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Forensic Architecture: art, architecture et crimes de guerre

«Rafah, Black Friday», une carte des tirs sur la ville de la bande de Gaza, du 1er au 4 août 2014. © Elsa Ferreira

Le prestigieux Turner Prize couronnera-t-il en décembre des data-architectes? Présélectionnée, l’agence Forensic Architecture exposait ce printemps à Londres ses investigations sur les crimes de guerre et les violences d’Etat. Rencontre.

Londres, de notre correspondante

C’est une exposition puissante. Au fil des salles, le spectateur défile dans les récits minutieusement détaillés de crimes de guerre, violations des droits de l’homme et torture.

Du 7 mars au 13 mai 2018, l’agence Forensic Architecture, basée à Goldsmiths University, à Londres, présentait à l’Institute of Contemporary Art de Londres Counter Investigations, une rétrospective de ses enquêtes les plus marquantes. Des reconstitutions de violences et crimes gouvernementaux menés sur leurs citoyens et présentés dans des modélisations 3D, datavisualisation de l’information qui a valu à l’agence une nomination pour le Turner Prize. Le prestigieux prix d’art britannique sera décerné en décembre, parmi quatre artistes.

Enquête politique

« La première chose que l’on regarde est si la nature de l’enquête est politique, explique Stefan Laxness, architecte et chercheur français à propos de la méthode Forensic Architecture, dont il est le coordinateur de projets. C’est important parce que nous travaillons principalement sur les violences d’Etat, plutôt que sur les violences criminelles. Les violences criminelles, ce sont les Etats qui enquêtent. »

Au fil des investigations, Forensic Architecture nous plonge dans les geôles syriennes de Saydnaya, près de Damas – une enquête en association avec Amnesty International pour laquelle les survivants racontent dans des témoignages glaçants l’architecture de leurs prisons, ses bruits et les tortures qu’ils ont subies. L’agence reconstitue minute par minute le cas Ayotzinapa, cette tragique nuit où 43 étudiants mexicains ont disparu, 6 personnes ont été tuées et 40 blessées dans une attaque apparemment menée par la police locale en collusion avec le crime organisé. Ou enquête sur le meurtre de deux adolescents palestiniens par un policier israélien, pour le compte de l’organisation non gouvernementale Defense for Children International (DCI) Palestine. La pièce maîtresse, The Murder of Halit Yozgat, est une frise de plusieurs mètres qui retrace une série de meurtres dans la communauté turque en Allemagne et son contexte politique. Les autorités attribuent ces meurtres aux gangs turcs mais, comme aidera à le démontrer l’enquête de Forensic Architecture, ils sont en réalité le fait du groupe néonazi NSU. En vidéo, une reconstitution de la scène où Halit Yozgat, 21 ans, est tué dans un cybercafé, en présence d’un agent des renseignements allemand.

«The Murder of Halit Yozgat», une frise qui retrace l’implication des néonazis de la NSU. © Elsa Ferreira

La pièce a été commissionnée par Unraveling the NSU, une alliance d’activistes antiracistes, mais aussi par des institutions artistiques, l’Institute of Contemporary Art de Londres et le HKW, centre d’art contemporain à Berlin. Ce curieux mélange des genres est l’ADN de Forensic Architecture. L’équipe est composée d’architectes, d’artistes, d’universitaires, de réalisateurs, d’archéologues, de journalistes d’investigation… Son réseau s’étend bien au-delà de Londres et de Goldsmiths, explique Stefan Laxness, du Moyen-Orient à l’Asie en passant par l’Amérique.

Une nomination à risques

En avril, l’agence a été présélectionnée pour le Turner Prize. De quoi poser un peu plus la question : en quoi le travail de Forensic Architecture est-il de l’art ? « La question pour nous est plutôt “comment peut-on utiliser la plateforme et le forum que sont les espaces et galeries d’art pour diffuser notre travail”, répond Stefan Laxness. Le rôle de l’art est de passer des messages, questionner le monde et les idées préconçues. A cet égard, cela fonctionne d’amener ces enquêtes dans des espaces artistiques et provoquer la discussion pour un public plus large. » Forensic Architecture a plusieurs canaux de diffusion, ajoute Laxness, dont leur site Internet et les cours de justice où ils présentent leurs enquêtes. Les galeries ne sont qu’un « forum alternatif ».

