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La Californie et les champignons qui sauveront le monde

Ce champignon accélère la décomposition de cette souche d’eucalyptus inoculée avec du mycélium (sous la toile de jute). © Cherise Fong

Les Californiens du collectif BAAM, non contents de cueillir, cultiver ou manger des champignons, croient en leur capacité de remédiation. Entre deux ateliers de pleurotes DiY, ils interviennent en forêt. On les a suivis.

Oakland, envoyée spéciale

Certains mycologues aiment se promener dans les bois et cueillir des champignons pour les cuisiner ou les faire fermenter afin de les savourer. D’autres préfèrent ramener des échantillons au laboratoire, observer l’évolution progressive du mycélium dans une boîte de Petri, en analyser l’ADN et découvrir de nouvelles espèces. D’autres encore adorent manipuler les sporophores pour se soigner, créer des couleurs, les transformer en matière brute artisanale ou sculpturale. Enfin, il y a ceux qui croient fermement au pouvoir de la mycologie pour sauver la planète. C’est le cas du collectif Bay Area Applied Mycology (BAAM) en Californie, qu’on a rencontré dans leur espace du Counter Culture Labs à Oakland, près de San Francisco, et avec qui on est parti dans les bois.

Enrique et les polypores

Enrique Sanchez, vétéran de BAAM, soulève un coin de la toile de jute qui recouvre une souche d’eucalyptus du Redwood Regional Park d’Oakland, à l’est de San Francisco. « Voyez le mycélium qui pousse sur le bois, dit-il. Voyez la différence avec les autres souches que nous n’avons pas traitées. Ici, il n’y a pas de germes qui poussent et dans un an ou deux, la bûche sera entièrement décomposée par le mycélium. »

Sous la toile de jute posée par BAAM, le mycélium décompose la souche. © Cherise Fong

Les responsables du parc avaient prévu d’abattre certains arbres dont la densité présentait un risque d’incendie et de les achever en arrosant les souches d’herbicide Garlon. Or, cet herbicide potentiellement toxique risquait d’infiltrer les réserves d’eau de communautés qui vivent en aval de la forêt. En inoculant du mycélium dans les souches d’eucalyptus, le bois se décompose plus rapidement. C’est l’un des multiples projets de mycoremédiation que BAAM les a convaincus d’adopter.

Enrique Sanchez vérifie le progrès du mycélium sur une souche d’eucalyptus. © Cherise Fong

Tous les champignons ont une relation symbiotique avec les plantes, explique Enrique. Qui détaille les trois principales sortes : les champignons parasitaires poussent sur les autres organismes en les modifiant ; les champignons mycorhiziens échangent des nutriments avec les arbres ; les champignons saprotrophes décomposent la matière des organismes, ce qui se traduit souvent en compost.

Pour décomposer les souches d’eucalyptus, BAAM a introduit le mycélium de deux polypores saprotrophes : le Trametes versicolor (polypore versicolore) mangera la lignine extérieure du bois et le Laetiporus sulphureus (polypore soufré) s’occupe de la cellulose intérieure de l’arbre.

Tous les six mois environ, des membres de BAAM retournent dans le parc pour vérifier et documenter la progression du projet. Ils ne manquent pas d’idées. Dernière en date : huiler la chaîne d’une tronçonneuse avec de l’huile infusée de mycélium.

Souches d’eucalyptus inoculées au mycélium au Redwood Regional Park. © Cherise Fong

Comme beaucoup de membres de BAAM, Enrique fait aussi partie de la Société mycologique de San Francisco (MSSF). Fondée en 1950, c’est l’une des plus larges associations d’amateurs de champignons aux Etats-Unis. Si la MSSF s’intéresse davantage à l’aspect gourmand et médicinal des champignons, le collectif BAAM, créé en novembre 2011 sous le nom Bay Area Radical Mycology, défend une mycologie DiY pour soigner la planète. Si bien qu’ils se sont rebaptisés Bay Area Applied Mycology. « Radical est un mot assez fort, dit Enrique. Plutôt qu’activistes, nous nous considérons comme des accompagnateurs de l’environnement. »

Enrique cite un autre projet phare de BAAM, lancé en collaboration avec la société municipale des eaux et des égouts en 2013 : la fabrication d’un système de filtration par le mycélium de la bactérie E.coli. Il y avait un haut risque de contamination de l’eau qui coulait près des excréments du bétail qui broutait à Orinda, en amont des réservoirs qui fournissent l’eau potable de la East Bay Area.

En plus de ces actions de mycoremédiation autour de la Bay Area, initiées notamment par Mino de Angelis – un mycologue charismatique qui compte parmi les membres fondateurs de BAAM –, le collectif participe régulièrement à des événements, donne des conférences et ateliers pour faire découvrir les champignons sous toutes leurs formes. Une de leurs activités les plus populaires consiste à mettre en sac de la paille inoculée de mycélium de façon à faire pousser chez soi des pleurotes.

