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Peter Frase: «On ne peut pas tout résoudre par des bricolages technos»

Peter Frase défend une vision d'une société post-capitaliste, post-travail et écosocialiste. © DR

Peter Frase est l’auteur de «Four Futures: Life After Capitalism» et contribue au magazine de la gauche américaine «Jacobin». On a profité de sa présence au festival néerlandais Border Sessions fin juin pour l’interviewer.

La Haye, envoyé spécial

Dans Four Futures: Life After Capitalism (Quatre futurs: la vie après le capitalisme), publié à l’automne 2016, l’intellectuel américain Peter Frase soutient que le développement de l’automatisation et de la robotisation, associé à une pénurie croissante des ressources dans un contexte de changement climatique, va tout bouleverser. En imaginant à quoi ce monde post-capitaliste pourrait ressembler, il déploie les outils de la science sociale et de la fiction spéculative pour explorer selon deux axes, raréfaction des ressources et hiérarchie des pouvoirs, les quatre scénarios d’un futur plus ou moins pessimiste.

Peter Frase en conversation avec Peter Wu lors du festival Border Sessions à La Haye le 30 juin 2017. © Ewen Chardronnet

Le premier scénario, optimiste, intitulé « socialisme », tient compte des ressources raréfiées et de l’impératif du changement climatique et planifie la conversion écologique des marchés et l’introduction d’un revenu universel.

Le second scénario imagine une société qui aurait trouvé une source d’énergie propre illimitée permettant un « communisme » de l’automatisation généralisée, une société post-travail, post-raréfaction, post-carbone.

Le troisième scénario, dit « de la rente », envisage un modèle social-libéral d’une société rentière. L’énergie propre existe en abondance mais les techniques pour la produire sont « monopolisées par les élites ». En dehors d’une oligarchie possédante, la vaste majorité de la population paie des loyers (appartement, voiture, fournisseur d’accès internet, téléphone, etc.). L’automatisation crée du chômage et le revenu universel ne peut apporter seul la solution.

Enfin, son dernier scénario, l’« exterminisme », est le plus inquiétant. Les riches se barricadent dans une société où les robots font tout pour eux, pendant que les pauvres sont relégués derrière un mur, dans des prisons ou des camps de réfugiés, quand ils ne sont tout simplement pas laissés pour morts dans un climat de plus en plus invivable. L’élite nie à dessein le changement climatique, allant jusqu’à considérer qu’il existe une population surplus de l’humanité dont il faut se débarrasser.

Peter Frase a abordé ses passionnants scénarios lors de la conférence de clôture du festival Border Sessions à La Haye fin juin. L’occasion pour Makery d’une rencontre avec ce représentant de la gauche américaine.

Vous situez-vous dans la lignée de «l’accélérationnisme de gauche» et son désir d’un communisme rendu possible par l’automatisation intégrale?

Je suis critique sur certaines parties. Certaines personnes me considèrent comme une sorte d’accélérationniste modéré, dans le sens où je travaille effectivement sur les possibilités de changement technique et d’automatisation et ce qui s’en rapproche, comme un terrain possible pour parvenir à une société émancipée. Mais une grande part du discours accélérationniste tend à évacuer la politique et la lutte des classes de manière inadéquate. Ce discours considère en quelque sorte le capitalisme comme une sorte de machine à pilotage automatique qui nous conduit vers des niveaux techniques toujours meilleurs et sous-entend qu’il suffirait de demander un revenu universel ou quelque chose du genre pour que nous puissions parvenir à un futur communiste totalement automatisé.

J’ai par ailleurs tendance à insister sur l’importance d’une politique syndicale bien organisée qui pousse à améliorer la productivité via le développement des technologies tout en évitant que celles-ci se retrouvent impliquées dans des processus de contrôle et de déshumanisation.

Manifestation réclamant un «communisme totalement et luxueusement automatisé» (Grande-Bretagne, 2014):

En France, lors de la présidentielle de mai 2017, le candidat socialiste a gagné les primaires de gauche avec sa proposition de revenu universel pour lutter contre l’automatisation entraînant la raréfaction des emplois. Vous qualifiez dans votre livre ce scénario pour le futur de «socialiste». Est-ce le même?

