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Smart Cities Asia: la ville connectée de demain peut-elle être durable?

Vélos publics dans le quartier commercial de Bukit Bintang à Kuala Lumpur. © Cherise Fong

La ville intelligente doit-elle être le bac à sable de l’Internet des objets? La conférence Smart Cities Asia, à Kuala Lumpur les 2 et 3 octobre, a exploré les différentes manifestations de l’urbanisme connecté.

Kuala Lumpur (Malaisie), envoyée spéciale

Le Kuala Lumpur Convention Center (KLCC) se trouve au centre-ville de Kuala Lumpur, au pied des iconiques tours jumelles Petronas, connecté à un vaste centre commercial qui débouche directement dans le métro, au bord d’un joli parc traversé par des pistes de jogging, de grandes fontaines et des espaces pour enfants, le tout entouré de voies automobiles bruyantes. A l’intérieur, haute sécurité et clim à fond. Le lieu de contrastes typique d’un congrès sur la ville du futur.

Ce n’est pas un hasard si la 3ème édition de la conférence asiatique Smart Cities a partagé la scène du centre de congrès avec la 1ère édition de Next Big Tech, l’événement phare de la Big Data Week à Kuala Lumpur ce début octobre 2017. Côté tech, on avance que plus de 60% des gens préfèrent leur expérience et leur instinct plutôt que les datas pour prendre des décisions. Côté ville, des urbanistes rappellent que les gens « se noient dans les données mais sont affamés de sagesse ». La séance d’ouverture de la conférence Smart Cities a ainsi rappelé une évidence : la technologie n’est qu’un outil, le but reste la durabilité de la ville dans l’intérêt des citoyens.

Tous les intervenants n’étaient pas venus prêcher la big data. On a ainsi découvert l’engagement de Taipei (Taïwan) pour une économie circulaire du (zéro) déchet ou la restauration de la rivière Cheonggyecheon de Séoul (Corée), qui, grâce à l’initiative personnelle de l’universitaire Soo Hong Noh, depuis 2005, a transformé cette zone du centre-ville en destination verte de loisir et de culture. Résultat : plus d’espèces aux alentours, une circulation automobile apaisée, des transports publics améliorés, une demande immobilière et même des températures plus clémentes.

Un festival de musique sur la rivière Cheonggyecheon, près du marché Dongdaemun. © Schellack CC-by-SA 3.0

La quatrième révolution industrielle

Jong-Sung Hwang, chercheur en solutions urbaines intelligentes pour le gouvernement sud-coréen, propose un panorama de l’évolution de la ville hyperconnectée : la première génération est née avec l’intégration de l’Internet à la ville d’Amsterdam en 1994, la deuxième génération se caractérise par l’utilisation massive de l’Internet des objets (IoT, Internet of Things) et a donné naissance à la ville ubiquitaire (ubiquitous city ou u-city), comme on le voit dans les villes expérimentales de Songdo et Incheon depuis 2004. La troisième génération tient compte des big datas (en intégrant notamment les flux de circulation). Enfin, la quatrième génération intègre l’intelligence artificielle (avec notamment les voitures autonomes). Mais cette quatrième révolution industrielle sera-t-elle durable ?

L’open data et la participation citoyenne sont au cœur des enjeux de la ville intelligente. Hwang cite en exemple de la plateforme ouverte qu’est la ville coréenne l’application la plus utilisée, une appli sur les transports publics, qui a été développée par un lycéen il y a une dizaine d’années. A Helsinki, la capitale finlandaise qui a mis en ligne ses données dès 2005, berceau de Nokia et d’Angry Birds, les datas constituent le système d’exploitation de la ville, selon le chercheur urbaniste finlandais Roope Ritvos. Parmi de nombreux projets pilotes, il cite la Smart Kalasatama dont les autobus électriques autonomes traversent le quartier depuis 2016, le réseau d’API CitySDK harmonisés pour les villes et institutions de recherche européens, et Select For Cities, un concours pour développer une plateforme Internet of Everything (IoE) pour les villes d’Helsinki, Anvers et Copenhague.

Présentation de la «Smart Region Helsinki»:

Le spécialiste de la data en urbanisme Saibal Das Chowdhury présente Urbanetic, une plateforme de visualisation 3D qui intègre contextuellement les données de la ville avec des liens dynamiques de façon à voir immédiatement l’impact des différentes variables. Comme un Sim City des big datas ultraréaliste, Urbanetic permet de comparer les villes et de partager des solutions aux problèmes communs. Son approche collaborative de l’urbanisation incorpore un vote en ligne des citoyens pour choisir leur modèle préféré avant de le passer aux développeurs.

