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Border Sessions, le festival qui imagine nos vies futures

Le commerce de données nous incite-t-il à devenir conformistes? Débat au festival Border Sessions. © Wouter Vellekoop

Deuxième édition à La Haye du 28 au 30 juin du festival Border Sessions, aux frontières de la technologie. A sa façon conviviale, il pousse à réfléchir «out of the box».

La Haye, envoyé spécial

Plus dense et tout aussi foisonnant : Border Sessions a fait du chemin depuis sa première édition, en s’appuyant notamment sur les Border Labs lancés pendant l’hiver. Le festival intensément pluridisciplinaire de La Haye a rassemblé du 28 au 30 juin des scientifiques, prospectivistes, écrivains, artistes, designers, makers, ingénieurs et architectes, soit 110 conférenciers, 350 participants aux workshops et 1450 visiteurs. Les Border Labs prolongeaient certains des thèmes abordés en 2016, comme l’agriculture spatiale (dans des perspectives de séjours spatiaux longue durée) et ses applications sur Terre. Le Space Farm Collective, qui rassemble entrepreneurs, biohackers, techniciens de l’Internet des objets (IoT) et agriculteurs urbains, est né de la rencontre entre le programme Melissa du Centre européen de technologie spatiale (Estec) de l’Agence spatiale européenne (ESA, situé à Noordwijk non loin de La Haye) et des chercheurs et entrepreneurs en agriculture urbaine concernés par les problèmes induits par l’agriculture industrielle non durable.

Les technologies spatiales au cœur du festival

Un des projets sortis de la boîte du Space Farm Collective des Border Labs est le kit DiY Astro Plant conçu avec les scientifiques du programme Melissa. Des kits de croissance hydroponique ont été envoyés pendant l’année à des citoyens et étudiants à travers le monde. Les participants se sont alors engagés dans l’exécution d’une série d’expériences dont les données étaient collectées et transmises aux scientifiques de l’ESA. Cette expérience de science citoyenne a ainsi permis aux scientifiques de Melissa de parfaire leur étude sur les écosystèmes régénératifs.

Atelier Mars One à Border Sessions. © Border Sessions

Ce sont d’ailleurs les labs qui ont ouvert le festival mercredi 28. Le premier consacrait une journée à Mars One, le programme sans retour de colonisation martienne né sous l’impulsion du Hollandais Bas Lansdorp. Il était notamment animé par Arno Wielders qui partage son temps entre l’Estec et Mars One. Participaient également Ostap Rudakevych et Masayuki Sono, les cofondateurs de Clouds Architecture Office, qui réfléchissent à des villes aériennes, dans le ciel de la Terre comme autour des planètes gazeuses Vénus, Saturne ou Jupiter.

Hydrolander, projet de sonde pour atterrir sur les lunes de Saturne ou Jupiter de Clouds Architecture Office (2017, en anglais):

Biohacking, génome, hormones et reproduction

Les deux autres labs de Border Sessions 2017 étaient consacrés à la question du corps face aux révolutions biotechnologiques. Le premier, mené par la DiY Human Enhancement Clinic du Open Wetlab de la Waag Society d’Amsterdam, abordait la création artistique et les débats éthiques autour de la technologie d’édition génomique CRISPR-Cas9, l’appropriation de la science gynécologique comme la diététique hormonale face aux perturbateurs endocriniens.

Atelier CRISPR-Cas9 avec la DiY Human Enhancement Clinic de la Waag Society. © Border Sessions

Le second, intitulé « Ectogenesis, Artificial Womb, Human Egg? », mené par le designer Hendrik-Jan Grievink, la biologiste Nana MacLean et l’artiste et designeuse Charlotte Marabito, toutes deux co-auteures du projet Youterus, invitait à réfléchir sur les débats éthiques suscités par la possibilité d’utérus artificiel externe. « Comment naviguer dans une société où la grossesse est détachée de l’idéal d’un corps féminin fertile ? Quelles sont les préoccupations et les problèmes éthiques de cette nouvelle société ? » Youterus spécule sur un avenir possible de l’autonomie reproductive totale et essaie de résoudre aujourd’hui « les problèmes éthiques qui s’imposeront à nous tôt ou tard ».

