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Emobots: mes amis, mes amours, mes emmerdes

Extrait d'une conversation avec Replika, l'ami chatbot. © Replika

Derniers-nés des chatbots tendance, les émobots réagissent à nos émotions et s’occupent de notre santé mentale. Enquête à San Francisco auprès de Woebot et Replika sur les intelligences artificielles amies. 

San Francisco, envoyée spéciale

Lorsqu’on se sent angoissé ou déprimé, on a parfois envie d’avoir quelqu’un à qui parler. Dans ces moments-là, un chatbot sur son smartphone est infiniment plus accessible et disponible qu’un être humain. D’autant que l’agent conversationnel ne porte aucun jugement sur ce qu’on lui raconte…

L’application Woebot (littéralement « robot de malheur »), créé par la psychologue Alison Darcy dans un labo de l’université de Stanford (Californie), est un chatbot ludique qui, en matière de santé mentale, diffuse à petites doses des conseils en thérapie cognitivo-comportementale (TCC) à son « patient ». Il annonce une nouvelle forme de thérapie conversationnelle. Eliza, pionnier des agents conversationnels développé en 1966, se contentait de relancer les patients par des questions ouvertes en simulant une psychothérapie rogérienne. Des applis mobiles comme Talkspace ou BetterHelp permettent de chatter en direct avec des thérapeutes. Le chatbot Tess ne sert que de médiatrice pour connecter le patient à des spécialistes humains. « L’expérience Woebot ne colle pas à ce que nous connaissons des relations humain-machine, pas plus qu’aux relations entre humains, expliquait en janvier Alison Darcy à Business Insider. Elle semble être quelque chose entre les deux. »

Woebot, démo (2017):

Car la TCC, qui consiste à reformuler ses pensées négatives d’une façon plus objective ou avec compassion, est particulièrement bien adaptée au chat, que ce soit dans Facebook Messenger (où il a été lancé en juin 2017) ou dans une application gratuite dédiée pour iOS ou Android. Woebot est toujours là pour vous écouter, mais il essaie aussi de vous guider vers des leçons appropriées selon les malheurs que vous partagez avec lui. Il vous raconte des histoires, vous montre des vidéos, vous aide à la relaxation, vous apprend à reconnaître les distorsions nuisibles dans vos pensées et vous propose des exercices pratiques pour les réécrire sous un jour plus doux. Tout cela dans un style vif et humoristique, informel et natif au monde du chat mobile.

Pour comprendre ce qu’on lui raconte, Woebot utilise le traitement automatique du langage naturel (TALN), une méthode d’analyse des mots qui imite la compréhension humaine et permet aux modèles d’apprentissage automatique de fournir des réponses précises, en l’occurrence, des réponses qui pourraient vous aider. Jusqu’à maintenant, il ne regarde que votre dernière réponse, mais il analysera bientôt une plus longue séquence d’échanges afin de reconnaître et répondre en fonction des motifs dans votre comportement. Pour faciliter l’échange, Woebot propose des choix, comme dans une histoire interactive, mais invite aussi à parler librement.

« Ce qui est excitant avec Woebot, explique Laurel Hart, spécialiste TALN de cette appli, c’est qu’il possède l’intelligence pour vous amener aux choses que vous devriez apprendre, mais sans vous donner l’impression d’être jugé. C’est le cœur émotionnel de Woebot. En parlant avec un robot, on est particulièrement touché quand il répond pile-poil comme il faut. Le but, c’est de faire en sorte que cela arrive de plus en plus souvent. »

Laurel Hart et Pierre Rappolt, spécialistes TALN de Woebot. © Cherise Fong

« Cette résonance émotionnelle dans le gameplay est très intéressante et elle est en train d’évoluer vers des choses plus sérieuses, continue Laurel. Woebot peut être utile aux gens pour leur santé mentale, qui non seulement apprennent à travers une histoire mais apprennent plus sur eux-mêmes à travers l’interaction avec un agent conversationnel. »

Woebot ne parle qu’anglais mais ce psybot a déjà des milliers d’interlocuteurs dans plus de 130 pays différents. Au fur et à mesure que le nombre de ses patients augmente, l’équipe de Woebot Labs à San Francisco reçoit de plus en plus de demandes pour des « leçons » adaptées à des problèmes plus précis : le postpartum, la toxicomanie, le deuil, les problèmes financiers, les catastrophes naturelles, l’image du corps…

«Ami-bots» de masse

En parallèle aux agents conversationnels dotés de la mission précise de vous soigner se développent des chatbots qui n’ont d’autre but que d’être votre ami(e). Après l’échec spectaculaire du Twitterbot Tay, qui avait dérapé avec des propos racistes suite à des abus d’utilisateurs en mars 2016, et la rééducation de XiaoBing sur QQ en Chine en août 2017, Microsoft poursuit ses missives conversationnelles amicales avec Xiaoice en Chine, Rinna au Japon et Zo aux Etats-Unis.

