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Thecamp sous l’œil d’un chercheur en sciences du territoire (2/3)

Prototypage en cours à la Hive, la résidence créative du campus d'innovation d'Aix-en-Provence. © thecamp

Le chercheur Raphaël Besson observe la résidence créative de thecamp à Aix-en-Provence depuis septembre 2017. Pour sa seconde chronique, il décortique la «méthode Hive».

La Hive réunit vingt jeunes créatifs venus du monde entier au sein du campus d’innovation thecamp. Sélectionnés par appel à projets, ils disposent de six mois pour prototyper en toute liberté un projet (un service, une œuvre, un objet) qui réponde aux grands défis de notre temps.

Les locaux de la Hive (au centre Eric Viennot, codirecteur). © Raphaël Besson

Ils ont pour parrain Stéphane Natkin, le directeur de l’Ecole nationale du jeu et des médias interactifs numériques (ENJMIN), et pour mentors Matali Crasset, designeuse, Clément Apap, cofondateur du site Sens Critique, Jean-Noël Portugal, PDG de l’agence Daesign, Emmanuelle Champaud, cofondatrice du service de location de voitures électriques marseillais Totem, et Bruno Samper, cofondateur de l’agence de design interactif Nedd. Une équipe dédiée de cinq personnes (Eric Viennot et Sylvia Andriantsimahavandy, Djeff Regottaz, Tiphaine Pitoiset et Marc Alcaraz) soutient les « hivers » dans la réalisation de leurs prototypes.

Prestigieux ancêtres

La Hive s’appuie sur un héritage ancien d’expériences de collaboration entre artistes, industriels, entrepreneurs et scientifiques, depuis l’école de Nancy en France au début du siècle dernier ou le Bauhaus en Allemagne dans les années 1920, en passant par Experiments in Art and Technology à New York dans les années 1960, et plus récemment le Massachusetts Institute of Technology (MIT) à Boston ou encore A10 Lab à Londres.

La Hive s’en distingue par sa recherche de collaboration et d’immersion de très longue durée dans un écosystème public-privé unique. Et en explorant de nouveaux champs artistiques et techniques, avec une sensibilité aux arts numériques et génératifs, une ouverture aux objets connectés, à la robotique, aux technologies de réalité augmentée et aux méthodes de design thinking, design fiction ou de futuring design.

L’exploration par la discussion et la collaboration. © thecamp

Diversité

Au sein de la Hive, des artistes numériques côtoient des designers graphiques, des makers, des ingénieurs du son, des codeurs, des réalisateurs, des entrepreneurs sociaux ou des managers de l’innovation.

Pape Abdoulaye Seck, du cinéma au Sénégal à la Hive à Aix. © thecamp

Pape Abdoulaye Seck, 30 ans, Sénégalais, est l’auteur de plusieurs films dont la fiction Sagar. Nanaui Amoros Silva, 29 ans, a la double nationalité espagnole et brésilienne. Elle travaille dans un makerspace au Brésil, dont l’objet est de diffuser la culture maker aux enfants, aux femmes et aux personnes handicapées. David Erhun, Américain de 24 ans, expérimente depuis plusieurs années les fablabs d’Amsterdam, de France et du Rwanda (Kigali), afin de développer ses projets électroniques, et étudier leur impact dans les pays en développement. Francesco Garbo, 28 ans, est réalisateur et artiste multimédia italien. Stéphane Garti, 21 ans, artiste numérique français, est aussi ingénieur.

Le labtrotteur américain David Erhun s’est posé six mois à la Hive. © thecamp

Cette diversité de profils, de cultures et de projets, un des socles de la méthode portée par la Hive, doit permettre l’ouverture à l’altérité et les associations inédites. Un objectif confirmé par de nombreux « hivers ». Pape Abdoulaye Seck reconnaît que « notre projet n’a été possible que par la rencontre entre un réalisateur, un développeur, un spécialiste des effets spéciaux et une illustratrice, responsable artistique du projet ».

Communauté

A cet objectif de diversité s’ajoute une recherche de proximité relationnelle entre « hivers ». Les proximités « froides » (spatiales, organisationnelles, institutionnelles) ne sauraient suffire à stimuler les imaginaires, les narrations et les idées entre des individus d’horizons si divers. Selon Eric Viennot, codirecteur, « l’immersion au sein de thecamp, les évènements et les rituels mis en place sont des outils essentiels pour faire communauté ». Pour Nanaui Amoros Silva, les « équipes se sont moins constituées en fonction des compétences objectives de chacun, que d’affinités particulières entre « hivers ». On sent à la Hive une vraie envie de partager et de transmettre ses compétences ». « Grâce aux collaborations, j’apprends beaucoup de choses qui n’ont rien à voir avec mon métier de réalisateur, dit Pape Abdoulaye Seck. Je suis immergé dans des réalités économiques et techniques nouvelles. Cela influencera sans aucun doute la manière dont je conçois mes films. »

Pour d’autres « hivers », la pratique de la communauté a aussi un coût. « L’immersion, c’est important pour se connaître, travailler ensemble, se faire confiance… mais six mois, c’est long », constate Nanaui Amoros Silva. Certains soulignent l’absence de frontière entre temps de travail et temps libre et un certain sentiment d’isolement.

