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Erich Berger: «Field Notes explore les espaces des possibles en Laponie»

Erich Berger, avec Leena Valkeapää au moteur, sur le lac Geadgejärvi près de Kilpisjärvi © Erich Berger

Dix ans déjà que la Bioart Society explore le territoire subarctique depuis la station biologique de Kilpisjärvi. Erich Berger présente le programme Field Notes à l’occasion d’un nouvel appel à participation pour septembre 2019.

Erich Berger est le directeur de la Bioart Society, basée à Helsinki, en Finlande. Il s’est entretenu avec Hannah Star Rogers qui participait à Field Notes 2018: Ecology of Senses sur les origines du programme à la frontière Finlande-Norvège-Suède et l’importance d’offrir un laboratoire de terrain à des artistes.

Hannah Star Rogers est actuellement chercheuse invitée à l’Université d’Edimbourg. Elle étudie les intersections de l’art et de la science, en particulier les critiques de la science dans l’art contemporain.

La station biologique de Kilpisjärvi © Bioart Society

Hannah Rogers: La Bioart Society a été fondée à la station biologique de Kilpisjärvi, un lieu incroyable situé dans l’extrême nord de la Finlande. Elle abrite des recherches scientifiques en cours, mais aussi des projets artistiques remarquables. Je me demande si vous pourriez parler un peu de la manière dont le programme a été conçu à ses débuts.

Erich Berger: La Bioart Society a été fondée là-bas en 2008 et nous entretenons donc, depuis le début, une relation très forte avec la station biologique de Kilpisjärvi. La station a tout de suite soutenu l’idée d’être un site de travail transdisciplinaire. À l’époque, aucun d’entre nous n’était particulièrement expérimenté dans le domaine, mais la dynamique était enthousiaste. Le groupe était très diversifié, il rassemblait des artistes du numérique et des nouveaux médias, comme des artistes environnementaux, des peintres, des photographes, etc. En Finlande, il est très courant de créer une association à partir d’un groupe de personnes partageant des intérêts communs, c’est ce qui a fondé la Bioart Society.

Nous avons réellement commencé à travailler à la station biologique de Kilpisjärvi en 2009 au moment d’un projet où nous représentions un nœud parmi vingt autres sur la planète pour examiner des sujets relatifs à la condition humaine. Ce programme était initié par Ars Electronica et notre sujet était le changement climatique. Nous avons travaillé pendant deux mois sur place et avons produit une conférence et une série d’œuvres d’art. Cela nous a montré le potentiel de la station biologique et le caractère unique du territoire environnant. Ensuite, nous avons lancé un programme de résidence nommé Ars Bioartica, puis des ateliers de travaux spécifiques au lieu, qui ont été étendus pour devenir Field Notes.

Le groupe « Surfing the semiosphere » en 2018 © Bioart Society

Pouvez-vous expliquer un peu plus ce qu’est Field Notes ?

Certains parlent d’atelier ou de résidence, mais pour moi, c’est un laboratoire de terrain. Un groupe d’une quarantaine de praticiens issus de divers domaines professionnels des arts, des sciences et d’autres disciplines se réunit pendant une semaine à la station biologique de Kilpisjärvi pour travailler dans différents sous-groupes sur un thème commun. Les travaux de ces groupes peuvent prendre différentes formes, mais sont essentiellement situés sur le terrain – le paysage environnant – et utilisent cet environnement comme un site de recherche et d’essai, comme un catalyseur pour approfondir les différentes questions posées. Les groupes sont encouragés à ne rien produire de spécifique. Permettre cette liberté est l’un des points forts de Field Notes et peut être perçue comme facilitant les espaces des possibles, créant un espace autour d’une question, mais non limité par une méthode particulière pour y répondre.

Le thème de Field Notes pour 2018 était « Écologie des sens ». Pourriez-vous disséquer pour nous ce que ce thème est censé étudier ?

Il vient du programme Hybrid Matters que nous avons mené pendant deux ans, qui consistait en un laboratoire de terrain, un symposium, une exposition et d’autres activités du même nom, au cours desquels nous examinions l’écologie hybride, la convergence de notre environnement avec la technologie, et essentiellement, la transformation intentionnelle ou non intentionnelle de notre planète à travers l’activité humaine. Dans une écologie hybride, vous avez tous ces différents acteurs : les acteurs biologiques, tels que les humains, les autres animaux et les plantes, mais aussi les acteurs technologiques, tels que les algorithmes, les logiciels, les infrastructures technologiques, etc. À travers Ecology of Senses, nous avons voulu explorer le rôle de la détection dans cette convergence : la façon dont nous donnons un sens au monde, la manière dont les mondes sont créés à travers nos sens et le changement de la perception de soi qui en découle.