J’utilise le mot socialisme dans son acception plus générale et ancienne qui remonte au XIXème siècle. Le livre considère ces questions d’automatisation et les politiques de classes correspondantes mais intègre à la discussion la question du climat et de la crise écologique. Quand j’utilise le terme “socialisme” en opposition au terme “communisme”, je parle de ce que peut être le rôle de l’Etat dans une société post-capitaliste. Je ne m’y intéresse pas de la façon dont on a considéré le socialisme au XXème siècle, où il a beaucoup été question de la gestion du travail, d’un Etat qui possède les usines et décide de ce qui est produit. J’espère que nous parviendrons à dépasser cela technologiquement. Nous en avons besoin. Mais une question demeure : comment transformer à la fois nos systèmes énergétiques et atténuer les effets du changement climatique déjà en cours, ce qui requiert un système centralisé et démocratiquement responsable. C’est ce que j’essaie d’imaginer, un écosocialisme pour le XXIème siècle.

L’ironie en France est que le parti socialiste qui était passé d’une position sociale-démocrate à un centrisme de droite a été pris par sa gauche durant les primaires, avec cette double idée d’un revenu universel et de la conversion écologique. Et du fait de ses contradictions internes, le PS a perdu sa position de leader au profit de la gauche radicale de la France insoumise.

Oui, et ce n’est visiblement pas seulement en France. Nous voyons cela partout en Europe. Les vieux partis sociaux-démocrates qui penchent vers la droite, en particulier depuis le blairisme, s’effondrent.

Que pensez-vous des défenseurs d’une vision plus positive de l’anthropocène, cette ère de l’impact irréversible du genre humain sur l’environnement, qui s’appuient sur un solutionnisme technologique et défendent le nucléaire?

Je n’aborde pas la question nucléaire dans le livre, mais je ne suis pas pro-nucléaire. Certains des concepts du “bon anthropocène” n’ont pas leur place dans notre manière de voir les choses. Il y a par exemple un débat à gauche entre ceux qui utilisent le concept de l’anthropocène en disant qu’on devrait plutôt parler de “capitalocène” dans la mesure où la responsabilité incombe au capitalisme comme mode de production plutôt qu’aux humains en général. Ce qui est vrai. Mais j’aime l’anthropocène comme concept dans la mesure où il souligne que même si c’est essentiellement le capitalisme qui a créé ce monde manipulé par les humains, la situation persistera dans n’importe quel autre système social.

Il ne suffit donc pas de penser en termes de réduction de notre empreinte carbone afin de protéger la nature et en termes de sortie des énergies fossiles, cela va au-delà. Il est retors de ne penser l’anthropocène qu’en termes négatifs, car cela peut conduire à la démotivation et à la dépression. Si l’on comprend la véritable échelle de la crise, il devient très facile de désespérer et de penser que nous sommes totalement foutus.

A l’ère de l’anthropocène, une plage d’Hawaï. © NOAA Marine Debris Program – CC by SA 2.0

En parlant de désespoir, que pensez-vous de ceux qui, comme Isabelle Stengers, nous demandent d’apprendre à vivre dans les ruines, de ralentir, ou défendent une forme de décélérationnisme? Est-ce ce genre de «folklore» que l’accélérationnisme de gauche veut dépasser?

Oui, c’est exactement cela ! Qu’est-ce que ces discours politiques veulent dire concrètement pour les gens qui vivent sur la planète ? Quel modèle serait moins catastrophique pour les gens qu’une quelconque tentative de gérer le “bon anthropocène” ? Personnellement, je ne regarde pas ces choses en termes solutionnistes. Il est très important de dire que cela doit faire partie d’un programme politique, d’une vision politique. Cela ne se fera pas sur la base de quelconques solutions magiques venant d’entrepreneurs individuels. Il s’agit de définir la dimension écologique d’un programme socialiste plus large, qui implique de changer ceux qui exercent actuellement le pouvoir politique.

