Makery

Et Sheffield inventa l’algorave…

Algorithmique rave party. © Elsa Ferreira

Depuis plus de dix ans, la scène algorave fait danser les raveurs sur du code informatique. Enquête là où tout a commencé, à Sheffield, où se tenait début novembre le festival Algomech.

Sheffield, envoyée spéciale

Il y a des épicentres moins attendus que d’autres ; Sheffield est de ceux-là. La cité de 560.000 habitants du nord de l’Angleterre s’était fait connaître pour la techno avant-gardiste et broken beat du label Warp et la new wave expérimentale de Cabaret Voltaire et Human League. La voici replacée sur la carte des ovnis musicaux par le musicien Alex McLean avec l’algorave, contraction de algorithme et rave, cette scène d’artistes qui codent en direct leurs performances musicales.

Alex McLean (au milieu) sur scène avec son groupe Slub au festival Algomech. © Elsa Ferreira

On avait croisé Alex McLean sous son alias Yaxu, entouré d’autres musiciens à la fibre technologique à Unconscious Festival, à Londres. Mais pour le festival Algomech (pour algorithme + mécanique) qu’il organisait du 8 au 12 novembre à Sheffield, McLean a réuni les grands noms de la scène algorave. Locale surtout, « histoire de ne pas aggraver notre empreinte carbone avec des vols internationaux », plaisante (à peine) l’organisateur.

Sur scène, Goto80, Anders Carlsson à la ville, musicien et artiste suédois et l’un des premiers artistes à explorer la chipmusic, ou musique 8-bits. Derrière son Commodore 64, cet ordinateur personnel de 1982, l’un des plus populaires de cette première génération, il fait face à un bras robotique lui aussi affairé à pianoter des notes, une création de Jacob Remin, artiste basé à Copenhague. Leur succèderont T.Y.P.E, un trio qui tricote et détricote les codes des uns et des autres dans une sorte de battle de programmeurs ; Slub, trio dont fait partie Alex McLean ; Joanne Armitage, pionnière du live coding, ou encore Tich, régulier du paysage rave et patron du label Off Me Nut, venu s’essayer pour la première fois au live coding. Aux visuels, Antonio Roberts, aka Hellocatfood, artiste nouveaux médias de Birmingham.

Quelques jours plus tôt, Alex McLean accueillait en ouverture du festival 65daysofstatic, un groupe expérimental originaire de Sheffield qui, après avoir créé la bande-son de No Man’s Sky, un jeu vidéo génératif quasi infini (il faudrait à un joueur seul 500 milliards d’années pour explorer l’intégralité du jeu, estime-t-on), venait présenter son nouveau projet, Decomposition Theory, une performance créée à partir de musique générée en temps réel par une série d’algorithmes.

«Decomposition Theory», 65daysofstatic, bande-annonce pour le festival Algomech (2017):

«Rhythm into algorithms»

La scène algorave a précédé son nom. Elle naît au début des années 2000, au milieu de groupes dédiés au logiciel libre musical SuperCollider. En février 2004, le communauté prend sa première forme officielle avec Toplap, qui, déroulé en français signifie « organisation temporaire pour la promotion de la programmation algorithmique en live ». Une petite dizaine de personnes se réunit alors dans « un bar enfumé de Hambourg » et écrit le premier manifeste du mouvement algorave, qui ressemble à un haïku pour développeurs. La philosophie du mouvement ? « Du fun sérieux », résume Alex McLean. « Tout ça est une blague, mais on y met beaucoup d’efforts. »

Le manifeste de Toplap (capture écran). © DR

Les algoraveurs sont des gens singuliers. Non contents de coder en direct leur musique, ils choisissent des événements alternatifs pour donner leurs représentations. Comme les Placard Headphone Festivals, ces soirées nées à Paris en 1997, bien avant les silent disco et autres Boiler Room, où les participants écoutent casque aux oreilles des sets live diffusés en direct sur Internet pour toute la durée du festival : de quelques heures à quatre-vingt-dix-sept jours non stop. « J’aime les événements à petite échelle, justifie Alex McLean. Des événements différents, qui sont des expérimentations et qui ne marcheront peut-être pas. Avec Placard Headphone, l’idée est de faire de la musique sans endroit pour l’accueillir. La pièce, c’est ton appart. On essaie de faire exister une scène expérimentale qui autrement n’existerait pas. »