La nomination au Turner Prize ne s’est pourtant pas passée sans heurts. Eyal Weizman, fondateur de l’agence, déclarait peu de temps après l’annonce : « C’est doux-amer. Plus amer que doux. » Le critique et auteur Phineas Harper, directeur du think tank Architecture Foundation, soulignait quant à lui dans le magazine spécialisé Dezeen que ce prix risquait de faire « d’un travail d’enquête sensible un divertissement frivole et insensible ». « Notre nomination a certainement apporté des débats intéressants, à l’extérieur mais aussi au sein de notre bureau, sur l’équilibre entre des travaux plus artistiques et nos enquêtes », tranche Stefan Laxness.

Reconstruire l’information

Forensic Architecture interroge les frontières de l’art mais aussi la conception de l’architecture. Dans leurs travaux, la matière première de leurs constructions est l’information. Des données visuelles, comme des vidéos, des photographies ou des images satellites pour observer l’élimination de la végétation, des enregistrements sonores ou plus récemment des données extraites de textes comme des rapports ou autres documents officiels. L’équipe utilise aussi de nombreux témoignages pour recréer les espaces où se sont déroulés les traumatismes, puis les montrent aux personnes qui ont fourni ces témoignages pour en générer de nouveaux. Une méthodologie notamment utilisée pour l’enquête sur les prisons de de Saydnaya, en Syrie.

Analyse et comparaison des nuages d’explosions à Rafah dans la bande de Gaza (capture écran) © Forensic Architecture

« L’idée est que la plupart des conflits se déroulent généralement dans un environnement construit, urbain, fait de routes, d’infrastructures, de réseaux de communication. Nous reconstruisons cet espace auquel nous n’avons généralement pas accès. » Le cadre théorique dépasse la pratique habituelle de l’architecture, mais Forensic Architecture utilise des techniques bien connues de la profession. La modélisation 3D entre autres, mais aussi le « paramétricisme », une technique de design et de construction qui s’appuie sur les données pour générer des formes. C’est ainsi que l’équipe a analysé les nuages causés par les bombardements de Rafah dans la bande de Gaza en août 2014 pour déterminer la puissance des bombes. « Une fois toutes ces informations collectées dans un modèle architectural, celui-ci devient une interface pour lire les informations mais aussi pour organiser les relations entre les objets, les gens et l’environnement qui les entoure », explique Laxness. Les artistes-architectes peuvent ainsi tester leurs hypothèses et scénarios afin de parvenir à une conclusion.

Les contre-enquêtes de Forensic Architecture sont une forme de réponse à la surveillance exercée par l’Etat et ont souvent recours à la sousveillance – en l’occurrence l’enregistrement des événements par les personnes impliquées. Mais « toujours d’un point de vue d’infériorité », précise Sefan Laxness. « En tant qu’agence ou citoyen, nous n’aurons jamais accès à la même quantité d’informations qu’un Etat. »

Modélisation du nuage d’explosion à Rafah. © Elsa Ferreira

Embarcation à la dérive, minute par minute

La dernière pièce de l’exposition est sans doute la plus bouleversante – la loi de la proximité sans doute, puisqu’elle dit les violences de nos politiques nationales et européennes. Avec le projet sœur Forensic Oceanography, lancé en 2011 par Lorenzo Pezzani et Charles Heller, l’équipe de Forensic Architecture répond à la crise migratoire et au nombre de décès dans la mer Méditerranée – plus de 3.100 en 2017. Leur enquête The Left-to-Die Boat documente heure par heure la dérive d’une embarcation avec 72 migrants à bord et l’inscrit dans un contexte politique plus large de révolution tunisienne, guerre civile en Libye et opération militaire internationale. Pour suivre le bateau, Forensic Architecture utilise les capteurs AIS (système automatique d’identification des navires) qui donnent le positionnement, la vitesse et l’identification des larges bateaux ou bien des radars à synthèse d’ouverture, qui émettent des signaux radar par satellite. Pendant quatorze jours, l’embarcation dérive dans « l’une des zones maritimes les plus surveillées du monde ». Certains bateaux s’approchent, observent, mais ne viennent jamais au secours des passagers. Le bateau finira par s’échouer sur les côtes libyennes, à quelques kilomètres de là où il était parti. Sur les 72 personnes parties, 63 sont mortes.

«Liquid Traces», réal. Charles Heller et Lorenzo Pezzani, 2014 (en anglais):

Peut-être aurait-il fallu prévenir le visiteur qu’il lui fallait avoir le cœur bien accroché – après tout, l’époque est au trigger warning. Alors que l’émotion et l’idéologie régissent un fil d’actualité obèse, le face-à-face avec les faits est pourtant salutaire. « Nous enquêtons sur un incident au moment où il se produit. Mais il intervient dans un contexte politique plus vaste. En reliant les deux échelles, nous rendons compte de sa complexité pour en simplifier la compréhension. » Et ça va droit aux tripes.

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