Makery

«C’est officiel: j’ai une œuvre d’art dans l’espace»

Un lancement de fusée SpaceX Falcon 9. © SpaceX

L’artiste mexicain Nahum a envoyé ce 29 juin une œuvre interactive à bord d’une fusée sur la Station spatiale internationale. Pour proposer au public d’interagir en temps réel depuis la Terre avec une charge utile en orbite. Entretien.

L’artiste mexicain Nahum travaille sur les relations entre magie, poésie et technologie, joue du thérémine, réalise des performances d’hypnose et a fait du spatial un de ses sujets de prédilection. En 2011, il lançait l’institut Kosmica, qui organise un festival à Mexico et des rendez-vous partout dans le monde. A l’International Space University de Strasbourg, il a imaginé une œuvre artistique pour tester un nouveau système de communication en temps réel et de manipulation depuis la Terre des expériences scientifiques à bord de la Station spatiale internationale (ISS). The Contour of Presence, embarquée par la mission CRS-15 de SpaceX, a été lancée avec succès le 29 juin depuis Cap Canaveral en Floride. Nahum a accordé à Makery, qui l’avait reçu à la Gaîté lyrique en mars, l’exclusivité de son premier entretien sur le projet.

Comment envisagez-vous votre pratique dans le domaine spatial?

Je suis un artiste et j’aime d’ailleurs dire simplement “artiste”, plutôt que performer ou artiste multimédia, parce que l’objectif principal de mon travail est la création poétique – peu importe le médium. Même si j’ai réalisé des projets technologiquement et scientifiquement très exigeants, il m’a toujours semblé que le résultat final n’était pas la science ou la technologie, mais simplement l’art, peu importe que cela soit une performance, une vidéo ou un événement. Ce qui m’intéresse, c’est de mettre l’accent sur la signification d’un travail plutôt que sur le médium utilisé. Dans les projets d’art-science, l’accent est souvent mis sur la méthode plutôt que sur les intentions du travail.

Nahum jouant du thérémine. © Danja Burchard CC BY-SA 4.0

Prenez La Gravedad de los Asuntos, un projet en gravité zéro où j’ai invité un groupe d’artistes mexicains à travailler ensemble sur une série d’œuvres dans le cadre d’une mission en microgravité à la Cité des étoiles en Russie en 2015. Dès le début, j’ai compris que le sujet sous-jacent n’était pas le fait qu’il s’agisse d’une mission spatiale. Au départ, je voulais même avoir une exposition où les gens ne sauraient même pas où tous ces travaux avaient été réalisés ou comment tout cela s’était passé. Je voulais voir une série d’œuvres traiter de notre relation culturelle, physique et émotionnelle avec une force qui a façonné notre corps, notre langage, qui a créé l’horizon et que nous défions dans les rêves.

Présentation de «La Gravedad de los Asuntos» (en anglais):

Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur le projet à bord de l’ISS, «The Contour of Presence»?

C’est une série d’événements très chanceux et improbables qui m’ont amené à le concevoir. Je peux parler de synchronicité avec un groupe fantastique de collaborateurs et d’organisations spatiales internationales qui ont travaillé très dur pendant deux ans pour y arriver. Ce projet a démarré quand l’International Space University et Space Applications Services se sont mis à réfléchir à comment tester un nouveau système qui permet l’interaction avec les charges utiles (à bord de l’ISS, ndlr). Nous avons commencé à travailler sur une œuvre d’art qui utiliserait cette technologie pour la toute première fois. Je voulais créer quelque chose d’abstrait et d’éthéré, sans référence d’échelle ou de dimensions.

J’ai décidé de créer une sorte de sculpture kaléidoscopique, avec des miroirs, des lumières et des moteurs, tous pouvant être contrôlés depuis la Terre. J’ai aimé l’idée de cadrer ce projet comme une rencontre avec cette présence éthérée pour examiner ce que signifie être ici et là-bas à la fois. C’était idéal pour une situation de performance en face-à-face, mais en même temps cela peut aussi être une installation, avec une histoire, et oui, une charge utile dans l’espace. En tant que personne, vous entrerez dans une pièce, et d’abord vous devrez l’allumer, cette entité qui circule autour de vous, autour de la Terre, et elle vous racontera une histoire, et vous posera des questions difficiles, à propos de vous. J’aime dire que ce sera un spectacle qui vous concerne, à propos de ce que cela signifie d’être vous, ici et maintenant, comment il est possible d’exister ou ne pas exister. À la fin, c’est une réflexion sur la politique de l’existence et comment l’être ici n’est pas une affaire individuelle.

Ce n’est pas la première fois que vous travaillez sur l’intimité et le spatial…

Oui, en vol en apesanteur, j’ai réalisé que mon corps n’avait aucun poids, que je perdais le sens de ma matérialité. Que je ne pouvais exister qu’en enlaçant quelqu’un d’autre. Je pouvais prendre conscience de moi-même en enlaçant un autre être humain. J’ai donc demandé à tout le monde pour La Gravedad de los Asuntos de m’étreindre et j’ai produit une œuvre d’art très émotionnelle, qui parfois tire des larmes. L’existence partagée est le message de cette expérience.