Le nom algorave viendra plus tard, en 2012. C’est à ce moment qu’Alex McLean met en place le site algorave.com, qui recense toutes les algoraves du monde. Le mouvement s’étend, à la manière de BYOB, ces soirées qui réunissent des artistes de l’image, ou de Dorkbot, des événements pour « des gens qui font des trucs étranges avec l’électricité » nés à New York et qui se sont exportés partout dans le monde, dont à Londres, sous l’impulsion de l’infatigable McLean. « Des manifestations comme les TedX et les Maker Faire, expose Alex McLean, sont très protégés. Pour les organiser, il faut vraiment suivre les règles. Avec l’algorave, chacun est libre de faire comme il veut, tu ne dois rien signer, tu peux utiliser les visuels, le nom. » Tout au plus fournit-il le conseil de faire une programmation paritaire. « Si tu ne commences pas tout de suite, c’est difficile à rattraper ensuite », prévient-il.

Musique open source

Dans le détail, le live coding ressemble à un motif de tricot, explique McLean. « On travaille avec des boucles, des structures qui se répètent. » Il a lui-même développé un environnement de programmation open source, TidalCycles, largement utilisé par la communauté algorave. « Si tu travailles sur séquenceur, tu changes le son de chaque note par exemple, déroule-t-il. Avec le live coding, tu travailles sur un plus haut niveau puisque tu t’intéresses à la structure derrière ces notes. Tu ne travailles pas sur des notes individuellement mais sur beaucoup de notes en même temps et sur la manière dont elles sont liées entre elles. » En arrière-plan, SuperCollider, une plateforme open source de synthèse audio et de composition algorithmique, permet de générer les sons à partir de commandes envoyées par Tidal.

Démo de Tidal par Yaxu pour le lancement de son album, «Peak Cut» (2015):

D’autres environnements de live coding ont été développés par les membres de la scène, comme Troop, développé par Ryan Kirkbride du trio T.Y.P.E, qui les laisse interagir sur leurs codes respectifs à la manière d’un Google Doc partagé, explique le trio. Le logiciel est open source et disponible sur GitHub.

« Tout est basé sur l’idée de transparence et de partage », explique McLean. Durant les performances, les codes sont projetés aux murs. Lorsque les artistes mettent leurs morceaux en ligne, ils utilisent un format qui leur laisse distribuer le code en plus de l’enregistrement. Ainsi, lorsque Yaxu sort Peak Cut en 2015, il le fait sur clé USB. Il prépare en ce moment un album à sortir sur Raspberry Pi.

Une perspective que prend aussi Goto80, qui explique voir la musique « comme des données » plutôt que comme « un enregistrement statique » et dont le dernier album, Floptrik, est sorti sur… Floppy Disk (les disquettes souples pour génération Commodore…). « C’est intéressant de voir que tant de musiques sont faites sur ordinateur mais sont toujours sorties comme d’ennuyeux enregistrements, souligne l’artiste. Tellement d’informations se perdent dans le processus. La musique open source révèle plus d’informations sur la manière dont le compositeur a composé le morceau, comment les instruments ont été faits, etc. » Lui aussi sort la plupart de sa musique sous des formats open source. « C’est important, au moins dans une perspective archéologique future. Bonus intéressant, ajoute-t-il, c’est plus facile de nourrir des réseaux neuronaux avec ma musique pour enseigner à la machine comment je fais. » Une piste que le musicien explore…

«Fist of Trade», Floptrik, de Goto80 (2017):

Du software au hardware

Au festival Algomech, qui réunit plusieurs centaines de personnes, Alex McLean fait le pont entre les pixels et le physique. Cette année, un symposium sur le défaire comme forme de résistance (en anglais unmaking… qu’il fallait plutôt entendre au sens de low-tech) faisait suite aux conférences sur la culture maker de la première édition. Le dimanche était quant à lui consacré aux ateliers, avec fabrication d’une minibatterie ou d’e-textile musical.

Pour la clôture du festival, hommage aux fabrications folles et poétiques des musiciens makers. Les raveurs peuvent s’asseoir et admirer la machine infernale de Sarah Kenchington et son orchestre mécanique, fruit de dix ans de travail et de collecte d’instruments étranges, Camilla Barratt-Due et Alexandra Cardenas et leur machine à souffler dans des accordéons ou encore John Burton, aka Leafcutter John, venu présenter sa machine à lire des disques imprimés en 3D à partir du relief de zones géographiques, du Yorkshire anglais au désert du Nevada. Ou quand la musique est explorée sous toutes ses formes.

En savoir plus l’édition 2017 d’Algomech