La notion selon laquelle les humains ont considérablement élargi leur sensorium par la technologie est au cœur de ce thème. Le spectre est large : nous y trouvons nos propres sens de notre corps humain, mais aussi ceux des animaux, ainsi que les biocapteurs et capteurs électroniques. Nous pouvons déjà entrevoir une planète informatique entièrement quantifiée avec les premières implémentations de suivis en réseau depuis l’orbite de nuées d’oiseaux et de bancs de poissons ou de forêts entièrement câblées. L’enthousiasme général suscité par les possibilités de détection technologique grâce à leur production fiable d’objectivité nous a amenés à donner moins de valeur aux sens ou phénomènes humains et animaux et aux indicateurs environnementaux qui nous entourent, considérés comme subjectifs. Ecology of Senses voulait explorer cette lacune et s’engager dans les paysages intérieurs et extérieurs, créer des expériences sur le terrain, trouver et établir des sites d’essai, et mettre en place des observatoires et des fouilles. Nous avons fait cela en établissant cinq groupes différents d’environ six experts, chacun animé par un praticien invité.

« Reciprocal sensing » en 2018 © Bioart Society

Ce qui rend l’organisation unique, c’est que les personnes souhaitant travailler en art et science viennent à la station pour ne pas utiliser le laboratoire, mais pour être sur le terrain. Est-ce parce que ce sont des personnes qui développent un type de travail bioart qui ne vient pas vraiment du laboratoire, ou est-ce seulement un aspect ?

Le travail de laboratoire peut être fait n’importe où. C’est même sa spécificité : créer un environnement de travail qui puisse être reproduit par d’autres tant que les conditions sont les mêmes. Pour cela, il n’y a pas besoin d’aller à Kilpisjärvi. Le travail sur le terrain, en revanche, est spécifique au site, il ne peut pas être reproduit ailleurs. Notre travail sur le terrain à Kilpisjärvi découle du fait que la station biologique nous soutient et que son environnement et son écologie subarctiques sont uniques en Europe. Depuis le début, nous travaillons sur un spectre très large. Traditionnellement, le bioart était une pratique de laboratoire, ce que nous faisons également, mais nous avons souhaité étendre la question dans l’idée de mettre à jour l’art environnemental traditionnel, dans l’idée d’explorer ce que peut être l’art environnemental dans les conditions (bio) technologiques contemporaines. Il y a plus à ce sujet dans notre premier livre Field Notes: From Landscape to Laboratory.

Ce que j’observe, c’est que la question du langage est très importante pour ce groupe. Dans le groupe, on évite le mot « nature ». Pourriez-vous en parler ?

Nous voulions partir d’un langage pour lequel il est clair que rien, sur cette planète, n’échappe à cette convergence que j’ai mentionnée auparavant. Le concept de nature donne l’illusion qu’il existe une séparation entre nos activités et notre environnement et élude le fait que nous sommes en train de détruire les fondements même de notre existence sur cette planète. Hybrid Matters illustre ce point de vue. Avec ce programme nous voulions éviter de nous rabattre sur des binarités du type « naturel / artificiel ». La nature est en soi un concept très romantique qui, dans notre pensée quotidienne, n’inclut pas forcément l’humain. On la distancie comme un endroit où aller pour se détendre, être seul ou ressentir le sublime.

Pouvez-vous parler des relations avec la station biologique qui rendent Field Notes possible ?

Le directeur de la station, Antero Järvinen, fait partie de la Bioart Society depuis le tout début. Il est très généreux et a continuellement encouragé notre travail sans s’y mêler. Il prendra bientôt sa retraite et nous espérons que le nouveau directeur continuera à soutenir notre travail.

« Reciprocal sensing » en 2018 © Bioart Society

Alors, à quoi ressemble l’avenir pour Field Notes ?

Le sujet pour 2019 sera « The Heavens », [les cieux, ndlr]. Il y a environ un an et demi, la scientifique britannique Melissa Grant a été invitée à participer à l’un de nos événements. Elle m’a ensuite parlé de son projet passionnant avec HAB (High Altitude Bioprospecting, bioprospection de haute altitude), un groupe de scientifiques et d’artistes qui étudient des micro-organismes vivant dans des conditions de froid extrême. Nous nous sommes rendus compte que nous avions travaillé ou travaillions avec un certain nombre d’artistes dont le centre d’intérêt est situé au-dessus du sol. Lors des précédents laboratoires sur le terrain, nous sommes restés concentrés sur les sols autour de Kilpisjärvi avec leur histoire naturelle et humaine. Si nous montions dans le ciel avec des drones ou des hélicoptères, c’était seulement pour regarder en bas. Avec « Field Notes – The Heavens », nous allons nous intéresser au ciel et expérimenter pour voir comment le cadre subarctique unique de Kilpisjärvi peut nous aider à en savoir plus sur ce qui peut se passer au-dessus du sol : le vivant, les phénomènes particuliers, la politique, les ambitions et désirs dont certains sont totalement enthousiasmants et d’autres extrêmement discutables.