Polypores sauvages au Redwood Regional Park. © Cherise Fong

BAAM, qui défend la science citoyenne mais aussi le plaisir gourmand, agit avec diplomatie quand il s’agit de militer pour conserver le droit de faire des incursions dans les bois pour ramasser des champignons. Enrique se fait un plaisir d’énumérer la quinzaine de champignons comestibles sur les quelques milliers d’espèces qui poussent en Californie : chanterelles, cèpes, bolets, pleurotes, pieds-de-mouton, vesses-de-loup, hydnes hérisson, polypores à chapeau étroit, lactaires qui sentent le sirop d’érable… Il fait remarquer en passant que le reishi (ganoderme luisant) pourrait être mélangé avec de l’aubépine pour préparer une potion anticancéreuse – ou du moins bonne pour la santé.

Ken et les psilocybes

Une des raisons qui poussent les autorités à interdire la cueillette de champignons sauvages est la nature toxique ou psychotrope, voire hallucinogène, de certaines espèces. « L’amanite tue-mouches (le fameux champignon toxique rouge et blanc des bandes dessinées, ndlr) pousse sous les conifères dans les collines d’Oakland », nous explique Ken Litchfield, autre vétéran de BAAM, dans leur atelier aux Counter Culture Labs. S’il est assez commun, il faudrait en manger beaucoup pour vraiment s’intoxiquer. Le psilocybe, ce champignon magique qu’on donne aux suicidaires ou à ceux qui souffrent de syndrome de stress post-traumatique, pousse dans les collines aussi, là où il y a des copeaux de bois. Il suffirait d’une seule prise pour changer radicalement de perspective sur la vie, selon certains chercheurs. Rien à voir cependant avec le Psilocybe cubensis, le champignon hallucinogène que certains font pousser chez eux illégalement. Ken nous raconte que celui qui pousse localement sur les copeaux de bois est un petit champignon sauvage, rond et marron avec des spores pourpres et noires, qui laissent une teinte bleue sur la tige lorsqu’on les frotte. « Mais il existe un autre champignon vénéneux qui lui ressemble et pousse au même endroit ! Il vaut mieux connaître toutes ces petites règles lorsqu’on part dans les bois cueillir des champignons pour les manger. » Aussi, à côté de leurs activités pédagogiques, les mycologues de BAAM organisent régulièrement des promenades en groupe pour trouver, identifier et cueillir ensemble les espèces locales de champignons.

L’amanite tue-mouches («Amanita muscaria»), le champignon (toxique et psychotrope) de l’imaginaire. © H. Krisp CC-BY-3.0

Chez BAAM, d’autres membres travaillent sur les capacités de certaines souches de champignons à décomposer le pétrole ou les mégots de cigarettes. En effet, de récentes recherches scientifiques révèlent que différentes espèces de mycélium sont capables de décomposer des matériaux bien au-delà de la flore. En l’occurrence tout ce qui est composé de molécules contenant des atomes de carbone et d’hydrogène (pesticides, peinture, colles, coton, pétrole, plastiques… et même le corps humain).

D’ailleurs, rappelle Ken Litchfield, « tous les polypores peuvent être transformés en papier ou en cuir pour fabriquer des vêtements ou accessoires ». Certains les font pousser au laboratoire pour créer des textiles mycéliens. Alors que nombre de bioartistes sculptent ou impriment directement le mycélium, les « mycotectes » de MycoWorks à San Francisco expérimentent le design et l’ingénierie mycéliens pour fabriquer de nouveaux matériaux souples et rigides. Objectif ? Bouleverser les industries traditionnelles.

Les productions de Mycoworks:

Croire en la capacité des champignons à sauver le monde n’est pas propre à BAAM. La Fungi Academy, un centre de formation en permaculture au Guatemala jumelé à BAAM, qui apprend à cultiver des champignons dans un esprit communautaire autour du lac Atitlán, croit également au pouvoir fongique de sauver la planète. A la faveur de leur partenariat, le groupe a notamment récupéré un bus scolaire dans la baie de San Francisco pour le transformer en mycolab mobile afin de prolonger leur réseau mycélien le long de la Californie, de l’Amérique centrale et du Sud en sensibilisant la jeune génération aux pratiques durables. « Nous nous propageons comme le mycélium, le réseau se répand », dit Enrique.