Démo d’Urbanetic à partir de la modélisation de Melbourne (Australie):

Les villes sont au cœur de la durabilité future de notre planète. Pichaya Limpivest d’Intel Asie, coorganisateur de la conférence avec le Knowledge Group malaisien, rappelle qu’en 2024, 58% de la population mondiale habitera dans les villes et qu’elles consomment 75% de l’énergie de la planète. Quand on sait que 90% des technologies du cloud tourne sur des puces Intel… il y a de quoi frissonner en imaginant l’apocalypse spectaculaire du tout numérique quelques décennies à peine après le spectre du bug de l’an 2000.

Hack à l’aquarium

Heureusement que les organisateurs ont eu la bonne idée de faire débattre sur scène des mérites et démérites de l’IoT à l’échelle de la ville : côté pour, Maksim Pecherskiy, responsable data de la ville de San Diego (Etats-Unis) ; côté contre, Vladimir Bataev, expert en villes intelligentes chez Zaz Ventures aux Pays-Bas. Si le Californien n’a pas manqué de souligner les avantages des capteurs omniprésents et des données en temps réel pour rendre le fonctionnement général de la ville plus efficace, son évangélisme n’a pas résisté à l’argumentation implacable de Vladimir.

En avocat du diable, celui-ci a cité de nombreux exemples d’abus de confiance et de pouvoir, du téléviseur de 1984 qui nous surveille en permanence au casino nord-américain hacké à travers son aquarium connecté… sans parler des problématiques de vie privée, des coûts exorbitants en énergie et en minéraux rares, de la notion de propriété (quand le consommateur possède le matériel, mais l’entreprise possède le logiciel)… avant de conclure qu’« une société qui sacrifie la liberté pour la sécurité ne mérite pas les deux ». Tout comme un avion est un ordinateur volant et une voiture sera bientôt un ordinateur roulant, « nous sommes essentiellement en train de créer une arme qui peut être utilisée contre nous », dit-il. Et contrairement au monde de Facebook, où il suffit de supprimer son compte si on n’en aime pas les règles du jeu, il est un peu plus compliqué de s’extraire de l’infrastructure urbaine. Bref, il réclame la responsabilité dans l’innovation, à la fois technologique et humaine, d’autant plus quand il s’agit d’une ville entière.

L’autosuffisance par la blockchain?

Le lendemain démarrait sur un ton plus optimiste avec Ruben Tan, cofondateur et directeur technique de la start-up malaisienne Neuroware, défenseur de la technologie particulièrement sécurisée et potentiellement révolutionnaire de la blockchain. Ce réseau distribué et décentralisé, sécurisé par une méthode historique de consensus, est selon lui la base idéale de microréseaux qui permettraient le commerce pair-à-pair (P2P). Des prototypes de marché d’énergie solaire sont déjà en place en Californie et à New York aux Etats-Unis.

En tant que plateforme ouverte, neutre et collaborative, la blockchain faciliterait aussi l’automatisation de tout ce qui se passe dans les coulisses d’une ville intelligente « à condition que chacun suive le protocole », en proposant comme exemple le frigo connecté qui commande un carton de lait tous les trois jours, lequel est livré à domicile par un drone, et le laitier payé automatiquement. Bien au-delà de la killer app du bitcoin, ce microréseau fonctionnerait également comme une communauté autosuffisante en cas de catastrophe. Selon Ruben, la blockchain n’a jamais été compromise depuis son lancement en 2009. Le seul risque qu’il reconnaît, c’est une éventuelle centralisation par certains mineurs devenus majoritaires.

Jouer avec les transports

Flux de circulation optimisés, voitures autonomes… la mobilité urbaine reste un enjeu capital de la ville intelligente. En termes d’embouteillage, Kuala Lumpur est mieux placée que Manille mais moins que Jakarta, selon Edward Ling, le très charismatique Malaisien venu parler de Waze, l’appli de navigation routière communautaire acquise par Google pour un milliard de dollars en 2014. Avec ses 5,4 millions d’utilisateurs actifs, Waze dépend de la participation des conducteurs pour signaler les obstacles sur les routes, pendant qu’elle traque chaque trajet en temps réel afin de toujours proposer la meilleure route à suivre grâce à ces données crowdsourcées.