Qui paie les coûts et qui récolte les bénéfices des changements économique et climatique ? Aujourd’hui, au lieu de se débarrasser de ceux qui exercent le pouvoir, on continue de croire qu’une bande de scientifiques malins finira par trouver les bonnes idées pour résoudre nos problèmes. De cette façon, nous n’avons pas trop à nous inquiéter des effets sur le climat.

«Devenir Graine», performance de Cédric Pigot et Magali Daniaux devant la banque à graines du Svalbard, 2012. La fonte du permafrost a depuis inondé le site. © Cédric Pigot-Magali Daniaux

Que pensez-vous de l’idée de McKenzie Wark, qui propose dans «Molecular Red» de faire revivre la «tectologie» du leader bolchevique Alexandre Bogdanov, une forme de gestion cybernétique de la planification scientifique?

L’expérience Cybersyn de Salvador Allende au Chili est également allée dans cette direction. Repenser ces expériences à la lumière des techniques et des technologies d’aujourd’hui est très utile. Je suis content de voir que certains travaux sont menés dans ce sens, quand bien même il faut revenir à Bogdanov. Jusqu’ici nous n’avons parlé que d’une vision positive, pleine d’espoir, de la gauche. Il y a l’autre côté de la pièce : comment les changements technologiques et comment la crise écologique interviennent dans une société de classes ? J’essaie de casser cette tendance à penser qu’on peut tout résoudre par quelques bricolages technologiques indépendamment de la politique et de la distribution des richesses et à voir des potentiels dans à peu près tout, de l’impression 3D à l’Internet, où tout serait réductible à des questions de propriété intellectuelle.

Le livre présente le solde de tout compte de chacun des quatre scénarios. Que pourraient apporter ces technologies dans une société égalitaire versus ce que à quoi ressembleraient les formes de propriété, de richesse et de pouvoir auxquelles nous sommes habitués. Et même chose pour la question écologique. Ce que la plupart des histoires dystopiques nous disent, c’est que l’on aura beau remplacer le travail, nous aurons toujours les limites matérielles imposées par la Terre. On peut déjà observer ces riches qui se cachent et se protègent des masses qui ne sont plus nécessaires, qui utilisent des sortes de Robocops. Comme dans le film Elysium de Neil Blomkamp où les nantis vivent dans une grande station spatiale et la Terre n’est plus qu’un vaste bidonville gardé par des robots. J’utilise dans mon livre la fiction spéculative en débutant chaque chapitre par une histoire différente. Elysium en fait partie.

«Elysium», réal. Neil Blomkamp, bande-annonce (2013):

Dans «Land of the Dead» de George Romero, les Blancs riches et puissants vivent dans un gratte-ciel luxueux et le reste de la population, des Mexicains pour la plupart, survivent dans des conditions sordides autour de la tour, mais sont protégés des zombies par des clôtures électrifiées…

D’une certaine manière, on peut voir les zombies selon la perspective du riche qui exprime sa peur de la masse obsolète des travailleurs. Si nous avons tant de films de zombies aujourd’hui, c’est parce que l’histoire horrifique qui nous parle n’est plus la métaphore du vampire où le capitaliste suce le sang du travailleur, mais celle du capitalisme parvenu à un stade zombie, essentiellement, politiquement, économiquement et écologiquement. Le zombie est vu par le riche comme le surplus de main-d’œuvre, les travailleurs mis au chômage par les changements technologiques et les décisions politiques sont les zombies dont ils doivent se protéger. C’est la direction que nous prenons.

Selon la sociologue néerlando-américaine Saskia Sassen, les «smart cities» ne seront pas intelligentes du tout et demanderont beaucoup d’emplois juridiques et sociaux pour gérer les problèmes qu’elles créeront. Qu’en pensez-vous?

