Makery

«Considérez-vous comme une planète»

L'absurdité du sable à Singapour sous l'œil de l'artiste explorateur Charles Lim. © Charles Lim

Derniers jours pour l’exposition «After the End of the World» au Centre de culture contemporaine de Barcelone. L’occasion de spéculer sur le changement climatique, la fin de l’humain… et notre devenir méduse.

Barcelone, envoyé spécial

Peu d’expositions donnent l’impression d’être commissionnées par un philosophe et auteur de science-fiction célèbre. C’est le cas de After the End of the World (Après la fin du monde), à voir jusqu’au 1er mai au Centre de culture contemporaine de Barcelone (CCCB). Entre deux installations immersives, des clones du philosophe Timothy Morton, connu pour son roman écofuturiste Dark Ecology, commentent, en tant que « ministre du futur » de l’exposition, l’étape finale de l’humanité à l’ère post-anthropocène (donc après que l’humain a durablement modifié, voire bousillé, l’écosystème terrestre).

Mangerons-nous des renards «After the End of the World» comme le suggère l’affiche de l’exposition réalisée par Fito Conesa? © CCCB 2017

D’ailleurs, After the End of the World (Després de la fi del món, en catalan) n’a rien d’une exposition au sens classique du terme mais propose plutôt une série d’expérimentations et de propositions spéculatives. Le spectateur est introduit dans l’espace par des « prologues » mis en scène par l’auteur de science-fiction Kim Stanley Robinson : « Considérez-vous comme une planète. 50% de l’ADN de votre corps n’est pas de l’ADN humain. Songez à ce que cela implique. Cela veut dire que vous êtes un écosystème complexe, comme une forêt ou un marécage. Vous existez comme les méduses dans l’océan : la Terre vous infuse de son va-et-vient à chaque fois que vous respirez. Alors quand vous parlez de votre planète, vous parlez de votre corps. Et souvenez-vous : une fièvre peut vous tuer. »

«Les méduses sont en train de gagner»

En parlant de méduses, la spécialiste mondiale des méduses Lisa-ann Gershwin (qui a notamment écrit Stung! On Jellyfish Blooms and the Future of the Ocean) a inspiré l’installation Win-Win du collectif berlinois Rimini Protokoll avec cette déclaration : « La situation est incroyable, inédite et complètement folle : nous voilà en compétition avec les méduses et ce sont les méduses qui sont en train de gagner. » Dans le théâtre participatif de Rimini Protokoll, les spectateurs (humains) sont placés face à un énorme aquarium rempli de méduses. Tandis que celui-ci se transforme en miroir, on leur demande qui a la meilleure chance de survie sur la planète – les méduses ou les humains. Evidemment, ce sont les méduses. Le petit truc ultime, c’est quand les spectateurs sont invités à faire un geste d’adieu : est-ce vraiment aux autres spectateurs ou à la race humaine qu’ils disent adieu ?

«Win-Win», présentation de l’installation de Rimini Protokoll à Barcelone (en anglais et espagnol):

La survie urbaine des humains est au cœur de l’installation Mitigation of Shock de Superflux, qui simule l’appartement d’un futur proche dont les habitants, soumis à des pénuries alimentaires massives, doivent fabriquer leur propre nourriture, via l’hydroponie et autres techniques diverses ainsi que via la chasse aux renards urbains et l’élevage de vers de farine… Anab Jain, cofondatrice avec Jon Ardern du collectif, explique : « Nous avons voulu faire allusion à ce brillant futur que nous prédisent les grandes sociétés de technologie. La réalité vécue sera quelque part entre les deux. »

Comment survivre en ville à l’ère post-anthropocène: l’appartement témoin «Mitigation of Shock». © Superflux

L’appartement intrigue par ses détails : des cuves bouillonnantes fluorescentes de « nourriture », ses gadgets devenus obsolètes, tel un frigo qui informe qu’il ne reste plus de lait – mais le lait a disparu –, ou encore la radio qui ne fait qu’évoquer des catastrophes climatiques dans le monde.

Le commissaire de l’exposition José Luis de Vicente fait remarquer dans le catalogue que « tout ceci a déjà eu lieu à l’ère de l’anthropocène » (comme par exemple, la montée du niveau des océans qui s’établit chaque année à plus de 3 millimètres à cause de la fonte des pôles et de l’expansion des eaux suite au réchauffement climatique) et énumère ce qui devrait être fait selon l’accord de Paris sur le climat.