Aux Etats-Unis, selon Edward, 63% des personnes qui appellent le numéro d’urgence 911 ne savent pas où ils se trouvent, alors que 70% des accidents de la route sont signalés dans Waze avant que le 911 ait été composé. Conséquence : le temps de réponse des secours a été réduit de 4 minutes. Quant aux utilisateurs, ils économiseraient en moyenne 5 minutes par jour, alors que le conducteur moyen passe environ 4,3 années de sa vie sur la route… Certes, avec la généralisation des véhicules autonomes, admet-il, la prochaine génération n’aura peut-être jamais besoin de conduire. En attendant, faciliter la circulation automobile ne revient-il pas à encourager les gens à rouler en voiture ?

A Singapour, le jeune Abhilash Murthy a développé un chatbot sur Facebook Messenger qui aide les gens dans leurs trajets de bus, en donnant notamment les temps d’attente en temps réel grâce aux données ouvertes du système de transport local. Depuis son lancement en octobre 2016, Bus Uncle a gagné plus de 20.000 utilisateurs qui discutent naturellement avec lui… en singlish. L’anglais singapourien est la façon exclusive de communiquer de Bus Uncle, qui réagit comme un vrai « oncle de rue » sarcastique et rassurant, racontant des blagues et évoluant en fonction des conversations avec ses fans. Espérons qu’il aura aussi une influence positive sur l’implémentation des premiers bus électriques à Singapour !

On attend le bus et on discute via le chatbot d’Uncle Bus. © DR

Si les véhicules à moteur sont responsables de 60 à 70% des émissions de CO2 dans les villes, selon le Chilien Iván Páez Mora, fondateur de Kappo Bike, l’évangéliste du cyclisme urbain a très bien compris que la tendance à toujours plus de voitures en ville n’est pas du tout durable : « Changer la façon dont nous nous déplaçons est fondamental pour le bien-être de notre planète, pour le maintien de notre mode de vie actuel et pour éviter un effondrement global imminent. »

Son appli mobile ambitionne d’être à la fois le Pokémon Go et le Waze des vélos en ville (aussi bien électriques que mécaniques). Mais sans réalité augmentée ni carte intégrée à l’appli, son principal atout consiste à traquer les mouvements des cyclistes « joueurs » et à remonter ces données aux municipalités pour qu’elles améliorent l’infrastructure cycliste urbaine. L’obstacle numéro un à l’adoption généralisée du vélo comme moyen de transport urbain, c’est le manque d’infrastructures dédiées.

Lancée en 2014, l’appli Kappo revendique 50.000 utilisateurs actifs dans 50 pays. En attendant d’analyser les cartes des mouvements cyclistes dans le monde entier, on peut visualiser les données des neuf villes les plus actives (dont Paris) sur le site de Kappo.

Le flux des cyclistes à Paris selon Kappo (capture écran). © DR

Pour appuyer ce discours pro-vélo, Maimunah Mohd Sharif, maire de George Town, deuxième ville de Malaisie en nombre d’habitants et capitale de l’île de Penang, raconte comment elle a fait installer 179km de pistes cyclables pour améliorer le premier système de vélos partagés en Asie du Sud-Est sur ce site touristique du patrimoine mondial de l’Unesco. Et d’affirmer fièrement que 47% des habitants de Penang s’estiment « très heureux », au contraire des 49% « très stressés » dans l’agglomération de Kuala Lumpur. Selon elle, il faut « apprendre globalement, appliquer localement ».

Une station de vélos publics Link Bike à George Town, Penang, Malaisie. © Vnonymous CC-by-SA 4.0

Dehors, l’air est chaud et humide, les rues de Kuala Lumpur sont bruyantes, encombrées de véhicules et d’effluves de gaz d’échappement. Bien qu’étant une cycliste plutôt motivée, je ne le suis plus pour emprunter un des vélos publics oBike, pourtant pas chers et garés un peu partout en centre-ville. Durant mes quelques jours dans la capitale malaisienne, je n’en ai vu aucun en service… J’ai cependant eu la chance de tomber sur une rencontre de cyclistes by night à la mosquée Jamek.

Rohana, ma chauffeuse de taxi pour l’aéroport, me dit qu’aujourd’hui tous les taxis, quelques bus et des camions de Kuala Lumpur sont des véhicules au gaz naturel, qui paient beaucoup moins cher l’essence, même s’il en coûte 6.000 ringgits (1.200€) pour convertir le véhicule. Elle admet avoir perdu environ la moitié de ses clients depuis l’apparition d’Uber et Grab (que j’ai utilisés plusieurs fois durant mon séjour), malgré l’appli locale dédiée aux taxis malaisiens. Mais reste déterminée à conduire son taxi : « Lorsque tout sera robotisé, qu’est-ce qu’on va faire ? »