Atelier sur les implications éthiques d’un utérus artificiel. © Border Sessions

Changer l’habitat

Les 29 et 30 juin s’ouvraient à un public plus large et présentaient un marathon de discussions, ateliers et conférences, suivant cinq lignes directrices principales. « Advanced Human Settlements » abordait la question des nouveaux modes d’habitats urbains. Comme Regen Villages, cette initiative internationale devenue virale en 2016 après son lancement à la Biennale d’architecture de Venise, qui présentait son premier écovillage en chantier à Almere près d’Amsterdam. Un prototype (de vingt-cinq maisons) de quartier « off-grid » (non connecté aux infrastructures d’Etat) et résilient qui autogère son eau, ses déchets et sa production d’énergie. Des maisons pas encore accessibles à tous.

Vue d’architecte de l’intérieur d’une maison d’un Regen Village. © Regen Villages

Cette même thématique proposait également de réfléchir à l’expérience Gather, un écosystème hollandais de designers, artistes, artisans créatifs et makers qui collaborent avec des entrepreneurs sociaux, des spécialistes, des étudiants et des personnes en réinsertion, pour influencer les entreprises et les institutions afin de construire une économie et une société basées sur la collaboration et le partage.

Transhumanisme ou science-fiction?

Le second fil thématique « Darwin+ », avec son intitulé très transhumaniste, abordait la modification et la réplication du vivant, déjà au cœur de la première journée. Une grande partie du jeudi 29 était dédiée à un atelier sur la robotique sous-marine avec un expert en la matière, le professeur Ikuo Yamamoto de l’université de Nagasaki, l’inventeur du premier poisson robotique « life-like », ayant l’aspect d’une dorade (Makery avait visité l’an dernier son lab biomimétique au Japon). Son poisson robot avait fait ses premières brasses à bord de la Station spatiale internationale (ISS) en 2009. Depuis Yamamoto a développé plus de seize poissons robotiques de ce type, comme des dauphins, raies-guitare, carpes ou thon.

Robots poissons au Yamamoto Lab d’Ikuo Yamamoto:

Troisième fil, « Human Nature » a exploré les raisons qui poussent la nature humaine à toujours aller de l’avant par exemple avec un atelier pour mieux comprendre les mouvements de son corps en relation avec des vêtements connectés. Le festival a aussi creusé un de ses sujets de prédilection, l’agriculture verticale et la Controlled Environment Agriculture (CEA), l’agriculture pilotée par la technologie (aquaponie, hydroponie, aquaculture…). Un workshop mené par des chercheurs de l’université technologique de Delft (non loin de La Haye) était consacré aux essaims de drones miniatures en réseau pour la collecte d’information.

Mouvements du corps et vêtements connectés. © Wouter Vellekoop

Impossible de tout restituer dans le foisonnement des propositions. Rayon conférences, deux écrivains de science-fiction étaient invités à discuter de la manière dont on imagine des futurs possibles. Le Gallois Alastair Reynolds, dont le roman Revenger se situe dans dix millions d’années, a dit l’intérêt et la difficulté de placer une histoire de SF dans un futur très lointain. Son homologue d’Edimbourg, Charles Stross, a partagé le jeu des multiples scénarios technologiques et politiques que permet l’écriture d’uchronies en s’appuyant sur Empire Games, son dernier roman. Deux histoires s’y développent : l’une raconte une Amérique sous dictature policière, l’autre des Etats-Unis où une révolution radicale a eu lieu et qui a du mal à ne pas suivre le même chemin que l’ex-URSS. A un moment, les deux histoires se rejoignent…