Je ne suis pas un expert de la smart city mais cela dépend du régime dans laquelle elle sera implémentée. Tant que persiste le modèle néo-libéral de développement, ce ne sera qu’une autre manière de produire de la gentrification et d’augmenter la ségrégation et l’exclusion. Quel sens cela a-t-il de se préoccuper uniquement des solutions techniques plutôt que des objectifs sociaux fondamentaux que nous cherchons à atteindre ? Pour qui mettons-nous cela en place en vérité ? C’est également la question que la notion écologique du “bon anthropocène” soulève : nous pouvons proposer quelque chose de malin qui résoudra les problèmes de l’Europe et de l’Amérique du Nord, mais nous moquer des conséquences pour le Bangladesh et l’Afrique centrale.

Donc, d’un côté, nous avons les robots des «smart factories» et de l’autre les «turkers» d’Amazon et les fermes à clics au Bangladesh…

Exactement. Mais quand nous parlons d’automatisation et d’emplois, ce qui inquiète la majorité, c’est que les travailleurs vont être remplacés par des robots – bien sûr, si vous perdez votre emploi à cause de l’automatisation c’est un problème pour vous. Mais il y a un autre problème : lorsque les travailleurs sont très mal payés et très faibles comme dans certaines parties du Sud global, ils peuvent être traités comme des machines, être déshumanisés et exploités jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Nous pouvons aussi constater ce phénomène dans les pays riches. Les conditions de travail dans les entrepôts d’Amazon sont horribles. Il nous faut donc séparer cette question du besoin des personnes de gagner leur vie suffisamment bien, d’avoir ce dont ils ont besoin, de l’idée de protéger les emplois. En effet, si les travailleurs pouvaient bénéficier d’une meilleure paie, travailler dans de meilleures conditions, travailler moins d’heures, alors les propriétaires d’usine seraient encore plus enclins à les remplacer par des robots. Nous sommes face à une dialectique constante ici.

Je veux que les travailleurs soient plus solides, qu’ils soient capables de réclamer de meilleurs emplois. Il faut se préparer à ce que la droite se mette à dire que si nous réclamons plus de droits sociaux, nos emplois seront remplacés par les robots. C’est pourquoi nous avons besoin de systèmes de distribution plus larges et que nous devons aider les personnes qui vont être déplacées.

En attendant que les robots remplacent les humains… «The Cardboard Robot Rumble», une armée de robots en carton défile dans la Silicon Valley en 2007. © Jere Keys CC-by-SA 2.0

Que pensez-vous des différences entre les discours de la gauche de conversion écologique et ceux de la nouvelle économie libérale des green techs, dans la mesure où tous disent qu’ils vont créer des emplois?

Eh bien, pour le moment aux Etats-Unis, on fait plutôt marche arrière. La gauche libérale parle d’un “Green New Deal”, d’investissements massifs dans les infrastructures qui créeront des emplois et répareront notre grille de l’énergie et notre système de transports, de financements nécessaires au processus de conversion. La droite néo-libérale encourage l’entreprenariat, les exemptions de taxes pour l’énergie solaire et ce genre de choses. Mais une partie de la droite pense que le changement climatique n’est pas réel. Et là, c’est une situation un peu différente.

Il existe cependant une division fondamentale entre le projet social et démocratique d’investissement gouvernemental dans les infrastructures créant de l’emploi et le modèle néo-libéral de décentralisation et d’incitation des marchés et des acteurs privés. Ce n’est pas ainsi que les projets à grande échelle ont pu voir le jour. Je ne vois pas en quoi cela serait plus réaliste aujourd’hui. Par ailleurs, cela permet surtout de continuer à éviter de s’attaquer au fait que la solution réelle à la crise écologique requiert des changements majeurs dans la distribution des richesses et du pouvoir dans mon pays, ici, et dans le monde. Il est donc facile pour les élites de venir raconter toutes sortes d’histoires de manière à ne pas se confronter au problème.

Peter Frase, membre du comité éditorial du magazine «Jacobin», a publié «Four Futures: Life After Capitalism», chez Verso Books en octobre 2016