Vous rejoignez le réseau Feral Labs, pouvez-vous nous dire ce que c’est ?

Avec le réseau Feral Labs, nous nous associons à des organisations artistiques aux vues similaires, avec lesquelles nous travaillions auparavant, comme nos amis et collègues du réseau, dont le leader Projekt Atol, Ljudmila, Makery ou Catch, mais également de nouveaux partenaires comme Radiona ou Schmiede. Avec ce réseau, nous mettons en place une série de réunions ressemblant à des laboratoires avec l’idée de favoriser les échanges paneuropéens de praticiens transdisciplinaires. Laboratoire dans ce contexte signifie que ces rassemblements ont une orientation thématique mais sont conçus pour un résultat ouvert. De nombreux laboratoires sont également situés dans des zones rurales et à l’écart des voies principales et offrent un cadre unique dont le programme tire parti – c’est pour cette raison que le réseau s’appelle Feral Labs (laboratoires sauvages). Le réseau est financé par le programme Europe Créative de l’Union Européenne et nous sommes ravis que cela nous permette de travailler ensemble.

Les surfers de la sémiosphere en 2018 © Bioart Society

Qui sont les hôtes de « Field Notes – The Heavens » et quels sont leurs thèmes de groupe ?

Pour travailler sur ce thème plutôt massif, nous avons choisi un groupe d’artistes et de scientifiques extraordinaires qui animeront les cinq groupes que nous réunirons au moyen de l’appel ouvert qui vient d’être publié.

La biochimiste Melissa Grant et le spécialiste de l’automatisation de laboratoire Oliver de Peyer animeront le groupe HAB susmentionné afin d’étudier la relation entre les écologies des sols et celles situées en haute altitude. Certaines recherches suggèrent qu’il y a des microbes au-dessus de nous qui essaiment dans les flocons de neige et la pluie des nuages, jouant ainsi un rôle essentiel pour la vie au sol.

L’artiste Andy Gracie avec son groupe Space-Earth-Space explorera les liens et les échanges conceptuels et tangibles entre l’Espace et la Terre. Entre autres questions, ce groupe cherchera par exemple à déterminer les types de matériaux échangés entre l’Espace et la Terre et à concevoir des méthodes permettant de suivre, d’enregistrer ou de visualiser ces matériaux et les processus d’échange.

Le groupe Air de l’artiste Hanna Husberg et de la spécialiste de l’environnement Agata Marzecova affirme que « connaître l’atmosphère » est subordonné à des appareils techno-scientifiques, des épistémologies et des infrastructures du « complexe militaro-industriel » qui ne peuvent être considérés comme séparés des histoires et de la politique du capitalisme et de la pensée scientifique. Ils étudieront les pratiques politiques et esthétiques permettant d’appréhender et de ressentir l’atmosphère.

Marja Helander, artiste d’origine sami, dont le pays, Sápmi, est notre hôte dans notre laboratoire de terrain à Kilpisjärvi, héberge le groupe Strange Weather. Le groupe prendra les événements aériens anthropiques et les transformations globales telles que les pluies acides, la catastrophe de Tchernobyl ou le changement climatique sur le territoire sápmi comme point de départ pour approfondir les questions de décolonisation, de justice sociale et environnementale et d’anthropocène.

Enfin, comme à chaque édition de Field Notes, nous gérons le groupe Second Order, animé cette fois par Ewen Chardronnet (rédacteur en chef de Makery, ndlr). Ce groupe aura un modèle de travail différent du reste. Il sera composé de philosophes, théoriciens, chercheurs indépendants et autres praticiens compétents. Leur travail sera double : d’une part, ils effectueront des recherches sur les autres groupes et, d’autre part, ils agiront en tant qu’agents discursifs introduisant des perspectives critiques afin de dépasser les frontières, les méthodes et les pratiques de la recherche traditionnelle. Je suis déjà très curieux des réponses à l’appel et espère que nous pourrons emmener un groupe riche et diversifié de praticiens à Kilpisjärvi.

La page et l’appel à participation de « Field Notes – The Heavens ».