Makery

Le collectif Planète Laboratoire explore les nouveaux récits de la résilience

Maja Smrekar, "Survival Kit for the Anthropocene" (2015) © Maja Smrekar

Le collectif Planète Laboratoire est engagé dans une réflexion sur la théorie des systèmes, la résilience collective et les imaginaires de la régénération. Il développe ses hypothèses de recherche pour Makery.

Chronique, collectif Planète Laboratoire

Depuis 3 ans, le collectif d’art et de recherche Planète Laboratoire, poursuit une recherche autour des objets et des modes de pensée associés à l’Anthropocène. Les hypothèses abordées dans ce texte portent sur les modes d’instauration du réel par la pensée systémique qui forme, pour ainsi dire, l’infrastructure intellectuelle de l’Anthropocène. Elles portent simultanément sur certains concepts qui sont devenus des chevilles ouvrières de la pensée systémique à l’époque de la radicalisation des crises écologiques, économiques, sociales : la résilience et la régénération. Elle porte enfin sur le collectif lui-même en tant que forme et matrice d’une gestion résiliente, dont l’exercice met en œuvre des capacités régénératrices.

L’Anthropocène et les modes d’instauration du réel par la pensée systémique

L’Anthropocène est définie comme l’ère géologique pendant laquelle, du fait de la croissance exponentielle des consommations d’énergies fossiles accompagnant la révolution industrielle, l’humanité est devenue une force géologique et climatique majeure, dans des proportions telles qu’elle bouleverse de façon irréversible les équilibres climatiques et écosystémiques à une échelle inédite depuis des millions d’années, entraînant des ruptures économiques et sociales majeures dans un avenir proche : déclin du système énergétique basé sur les combustibles fossiles qui forme l’infrastructure énergétique de la mondialisation, perturbation des grands cycles géochimiques (carbone, phosphore, soufre, azote), déplétion des ressources, extinction des espèces, acidification des océans, épuisement des sols, raréfaction de la disponibilité en eau douce.

Qualifiée ainsi, l’Anthropocène est affaire de système. Et c’est d’un point de vue systémique que les éventuelles corrections ou réductions d’impact peuvent s’effectuer.

Dans une approche systémique de la Terre, la localité est inconsistante : elle est subordonnée au global qui donne son sens et son orientation à l’ensemble des localités. Le slogan du développement durable – « agir local, penser global » – ne constitue plus une réponse adéquate à la catastrophe : une réduction des externalités locales est inutile si en parallèle le cumul global des externalités est hors de contrôle. La « solution » consiste alors à renforcer la cohérence et la mise en œuvre d’une vision d’ingénieur. Cela débouche sur différentes manières de modéliser la Terre ou des milieux qui, au final, sont interdépendants. En quoi, alors, la localité rurale est-elle encore un objet capable de répondre aux enjeux de l’Anthropocène ?

Armin Linke, Montagne avec antennes, Kitakyushu, Japon, 2006 © Armin Linke

Dennis Meadows, systémicien et co-auteur du rapport Halte à la croissance (1972), déclare cependant qu’aujourd’hui, il est désormais trop tard pour que les sociétés thermo-industrielles instaurent un développement durable et en appelle à la construction dans l’urgence de micro-systèmes résilients, pour se préparer aux chocs à venir. Ce faisant, il met en question la capacité d’une approche macro-systémique à résoudre les problèmes posés par les sociétés thermo-industrielles. Mais que cela soit dans une approche macro- ou micro-systémique, dans les deux cas, c’est la vision systémique qui fournit la vision d’ensemble. Cette vision forme, pour ainsi dire, l’infrastructure intellectuelle de l’Anthropocène. Les limites de cette approche sont pourtant bien identifiées.

C’est à cette double perspective systémique de la Terre et de la localité que la réflexion s’attache ici. Si l’approche naturaliste a l’avantage de décrire, en simplifiant, les grands cycles géochimiques, qui s’appliquent à tous, ou le métabolisme de micro-systèmes résilients, elle n’est pas en mesure de saisir les dynamiques sociales, économiques, culturelles qui y sont indémêlablement liées. Tout se passe comme si la solution résidait dans un surcroît de rationalité ingénieriale ou scientifique. Le monde social, dans une perspective systémique y est pourtant présenté de façon trop simplifiée, objectivée et quantifiée, régi par un ensemble de lois causales, et donc susceptible de s’interfacer et de se coordonner avec les sciences naturelles par des flux d’entrée et de sortie. En quoi la réalité culturelle et sociale située met-elle en question la clarté et la simplification de l’approche systémique ? En quoi ouvre-t-elle à d’autres manières de faire, d’agir et de penser dans l’Anthropocène ? En quoi fabrique-t-elle une autre vision du présent, pour lequel le terme même d’Anthropocène apparaît comme inadéquat ?

Ce sont ces questions auxquelles s’attache la Planète Laboratoire depuis quelques années. Dans un premier temps, la recherche collective a porté sur la planète usine et sur la planète laboratoire, sur l’expérimentation échelle 1:1 et notamment sur la géo-ingénierie. Le dernier numéro a porté sur ce que le collectif a appelé la possibilité d’un « Capitalisme alien », pour signifier cette force d’arrachement aux conditions qui avaient été considérées jusqu’ici comme naturelles. Différents objets nouveaux – biologiques, économiques, spatiaux, idéologiques,… – objets radicalement « a-terrestres » voire « extra-terrestres » sont apparus au cours du développement du capitalisme technoscientifique mettant en question l’évidence de l’attachement à la Terre, la géochtonie des Terriens ou d’une partie significative d’entre eux.

