, il invite une considération du temps : non pas sa nature circulaire, ni son rituel associé, sinon dans ce cas la fuite implacable de la flèche du temps, et une étreinte de l’insaisissable moment présent. La mémoire est frivole, et l’avenir est incertain. »

En savoir plus sur Burning Man.

Lire aussi sur Makery : Burning Man: au commencement étaient les makers (2016).