Allison au jardin des merveilles

Dans les collines au dessus de Berkeley (juste à côté d’Oakland), Allison Shiozaki, également membre de BAAM, brandit un long foulard de soie face au soleil. Sur la matière encore mouillée par l’averse, on distingue une teinte de rouille. « La couleur vient d’un mélange de deux champignons, le Pisolithus arhizus et le gymnopile remarquable, explique Allison. Ils produisent ces belles couleurs cuivrées et jaunes. J’ai utilisé la technique japonaise de teinture shibori avec un élastique et une pierre pour réaliser ce motif. »

Allison Shiozaki et son foulard de soie teinte aux champignons. © Cherise Fong

Pour préparer une teinture, explique Allison, il faut faire mijoter le champignon pendant une heure ou le laisser quelques jours au soleil dans un bocal en verre. Ensuite on peut utiliser des modificateurs de pH comme l’ammoniaque ou le vinaigre ou des mordants comme le fer pour intensifier ou décaler la couleur. Ainsi, le cuivré peut devenir marron chocolat, et les jaunes vert olive. Tout dépend du champignon !

« Les lichens produisent également des couleurs vives de pourpre, rouge ou rose, ajoute Allison. Le Letharia vulpina, un lichen à la pigmentation jaune vert assez vive, doit être fermenté dans un bain d’ammoniaque pendant au moins trois mois, mais comme il est sensible à la pollution, il n’est pas facile à trouver par ici. D’ailleurs tous les lichens poussent très, très lentement, alors il faut toujours les récolter de manière éthique. Ne jamais les enlever de leur environnement en grattant une pierre, par exemple. Il pourrait s’agir d’un lichen centenaire ! Mais s’ils sont tombés d’un arbre et qu’on les trouve par terre, ils ne vivront pas longtemps après. Donc on peut toujours ramasser des lichens abattus par le vent en toute bonne conscience. »

Echantillons de fils de laine teints à partir de champignons et de lichens. © Cherise Fong

« Les teintures aux champignons et lichens sont assez récentes dans l’histoire des teintures dites naturelles, continue Allison. Elles sont apparues dans les années 1970. Aujourd’hui, l’industrie textile est la deuxième source mondiale de pollution des eaux, car les teintures synthétiques utilisent forcément le pétrole. Même si vous portez un vêtement en coton, il est à base de pétrole. Alors autant profiter de toutes ces “couleurs vivantes” qui se trouvent déjà dans la nature ! »

Allison, qui anime chaque année à la Fungus Fair de MSSF la table Dye-it-Yourself (teintez-le vous-mêmes), a beaucoup appris d’Alissa Allen, « mycofloriste » professionnelle à l’origine du site Mycopigments, qui anime des ateliers à travers les Etats-Unis. « Ma spécialité, dit Allison, ce sont plutôt les applications low-tech des champignons de jardin. Par exemple, des ateliers pour relier des bûches ou des branches de chêne avec le mycélium pour les faire se décomposer naturellement, remplir son jardin de paillis et répartir le compost. Apprendre à faire plein de choses avec les champignons et d’autres éléments comestibles ou médicinaux à la maison, sans tout le matériel scientifique du labo. »

Ceci est une culture de bactéries pour du kéfir d’eau. © Cherise Fong

Dans son frigidaire, en guise de projets de fermentation, on trouve un Scoby (Symbiotic Culture Of Bacteria and Yeast) en devenir de kéfir à l’eau, du vinaigre de fruit de jacquier ou une bouteille de lactobacillales. Son garde-manger est une véritable herboristerie d’herbes et fleurs séchées, dont du poivre mexicain et des fleurs de citron fraîches, pour infuser le thé. Dehors, une petite ruche Warré hiverne une colonie d’abeilles.

La ruche populaire conçue par l’abbé Emile Warré. © Cherise Fong

Mais c’est le jardin qui sert d’espace pour toutes les activités publiques et collaboratives. Ces « communs » occupant 0,8 hectares sur une colline de Berkeley avec vue plongeante sur la baie et San Francisco, Allison et ses voisins les appellent « Colors Hillside Garden » (littéralement le jardin de la colline aux couleurs). De fait, une variété de couleurs y est reflétée par les mouvements du soleil. On y trouve des chanterelles qui poussent sous les chênes, des lactaires, des polypores versicolores, cinq chèvres curieuses, un étang pour grenouilles, un nichoir à hiboux et même une machine à écrire…

Les chèvres Bettina et Prince dans le jardin. © Cherise Fong

Ce jardin vital qui accueille des ateliers mycologues, des promenades pédagogiques, des teintures de lichens, un Goat Camp (camp à chèvres) et d’autres projets permaculturels, fait partie de la nouvelle souche de vie qui a émergé des cendres de l’incendie des Berkeley Hills en 1991. Tout était alors à reconstruire. Et puisque les champignons habitaient la Terre des millions d’années avant les plantes, qui elles-mêmes habitaient la Terre des millions d’années avant les humains, les champignons pourraient-ils encore nous sauver de l’extinction à l’ère de l’anthropocène ?

Vue du jardin dans les Berkeley Hills. © Cherise Fong

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