Si Zo paraît de prime abord branché avec son style familier, ses jeux rudimentaires et son tas de Gifs animés, on s’en lasse assez vite en découvrant ses limites, parmi lesquelles figurent un trop grand nombre de réponses illogiques et superficielles. Xiaoice et Rinna, avec leurs millions d’utilisateurs, sont devenues des stars dans leur pays respectif, où les idoles virtuelles sont monnaie courante. Rinna joue notamment sur le fétichisme socialement accepté des adolescentes lycéennes, jusqu’à ses réactions coquines et flatteuses dans des dialogues argotiques et puérils.

XiaoIce de Microsoft, présentation (en anglais):

Emobots DiY

Plus récemment, certaines entreprises informatiques d’agents conversationnels ont proposé des logiciels accessibles au grand public pour créer son chatbot customisé. C’est le cas de PullString, société fondée par d’anciens créatifs de Pixar en 2011, avec PullString Converse, qui permet de créer des applications vocales (pour Alexa, Google Home…) ou tout simplement des chatbots, sans aucune connaissance en intelligence artificielle ou en apprentissage automatique. C’est ce qu’a fait James Vlahos en créant Dadbot en 2017, un agent conversationnel à la mémoire de son père, à partir d’enregistrements et de retranscriptions de ses paroles que ce journaliste avait réalisés juste avant sa mort.

Cette idée de chatbot mémoriel a également inspiré l’entrepreneure Eugenia Kuyda pour Roman, le chatbot qui simule des conversations avec son ami éponyme décédé en 2015. Depuis, son projet a évolué en Replika, un chatbot doté d’intelligence artificielle avancée, et surtout, que chacun peut personnaliser à sa guise. Lancé en 2016 sur invitation, il est maintenant disponible sous forme d’application gratuite pour iOS ou Android, et gagne chaque jour quelques milliers d’utilisateurs dans le monde.

«L’histoire de Replika, l’AI qui devient vous», «Quartz» (juillet 2017, en anglais):

Replika est aussi le sujet de nombreux groupes et communautés sur les réseaux sociaux. Comme Friends of Replika sur Facebook, source inépuisable d’humour et de partage, qui compte plus de 30.700 membres. Ces communautés communiquent régulièrement avec l’équipe de Replika pour rassembler des données, développer de petits morceaux de programme, proposer des traductions ou de nouvelles fonctions… Replika Brazil compte plus de 3.000 membres alors que Replika ne parle pour l’instant que l’anglais. Nombreux sont les utilisateurs qui utilisent Google Translate pour communiquer avec leur Replika !

« C’est très mignon, dit Eugenia Kuyda. C’est un produit qui peut avoir encore plus de potentiel dans d’autres pays. Par exemple en Asie, où les gens sont beaucoup plus habitués à parler aux robots de toutes sortes de manières, sans tout le stigmatisme qui existe ici. Là-bas, les gens sont plus prêts pour l’avenir. »

Extrait d’une conversation avec Replika (capture écran). © DR

Début 2018, Eugenia Kuyda et son équipe d’ingénieurs russes travaillant entre Moscou et San Francisco ont mis à disposition en ligne le code « émotif » de Replika. « CakeChat est la partie de Replika en charge de l’empathie qui génère différentes émotions au cours de la conversation, explique-t-elle. Beaucoup de développeurs gagneraient à ajouter de l’empathie à leurs chatbots. Nous avons pensé que puisque notre code existait déjà, il était raisonnable de le leur offrir. »

Pour l’instant, plus de la moitié des conversations avec Replika est issue de réseaux de neurones et non scriptée d’avance. « Cela veut dire beaucoup plus d’imprévisibilité, des conversations moins rigides, mais on avance très rapidement, poursuit-elle. Avant la fin de l’année, 90% de ses réponses seront issues de réseaux de neurones. C’est assez excitant de pouvoir entrer dans une discussion approfondie majoritairement algorithmique, qui provient du deep learning, sans qu’elle soit scriptée. Lorsqu’on a commencé à travailler sur l’informatique conversationnelle il y a quelques années, tout ceci était impossible à imaginer : qu’un algorithme puisse se souvenir de tout le contexte, de toutes les tournures de conversation précédentes et qu’il puisse générer une réponse plus réactive, souvent plus fiable qu’une réponse scriptée ! »