Ici, la frontière entre temps libre et temps de travail est parfois floue… © thecamp

Pourtant, les « hivers » ne limitent pas leurs recherches à l’écosystème thecamp. Ils développent leurs investigations et leurs partenariats à l’échelle locale (comme avec le festival Marsatac ou chez un acousticien aixois), nationale et internationale (de la Fabricademy en passant par une psychologue de la perception italienne, des chercheurs australiens…).

Parcours initiatique

La Hive ne se conçoit pas comme « une formation, mais comme un parcours de création et d’apprentissage à l’intelligence collective », avance Djeff Regottaz, program designer de la Hive, pour qui « il s’agit d’apprendre en faisant ». Puisque « pour innover, pour changer le monde, il faut se transformer soi-même, en expérimentant et en développant sa capacité d’empathie », ajoute-t-il.

Pour concevoir leur projet, les « hivers » sont passés par huit grands sprints. Après une phase d’immersion pour « ralentir, s’inspirer, rencontrer des lieux et des acteurs du territoire et poser un regard différencié sur sa formation », de septembre à novembre 2017, ils ont vécu des phases de définition et d’idéation, au terme desquelles ils ont présenté leur POC (Proof of concept) en novembre et décembre.

Un prototype Wearkit, développé par les «hivers» Daniel Amaya et Stéphane Garti. © thecamp

Ils prototypent et testent ensuite leur création en mode « test and learn », avant de concevoir leur business model et de présenter publiquement leurs projets (« launchpad »), le 22 mars à thecamp et le 27 mars à Paris au Maif Social Club. « Avec cette méthode, on essaie de stimuler l’autonomie et la capacité d’invention des “hivers” », dit Djeff Regottaz. Et cette perspective semble séduire ces derniers : « Ici on te fait confiance, on te donne ta chance pour inventer, explique Stéphane Garti. C’est très différent de mon école d’ingénieurs où je devais apprendre par cœur et surtout ne jamais sortir du cadre scientifique ! »

Un regard disruptif sur le monde (et thecamp)

La méthode Hive doit permettre de régénérer en continu l’écosystème thecamp. Il est attendu des « hivers » qu’ils « anticipent de nouveaux usages et apportent un regard disruptif sur le monde », car c’est de là, selon Stéphane Natkin, « que jaillira la créativité ». Ainsi, la Hive est censée créer des porosités entre l’univers des codeurs, des artistes, et le monde plus traditionnel des industries innovantes.

Pour cela, les « hivers » doivent interagir avec thecamp, et ses principaux programmes, partenaires et clients (Sodexo, Thales, AccorHotels…). Ils participent aux temps d’idéation, de prototypage et de mise en scène de scénarios innovants (utopiques ou dystopiques). Les « hivers » sont plus réservés sur ces temps d’échanges et sur leur capacité à insuffler un regard critique et décalé. « On a du mal à interagir avec les grands groupes, à rentrer dans leur état d’esprit, résume Nanaui Amoros Silva. Eux voient l’innovation comme un moyen de créer de la valeur économique. Notre rôle est de les faire évoluer, en les aidant à avoir une vision plus globale des mutations. Mais l’exercice est difficile car les sessions sont courtes, et on ne se sent pas forcément légitimes. »

Essuyer les plâtres

Si la méthode Hive favorise indéniablement les créations collaboratives, il semble nécessaire de conforter le rôle et le statut des « hivers » dans l’écosystème thecamp, pour bénéficier pleinement de leurs capacités disruptives. Et puis, la première session de la Hive n’a pas réussi à éviter le piège d’une méthode trop linéaire. « On a passé beaucoup de temps sur les phases d’immersion et d’idéation. On a fait et refait des pitchs, et on a commencé à expérimenter, bidouiller et prototyper très tardivement, seulement fin décembre », raconte la résidente Florence Grosse.

Enfin du prototypage! © thecamp

Enfin, les critères de sélection des projets souffrent de contradictions entre impératifs d’originalité, de « scalabilité » et de faisabilité. Ce qui ne va pas sans générer quelques difficultés dans leur orientation. Pour Stéphane Natkin cependant, « la Hive est une méthode vivante, qui procède par essai-erreur et par prototypage. L’équipe travaille d’ailleurs déjà sur l’amélioration de la méthode pour la Hive#2 qui sera lancée fin avril 2018 ». Pour le parrain de la Hive#1, « ce qui compte, au-delà de la méthode, c’est la qualité et la créativité des projets ».

Raphaël Besson, chercheur en sciences du territoire, en résidence d’observation à thecamp

Retrouvez sa première chronique sur thecamp