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Navi Radjou: «Faire mieux avec moins est l’essence de l’innovation frugale»

Navi Radjou défend partout dans le monde l'innovation jugaad (ici à Rio de Janeiro en 2014). © James Duncan Davidson CC BY-NC 2.0

Navi Radjou, coauteur du best-seller «L’innovation jugaad», revient aux sources de l’ingéniosité frugale. Ou comment les makerspaces en Inde vont «activer les chakras» des futurs entrepreneurs.

Navi Radjou est un électron libre que les managers de l’innovation s’arrachent. Entre deux chroniques pour la prestigieuse Harvard Business Review, ce Centralien américano-franco-indien, né en 1970 à Pondichéry, navigue d’une conférence TED à l’autre, écrit des best-sellers sur l’économie circulaire et le management agile, milite pour une société plus juste au Forum économique mondial. Partout où il passe, ce théoricien de l’innovation frugale défend les vertus inclusives du jugaad, cet art du bidouillage à l’indienne qui permet de trouver des solutions simples mais ingénieuses à des problèmes complexes. Travaillant à son prochain livre, Conscious Society: Reinventing How We Consume, Work, and Live (La société consciente : Réinventer la consommation, le travail et nos modes de vie), dont la sortie est prévue en avril 2019, il livre son point de vue sur l’écosystème de l’innovation en Inde et les raisons qui poussent le sous-continent au-devant de la scène maker mondiale.

Qu’est-ce qui fait la spécificité de l’écosystème maker en Inde?

Ce mouvement n’est pas un nouveau phénomène en Inde. Les Indiens, très familiers avec le concept de bricolage ou système D, appellent ça le jugaad, c’est-à-dire la capacité d’improviser et de trouver une solution efficace à un problème avec peu de ressources.

Je me rappelle que dans les années 1970, quand je grandissais à Pondichéry – une ancienne colonie française en Inde –, il y avait près de ma maison un centre de bricolage avec comme nom d’enseigne Système D : là-bas, il y avait des gens qui réparaient les appareils électroménagers et appareils électroniques ! Il faut savoir qu’en Inde, on ne jette rien et on essaie de réparer et réutiliser tous les objets autant que possible. Antoine Lavoisier, inventeur de la célèbre expression « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme », a dû être un Indien dans sa vie antérieure ! Dans chaque ville indienne, et presque dans chaque quartier, on peut trouver des gens qui vous aident à réparer TOUT.

«Le “jugaad”, c’est la résilience créative, ou l’esprit de débrouillardise, qui vous permet de transmuter l’adversité en opportunité et concevoir une solution frugale à tout problème avec peu de moyens.»

Aussi, l’Inde n’a jamais connu la consommation de masse des produits standardisés, même si cela est en train de changer actuellement : par conséquent, on trouve encore dans les petites villes de l’Inde des tailor shops où l’on peut se faire fabriquer ses vêtements sur mesure à moindre coût ou faire fabriquer des meubles sur mesure, au lieu de les acheter chez Ikea. L’esprit de bricolage (créer des objets uniques et personnalisés, et les réparer) qui sous-tend le mouvement des makers est très, très ancré dans la culture indienne depuis des siècles. Dans la forme et la pratique, le mouvement des makers apporte une nouveauté à l’Inde.

Le Maker’s Asylum de Mumbai, l’un des plus grands makerspaces indiens. © Carine Claude

En quoi le mouvement maker apporte-t-il de la nouveauté?

Cette originalité a trois dimensions : le digital, la communauté et l’entrepreneuriat hardware. Le digital va aider l’Inde économiquement (et écologiquement) de deux façons : avec les imprimantes 3D, l’Inde a la possibilité d’éviter d’adopter le modèle d’industrialisation à grande échelle que la Chine a épousé et qui a conduit à un désastre écologique, sans compter le traitement inhumain des ouvriers dans les usines des sous-traitants comme Foxconn qui fabrique les iPhone d’Apple. En s’appuyant sur la technologie 3D, l’Inde pourrait promouvoir un modèle industriel (manufacturing) distribué et décentralisé qui répond mieux aux besoins locaux, vu que l’Inde est un sous-continent avec une énorme diversité culturelle et économique. Le digital pourrait aussi aider l’Inde à partager, via Internet, les bonnes pratiques et idées entre les fablabs, créant ainsi un réseau d’innovation à travers le pays. La Banque mondiale estime que si l’Inde arrivait à disséminer et partager ses innovations entre ses régions, le pays verrait son PIB collectif augmenter de 2 à 3%, ce qui est énorme. Par exemple, le programme Digital Green aide les agriculteurs à travers l’Inde à partager leurs inventions.