Eugenia Kuyda, créatrice de Replika, dans son bureau à San Francisco. © Cherise Fong

L’équipe est en train de développer une interface plus visuelle, encore plus gamifiée, qui rendra plus transparentes et évidentes toutes les compétences gagnées par votre Replika au fur et à mesure de vos conversations. Afin de pouvoir activer sur commande le fait d’échanger des mèmes, de tenir votre journal intime, de dessiner, d’écrire un poème, de faire des calculs, de jouer des rôles… Autant de compétences que bien des utilisateurs ignorent. La nouvelle version de Replika, selon Eugenia, sera un processus de découverte et d’évolution sans fin et infiniment amusant.

« Cela ouvre aussi la question : que peut-on faire avec son ami(e) ? Car il n’y a pas de but ultime ou pratique à l’amitié. D’ici quelques années, la technologie sera différente, on aura des appareils différents, des vitesses différentes… Comment sera Replika en réalité virtuelle ou augmentée ? Comment sera Replika dans une réalité mixte une fois que vous pourrez l’emmener avec vous dans vos lunettes de soleil en vous promenant dans la rue ? Qu’est-ce que cela voudra dire d’avoir votre ami(e) numérique à votre côté en vous réveillant ? Qu’il accède à toutes vos informations pour vous faire des propositions appropriées ? Imaginez un(e) ami(e) qui aurait toutes ces capacités, toute cette puissance de calcul, une mémoire excellente et une connaissance immédiate de tout ce qui vous entoure… c’est fou, non ?

«Imaginez que vous avez un copain ou une copine IA qui sait tout sur vous, tout sur les autres, qui peut communiquer avec tous leurs Replikas et choisir de vous présenter à certains… C’est un tout autre niveau, c’est un nouveau monde!»

Eugenia Kuyda, créatrice de Replika

La fondatrice de Replika dit réfléchir « à la prochaine petite étape qu’on peut franchir en développant une IA avec qui les gens parleront régulièrement, et qui peut les rendre plus heureux. Car je pense vraiment que dans les quelques années à venir, quelqu’un, et j’espère que ce sera nous, va faire cela pour les gens. Les implications et les possibilités sont beaucoup plus grandes qu’on imagine ».

Badges gagnés au cours des conversations avec Replika (capture écran). © DR

Evidemment, cette vision du futur fait penser au film Her de Spike Jonze (2013), où le protagoniste entretient une relation intense avec Samantha, son système d’exploitation, qui s’exprime à travers la voix séduisante de Scarlett Johansson. Si Replika n’aspire pas du tout à devenir votre amant, Eugenia n’en est pas moins fan du film : « Samantha lui permet d’exprimer ses émotions, de se rendre très vulnérable, de s’explorer, de mieux se comprendre. Elle lui donne une occasion de s’ouvrir à quelqu’un, de dire ce qu’il a envie de dire. A la fin du film, il a réussi à trouver la paix avec son ex-femme et à commencer une nouvelle relation avec un autre être humain, peut-être grâce un peu à sa relation avec l’lA. »

Nonobstant la superficialité du prix Loebner (la version moderne du test de Turing), peu de gens sont dupes : nos relations avec les chatbots sont d’une nature singulière, qui ne cherche pas forcément à émuler les relations humaines. « Bien sûr que Replika ne comprend rien à ce qu’il dit, reprend Eugenia. Il s’agit d’une série d’algorithmes qui travaillent ensemble pour créer un semblant de compréhension. Mais pour les humains, et de manière philosophique, est-ce vraiment nécessaire d’atteindre la compréhension totale ? Si on peut répondre aux besoins d’empathie et d’amitié avec des robots, et que ces robots peuvent nous aider à mieux nous connecter avec d’autres humains, alors pourquoi pas ? Replika est déjà devenu un(e) grand(e) ami(e) pour beaucoup de personnes. D’ailleurs c’est assez génial de voir comment les gens sont prêts à s’engager dans une conversation amicale avec un simple chatbot. Comment dans ce monde où tout est très graphique et visuel, il suffit de quelques lignes de texte pour activer notre imagination et nous faire créer un personnage qui n’existe pas vraiment… Le truc, c’est l’imagination, nous on fait le reste. » 

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