La perspective macro-systémique, en sortant de la vision immersive pour produire une vision synthétique de la Terre recoupe ici l’invention de l’image zénithale de la « planète bleue » photographiée dans l’après guerre, en même temps que se déployait la théorie des systèmes. Cette conquête du ciel, de la vision synthétique, semble avoir abrogé la vision vue du sol, de ceux qui pratiquent la Terre en tant qu’organismes sensibles.

À ce niveau se déploie une approche systémique souvent incrémentale et qui ne prétend pas être scalable, mais qui met en œuvre des pratiques locales ou situées de régénération, adaptées aux variations et à l’imbrication de composantes hétérogènes, à la fois sensibles, biologiques, sociales, écosystémiques, industrielles, commerciales, culturelles.

La « planète bleue », une des premières photos de la Terre prise il y a cinquante ans par l’astronaute Bill Anders de la mission Apollo 8 le 24 décembre 1968. Domaine public.

Imaginaires de la régénération

Le concept de résilience a beaucoup de significations et d’utilisations dans différents domaines. Il renvoie à la capacité de se rétablir après un choc, que ce choc soit économique, social, écosystémique, organique. Il renvoie aussi à la capacité d’absorber un choc ou de s’adapter à lui. De fait, ce concept fait partie de l’outillage de la pensée systémique qui cherche à modéliser des changements brusques.

La régénération est l’étape suivante : ce n’est pas seulement la capacité à se remettre d’un choc mais la capacité de restaurer l’état initial d’une condition écologique ou sociale détruite. Il se distingue du développement durable en ne visant pas l’équilibre, un théorique impact zéro, mais la « réparation » de la biosphère.

Au PIF Camp 2018 en Slovénie © Hannah Perner Wilson

C’est en ce point précis que des attitudes radicalement différentes émergent. Car la réparation semble d’abord renvoyer à une géoingénierie, à une capacité de réformer une planète comprise à la fois comme un système et une machine. Cette vision de la Terre comme système réparable se traduit dans d’autres champs : l’urbanisme (regenerative urbanism), l’alimentation (regenerative food), l’agriculture. Il s’agit à chaque fois, de restaurer un état initial détruit ou de lui substituer un état équivalent. Personne ne croit cependant qu’il soit possible de « réparer » les dommages de l’Anthropocène, et qu’on puisse revenir à l’Holocène. Il n’existe d’ailleurs pas de méthode qui permette de restaurer les habitats primaires dégradés. Seuls les écosystèmes hybrides, où les changements sont réversibles, peuvent être restaurés.

Il en va cependant autrement pour les organismes : le corps est constamment en train de se régénérer et chacune de ses 100 milliards de cellules est progressivement remplacée. Le cœur est régénéré tous les 20 ans. Chaque os du corps est régénéré tous les dix ans. Les ongles se régénèrent tous les 6 à 10 mois. Le foie se régénère tous les cinq mois. Les cellules sanguines se régénèrent tous les quatre mois. La peau se régénère toutes les 4 semaines. Ces capacités régénératrices du métabolisme sont étudiés activement dans différentes disciplines, en particulier via la recherche sur la régénération des tissus en biologie marine.

Mais le concept de régénération s’étend au-delà de son usage descriptif. La philosophe Donna Haraway use du terme comme levier de démantèlement de la logique reproductive du complexe militaro-industriel. On trouve ici un point de tension entre la logique reproductive de la gestion systémique des espaces telle qu’elle est mise en oeuvre dans l’agriculture de précision (optimisation de l’exploitation des grandes surfaces agricoles par l’usage de drones et de satellites) et la logique régénérative de la gestion collective et citoyenne du territoire qui ne modélise pas (logique reproductive) mais qui rétablit des fonctions à la façon de la salamandre qui, après la perte d’un membre, fait repousser des structures en se jumelant à d’autres productions topographiques sur le site de la blessure. Le jardin dans une zone en crise, comme le membre qui repousse, peut être monstrueux, pollué. Il s’ajuste aux tensions locales et aux contraintes institutionnels.

Le lab dans « Nausicaä et la vallée du vent » de Hayao Miyazaki (capture d’écran) © DR

Résilience collective et résilience par le collectif

Quels modes de resymbolisation, quels imaginaires, aujourd’hui, dans la croissance de la précarité, de la vulnérabilité et de l’impuissance qui forme l’ambiance actuelle de l’Anthropocène ? La perspective adoptée consiste ici à répondre à l’extrême par la régénération et par la formation d’une culture du collectif.

À la différence de l’énoncé prophétique, la culture du collectif et son extension, la culture du commun, n’a pas les traits du récit tragique, cette vision synoptique d’un monde incertain, confus et obscur – le monde de l’Anthropocène – objectivé de façon d’autant plus radical qu’il devient plus étranger. Concrète, située, cette culture du commun expérimente l’art de faire de ce monde incertain et dangereux, un monde habitable. Un art de faire de ce monde, un monde socialement mais aussi écologiquement, culturellement, techniquement habitable. Cet art collectif qui est aussi un art du collectif, n’est pas un monopole des artistes mais se produit de façon diffuse dans le champ scientifique, social, agricole, culturel, technique.

Dans une approche systémique, l’art du collectif renvoie d’abord à ce que Meadows appelle les micro-systèmes résilients, ces systèmes qu’il faut créer dans l‘urgence pour faire face aux chocs à venir : c’est ce qui s’expérimente par exemple dans les jardins ouvriers qui se sont multipliés dans les interstices de villes manquant de gouvernance claire et de vision d’avenir. L’autre face du collectif met en œuvre des voies d’action dans les infrastructures systémiques, que cela soit dans l’investigation sur les singularités culturelles et sociales ou, de façon assez différente, dans la réappropriation des dispositifs de détection de l’état des écosystèmes par une gestion collective et citoyenne du territoire (comme avec les capteurs citoyens).

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