La bataille du sable contre l’eau

C’est cette montée des eaux que Charles Lim superpose à la montée de la valeur des terres dans des environnements d’habitation dense comme Singapour. Dans Sea State 9 – Proclamation, l’artiste et navigateur originaire de Singapour s’intéresse aux achats et mouvements massifs de sable dans les projets d’agrandissement territorial et de lutte contre la submersion marine à Singapour. Car cet archipel d’une soixantaine d’îles en Asie du Sud-Est est le premier importateur mondial de sable. Du sable que cette cité-Etat paie au prix fort, au point que certains pays lui en ont interdit la vente – c’est la « guerre du sable ». Lim souligne l’ironie de cette bataille expansionniste et capitalistique alors que la montée des océans devrait balayer cet espace reconquis sur la mer dans les cinquante prochaines années. Des déclarations du gouvernement sont accompagnées d’impressionnantes vidéos prises par drone d’immenses barges maritimes qui « terraforment » l’espace. Sur un écran intégré à l’installation, les spectateurs sont encouragés à déposer leurs offres pour leur propre sable sur alibaba.com.

«Sea State 9 – Proclamation», Charles Lim:

Le futurologue Timothy Morton compare la condition humaine à l’attente sur des quais de trains : « Cela va désormais bien au-delà du quai pour les humains. Il y a un quai pour la biosphère. Il y a un quai pour l’ours polaire, un quai pour le microbiome bactérien. Il y a le quai du bouclier magnétique terrestre qui protège les formes de vie des rayons solaires. Il y a le quai de ce lézard qui rampe sur mon plancher. »

Partout dans l’expo, ses avatars infiltrent chaque œuvre de ses pensées provocatrices sur une bande-son au volume élevé. Certes intéressantes, mais ces interventions commentarisantes sont aussi une source de distraction pour les œuvres plus subtiles comme celle de Charles Lim. De même pour la scénographie de l’exposition, qui oblige le spectateur à circuler comme s’il était dans un musée de découverte scientifique ou un parc d’attractions.

Dans le cadre de «City Station», la rencontre de science citoyenne «Following the rhythms of nature». © CCCB 2017 Claudia PM Santibanez

L’artiste-ingénieure Natalie Jeremijenko tente d’altérer le cours de l’histoire en guérissant à sa façon la fièvre à laquelle fait référence Robinson avec son Environmental Health Clinic (la clinique de la santé de l’environnement) et la plateforme en ligne City Station, qui identifie des initiatives locales de science citoyenne. « C’est dans les villes qu’ont lieu les changements les plus importants au niveau mondial, dit l’artiste. Et vous, en tant que citoyen, en êtes responsable. L’avenir de tout ce qui vous entoure dépend de vos actions. Vous êtes tout à fait un agent du changement. Vous ne savez pas où commencer ? On vous donne les outils pour le faire. »

L’omniprésente Jeremijenko a également animé l’expo de nombre de provocations, par exemple en se proclamant « ex-Reine » de la Catalogne durant la période de la déclaration d’indépendance et en initiant un mouvement pour fermer les deux réacteurs nucléaires de la ville.

Sous les jupes des filles… la réalité de l’industrie textile mondialisée dans «Unravelled». © Unknown Fields Division

Le duo Unknown Fields Division (Kate Davies et Liam Young), connu pour ses expéditions de recherche dans des lieux emblématiques de l’ère de l’anthropocène comme Tchernobyl ou Baïkonur, présente l’ambitieuse performance Unravelled, tournée au Bangladesh. Pour montrer l’envers du décor des défilés et l’extrême mondialisation de l’industrie textile, leur film présente le lent défilé d’un mannequin de mode à travers des usines de confection, drapé dans un habit à fil d’or fabriqué sur place. Ironie de l’affaire, s’ils ont réussi à obtenir l’autorisation de filmer, c’est en affirmant qu’ils tournaient un clip de mode – ce à quoi la vidéo ressemble.

S’élever au-dessus d’un monde déserté

Enfin, Tomás Saraceno présente Aerocene, son projet au long cours pour habiter l’atmosphère, en l’occurrence un film tourné dans le désert des White Sands en 2015. Il s’agit de l’un des épisodes de son projet artistique (dont je suis le commissaire) du tout premier ballon aérosolaire zéro carbone (Makery vous en parlait ici), depuis une base de missiles restreinte (avant l’élection de Donald Trump). Le film montre aussi les images de l’équipe de Saraceno en pleine expérimentation du cerf-volant DiY « Aerocene Explorer », tournées en Super-8 à l’aube dans le désert, non loin de la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique et le site nucléaire Trinity – un lieu unique dans le paysage post-anthropocène des souvenirs américains de la guerre froide.

«After the End of the World», exposition jusqu’au 1er mai au Centre de culture contemporaine de Barcelone (CCCB)