J’ai voulu que ce nouveau projet soit également intime : il y a quelque chose de beau à être enfermé seul dans une pièce avec quelque chose en orbite qui vous parle en temps réel. Le public sera également capable de prendre des décisions. Selon leurs décisions, l’histoire sera différente. Ainsi, chaque personne aura une expérience très personnelle et intime.

Comment le public va-t-il interagir avec l’œuvre?

Les personnes se verront demander de faire certaines choses, et elle réagira immédiatement. Grâce à une caméra, on pourra voir en temps réel ce qui se passe. Dans l’installation, il y aura trois écrans qui vous appelleront parfois, “regarde-moi, regarde-moi, regarde-moi”, dans une sorte de schizophrénie, et selon l’écran que vous regarderez, quelque chose de différent se produira. Il s’agit donc de composer un récit interactif, une pièce existentielle.

Vous souhaitez garder le mystère sur ce qui va se passer à l’intérieur?

Oui, c’est comme au théâtre, où j’ai travaillé cinq ans. Quand vous allez voir une pièce, vous ne voulez pas savoir ce qui se passera à la fin. Je fais de même avec ma pièce sur l’hypnose. Les gens entrent en hypnose et font un voyage vers la Lune et voient une Terre se lever. Ça, c’est le “quoi”. Mais nous savons tous qu’un spectacle commence par une image, une affiche, un article sur un site, un texte dans un programme. Et en tant qu’artiste, vous donnez un peu d’informations, mais pas toute l’histoire. Le spectacle commence déjà avec ce “quoi”, mais l’expérience ultime se passe pendant le spectacle.

«Evocations of a forgotten voyage», performance d’hypnose, Mexico, 2016:

Comment avez-vous procédé pour concevoir cette charge utile?

Ce projet est une collaboration entre l’International Space University (ISU), ICE Cubes Service de Space Applications Services et Nahum Studios au travers d’un partenariat avec l’agence spatiale européenne (ESA). La charge utile réelle a été construite à l’ISU sous la supervision de Chris Welch. Certains de leurs étudiants les plus brillants ont contribué à son développement. Nous avons développé toute la technologie à partir de zéro, en utilisant le prototypage rapide, l’impression 3D et la découpe laser. Cela a été incroyable d’avoir pu construire le premier prototype en si peu de temps. Bien sûr, ça a été plus compliqué pour la version finale. Nous avons dû passer par différents tests, vibrations, rayonnements, problèmes techniques et évaluations pour tous les éléments des composants électriques. L’œuvre lancée par SpaceX à Cap Canaveral le 29 juin devra ensuite être installée par un astronaute. L’ESA est en charge de cette partie. Et après la mission, elle sera ramenée sur Terre, ce qui est très rare. Nous espérons qu’elle séjournera six mois dans l’ISS et qu’elle pourra être présentée pendant cette période dans des musées de différents pays.

La charge utile a été conçue à l’International Space University de Strasbourg. © Nahum Studios
Les étudiants de l’ISU s’activant sur le prototype de Nahum. © Nahum Studios

L’aspect innovant de cette charge utile est donc ce lien en temps réel?

Oui, habituellement les astronautes installent la charge utile, poussent un bouton et c’est à peu près tout. Il faut ensuite attendre les résultats, qu’ils ramènent sur Terre sur une clé USB. Avec cette technologie, il sera possible d’observer en temps réel, de changer les conditions, d’ajuster les variables. C’est pourquoi c’est parfait pour la recherche. Je suis très honoré que l’une des premières charges utiles soit artistique. Avec un lien vidéo HD en temps réel via Internet dans mon cas.

Nahum entouré de ses «gardes du corps» de l’équipe Hydra-3/Pulse:

Comment réagit-on à une invitation comme celle d’envoyer une œuvre dans l’espace, dont on sait qu’elle n’arrivera qu’une fois dans sa vie?

La première question que je me suis posée a été “qu’est-ce que j’aimerais voir ?” (réponse: quelque chose d’intime) et la seconde “quel genre de travail je n’ai pas encore vu ?” (réponse : offrir une expérience personnelle). Je ne cherche pas à être original ou nouveau, je ne crois pas à la culture des “premiers”. Mais je me soucie de faire quelque chose d’enrichissant. Beaucoup de projets d’artistes ont été réalisés en apesanteur. Il était important d’ajouter un nouveau chapitre à ces projets sous un angle différent. Et je voulais le faire parce qu’il n’y avait jamais eu d’artistes latino-américains. Comme j’aimerais voir une mission africaine d’art spatial, une mission exclusivement féminine, une mission queer, des œuvres qui apportent des perspectives inattendues. Je trouve toujours ça époustouflant quand je me retrouve devant une œuvre d’art qui me touche physiquement. Quand je vis ce genre d’expériences, je me souviens pourquoi j’ai décidé de devenir artiste.

Pour connaître les dates et lieux de l’installation (sur Terre) de «The Contour of Presence» de Nahum