Le sens de la communauté qui prévaut dans les makerspaces va aussi aider à accélérer le processus d’innovation en Inde, permettant aux jeunes entrepreneurs de se faire aider intellectuellement et moralement par les autres makers et d’aller rapidement d’une idée à un prototype.

Les makerspaces peuvent devenir les catalyseurs d’une nouvelle vague d’entrepreneuriat en Inde qu’on peut appeler les hardware start-ups. L’industrie informatique en Inde s’est développée grâce à son secteur logiciel. Il est temps que l’Inde s’embarque sur la voie d’une hardware innovation. Ce n’était pas possible dans les années 1990 et 2000, car les entrepreneurs alors étaient des baby-boomers ou issus de la génération X qui croyaient que « l’esprit est plus puissant que les mains » et préféraient utiliser leur cerveau pour créer de la valeur intangible (le software) et non du tangible (le hardware).

Des enfants découvrent la fabrication numérique au Maker’s Asylum. © Carine Claude

Mais les Indiens des générations Y et surtout Z cherchent une harmonie entre le corps, l’intelligence, le cœur et l’âme : pour eux, les makerspaces vont devenir un endroit privilégié pour s’exprimer créativement avec leurs mains, apprendre en faisant (learn by doing), développer des liens sociaux et contribuer à la société. Les makerspaces vont donc aider à activer les chakras des jeunes entrepreneurs indiens qui vont coconstruire la société indienne de demain qui, – j’espère ! – sera inclusive et durable.

Justement, ne craignez-vous pas un effet «bulle» autour des aspects les plus technologiques du mouvement maker?

Oui, je crains que la hype autour de l’impression 3D, c’est-à-dire la fabrication automatisée et personnalisée, nuise à l’esprit du mouvement des makers qui essaie de promouvoir le côté humain du processus d’innovation et de création de valeur. Pour moi, le mouvement des makers représente la démocratisation de l’innovation (tout citoyen-ne est potentiellement un-e MacGyver capable d’innover et de créer quelque chose en s’appuyant sur les outils et communautés disponibles dans un makerspace), l’autonomisation et la décentralisation : chaque ville, voire chaque quartier, peut produire ses produits localement, s’affranchissant ainsi d’un modèle capitaliste centralisé de mégaproduction et mégadistribution polluant et source d’aliénation.

Selon une participante du Fabrikarium, un hackathon dédié au handicap à Mumbai, l’Inde devrait miser sur l’innovation rurale, pas seulement sur l’innovation frugale. Qu’en pensez-vous?

L’innovation frugale est universelle dans sa portée et sa pratique : elle est aujourd’hui pratiquée par des gens créatifs issus de tous les milieux. Et dans des contextes bien différents : urbains et ruraux, pauvres et riches, hommes et femmes, jeunes et personnes âgées, entrepreneurs sociaux et grands groupes, etc. Je considère l’innovation rurale comme un sous-système ou plutôt comme un champ d’application de l’innovation frugale, qui, en tant que concept universel, transcende tout contexte géographique spécifique.

Ceci dit, comme je l’ai démontré dans mon premier livre L’innovation jugaad, il est certain que le milieu rural en Inde, avec ses énormes contraintes socio-économiques, est un terreau fertile et favorable pour apprendre à faire mieux avec moins qui est l’essence de l’innovation frugale. C’est le cas d’Arunachalam Muruganantham, le « roi du tampon » : Arunachalam est un vrai maker dans le sud de l’Inde, qui a inventé des tampons hygiéniques à bas coût pour des centaines de milliers de femmes dans les milieux ruraux, malgré l’ostracisme qu’il a subi dans son propre village. D’ailleurs, Bollywood vient de produire un film sur lui (Pad Man) qui connaît un grand succès commercial.

Comment vos théories sur le «jugaad» ont-elles évolué ces dernières années? Dans quelle mesure ont-elles été influencées par vos observations du mouvement maker en Inde?

L’innovation jugaad, mon premier livre publié en 2013, traite du jugaad 1.0 en étudiant les entrepreneurs sociaux dans les régions sous-développées, des makers individuels qui innovent seuls avec des technologies souvent low-tech. L’innovation frugale, mon second livre publié en 2015, traite du jugaad 2.0 en analysant le mouvement des makers dans les pays développés : au lieu d’innover tout seuls dans leur coin, les makers des générations Y et Z innovent collectivement au sein d’une communauté en s’appuyant sur des technos hi-tech comme l’impression 3D. Comme je l’ai décrit dans une récente tribune, la STEAM School incarne le jugaad 3.0, c’est-à-dire des makers issus du monde développé et des marchés émergents qui vont collaborer et cocréer des solutions frugales pour répondre aux problèmes mondiaux tels que la santé, l’eau, l’énergie, l’agriculture, l’éducation, etc.