Charles Stross, écrivain de SF plusieurs fois récompensé aux Hugo Awards. © Ewen Chardronnet

Favoriser l’écodesign et l’économie circulaire

La quatrième thématique proposait d’étudier les « Planetary Boundaries », les limites planétaires. Le chercheur David Peck de l’université technologique de Delft présentait des scénarios pour l’économie circulaire dans le contexte d’une raréfaction des matières premières. « Il y a un grand besoin de régulation pour favoriser l’écodesign et de changement des systèmes de taxation », dit-il. Il a aussi été question de l’impact du changement climatique sur la vie dans les bases du Spitzberg au nord de la Norvège. Ou encore des projets de reboisement de petites forêts (Tiny Forest) extrêmement denses de l’Indien Shubhendu Sharma. En 2015, le botaniste de Bangalore a planté sa première Tiny Forest en Hollande (et en Europe), une forêt de 600 arbres sur une surface grande comme un terrain de tennis.

Retour sur l’expérience Tiny Forest à Zaandaam en Hollande (en anglais):

Enfin, la dernière thématique abordée à Border Sessions, « Next Society », a évoqué les implications du commerce de données, des cryptomonnaies, mais aussi de la fabrication distribuée, pour ne citer que quelques marchés technologiques en vogue. Abi Bush, conseillère pour Field Ready, a décrit les opérations de cette ONG au Népal après le dernier grand séisme de 2015, et comment faire collaborer ONG, makerspaces et industrie pour tirer le meilleur parti de la fabrication locale dans la reconstruction. Et n’a pas caché le risque que la fabrication distribuée maintienne les inégalités entre acteurs sur le terrain. Le privacy designer Tijmen Schep a démontré en quoi le commerce des données de navigation pousse les utilisateurs au conformisme, tandis que l’artiste Manuel Beltrán expliquait comment miner du bitcoin avec la seule chaleur de son corps ! Un des projets de son Institut de l’obsolescence humaine.

Manuel Beltrán présentant son Institut de l’obsolescence humaine. © Wouter Vellekoop

Faire payer les marchands de données?

Manuel Beltrán a également proposé de faire payer un revenu universel par les grandes entreprises qui commercialisent les données de navigation Internet. Une idée séduisante à mettre en balance avec le capitalisme de la rente décrit par Peter Frase du magazine de la gauche américaine Jacobin en clôture du festival. Selon Frase, une société qui vend les données mais multiplie les abonnements (à un fournisseur d’accès Internet, à un opérateur mobile, à Amazon, etc.) construit un système asservissant par les loyers les classes sociales les moins riches. Peter Frase analyse dans son livre Four Futures, Life after Capitalism quatre possibles futurs de nos sociétés technologiques face aux transformations du travail, à l’automatisation croissante et au réchauffement climatique : un futur « socialiste » qui s’appuie sur l’idée de revenu universel, un futur « communiste » de l’abondance des ressources, un futur basé sur le « capitalisme de la rente » et un futur de « l’exterminisme » qui se moque bien des conséquences désastreuses du réchauffement global pour les plus pauvres et ne s’intéresse qu’à protéger les populations privilégiées suivant un certain cynisme criminel (on y reviendra bientôt plus longuement dans un grand entretien avec Peter Frase).

Peter Frase (à gauche) en conversation avec Pete Wu. © Ewen Chardronnet
Remise du Border Award à Ermi van Oers pour sa lampe Living Light. © Wouter Vellekoop

En clôture de cette édition fournie, le festival a remis ses Border Awards. La grande gagnante est Ermi van Oers et sa Living Light, une lampe-plante inspirée des piles microbiennes qui trouve son énergie en collectant les électrons dégagés par les bactéries dans le sol durant le processus de photosynthèse de la plante.

Présentation de Living Light par Ermi van Oers (en anglais):

Les sites de Border Sessions et Border Labs