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Kamikatsu, le village japonais à presque zéro déchet

Rizières en terrasse dans le village de Kamikatsu au Japon. © Cherise Fong

Le mouvement séduit, de San Francisco à Abou Dabi, de Nestlé à Ikéa, des gouvernements aux communautés. Au Japon, le village de Kamikatsu, 1600 habitants, est le lieu-phare du zéro déchet. Reportage.

De notre correspondante à Tokyo (texte et photos)

A l’heure où notre planète entière risque d’être étouffée par la quantité de déchets produite par l’espèce humaine, la localité rurale de Kamikatsu, nichée dans les montagnes des rizières en terrasse de Shikoku, la moins peuplée et la plus pauvre des quatre îles principales du Japon, porte haut l’étendard du zéro déchet.

Le mouvement international zéro déchet consiste à s’engager à réduire, réutiliser, recycler et composter ses déchets, de façon à promouvoir un système industriel qui fabrique des produits durables, pour éliminer les produits toxiques des incinérateurs et des décharges, et tendre vers l’annulation totale des déchets.

Une centaine de localités à travers le monde, dont une poignée au Japon, ont déclaré une politique zéro déchet avec une année cible à l’horizon de leur ambition. Pour Kamikatsu, première municipalité japonaise engagée dès 2003, l’année cible correspond à celle des Jeux olympiques de Tokyo : 2020.

A la déchetterie, une affiche indique: «S’il peut servir, il a de la valeur. S’il est trié, c’est une ressource.»

Quand on demande à Akira Sakano, fondatrice et présidente visionnaire de la Zero Waste Academy, si Kamikatsu atteindra son objectif, elle explique : « Zéro déchet, c’est un but qu’on n’est pas obligé d’atteindre. Zéro est un slogan, comme “zéro alcool au volant” ; on sait qu’il y aura toujours un incident. Mais en disant “zéro”, on peut être assez créatif pour atteindre 99% de l’objectif, engager plus de monde, ce qui est le but principal du mouvement. »

Le taux de recyclage actuel de Kamikatsu est de 80%. Si le chiffre impressionne, il ne raconte pas tout, dit la responsable de l’association qui gère le centre local de tri de déchets, porteuse de nombre d’initiatives visant le zéro déchet. Car si ce taux est effectivement à la hausse, la quantité de déchets produite ne bouge pas, un phénomène dû à la pléthore d’emballages sur presque tous les produits en vente.

« En tant qu’association, les détails du recyclage ne nous intéressent plus tellement, reprend Akira Sakano. Maintenant que les gens sont habitués à trier, nos priorités sont plutôt d’influencer les fabricants et d’autres communautés à adopter le concept du zéro déchet. Il ne s’agit pas seulement de recyclage, mais de changer tout le système de consommation : comment peut-on changer les produits eux-mêmes, ainsi que les habitudes d’achat des consommateurs. On observe déjà une évolution des mentalités chez certaines personnes une fois qu’elles se sont habituées à trier, qui se demandent quels matériaux ont moins d’emballage, lesquels sont plus faciles à trier… Encore faut-il leur donner la possibilité d’acheter des produits sans aucun emballage. C’est notre prochain défi. »

L’équipe de la Zero Waste Academy (de g. à dr.): Terumi Azuma, Stephanie Gracie, Natsumi Kataoka, Akira Sakano, et le responsable du centre de tri Kazuyuki Kiyohara.

Entre-temps, la Zero Waste Academy continue à discuter avec les fabricants japonais, à organiser des festivals, des ateliers, des conférences et d’autres événements pour sensibiliser la population à la réduction des déchets, depuis les enfants de la région jusqu’aux visiteurs internationaux.

Depuis 2016, les commerces de Kamikatsu peuvent obtenir une « Zero Waste Accreditation » à condition d’adhérer aux normes de tri et de recyclage des déchets, de former leurs employés à ces réflexes écologiques, et de déclarer leurs propres objectifs zéro déchet : achat d’alimentation locale, ré-emploi d’objets destinés à un usage unique, possibilité offerte aux clients d’apporter leur propre bouteille ou récipient pour emporter, réutilisation de ressources locales afin de contribuer à l’économie circulaire… Jusqu’à présent, au moins six commerces, dont cinq cafés-restaurants et un établissement thermal, ont été accrédités.

Carpes imperméables

La Zero Waste Academy a notamment ouvert deux espaces « Kuru Kuru », dont le nom fait référence au mouvement circulaire des biens. A la boutique d’occasion, où les habitants de Kamikatsu sont invités à déposer leurs vieux objets encore utiles (vêtements, vaisselle, etc.), n’importe qui peut emporter ce qui lui fait plaisir, gratuitement. Ici, la circulation des biens se mesure en masse. En 2015, environ 13 tonnes d’objets sont entrées et 11 tonnes sont sorties de la boutique, soit un taux de réutilisation d’environ 85%.

Drapeaux traditionnels upcyclés en toile décorative à l’atelier Kuru Kuru.
Objets créés à partir de textiles récupérés au centre d’artisanat Kuru Kuru.

Le centre d’artisanat, une perle d’art au milieu des déchets, attire plus de 2000 visiteurs chaque année. On y retrouve chemises, vestes, sacs, foulards, sandales et autres curiosités cousues à partir de vieux tissus et textiles – et même de vieux kimonos, qui rappellent l’initiative Reborn Kyoto dont nous avions parlé – par une vingtaine de femmes âgées de la région. L’atelier de couture et de tricot se trouve juste à coté. Mais le produit phare de Kuru Kuru, ce sont les imperméables fabriqués à partir de vieilles flûtes de carpe. Ces longs drapeaux de couleurs vives, traditionnellement exposés pour la fête des enfants le 5 mai, sont tombés en désuétude avec le vieillissement de la population.

Juste à côté des bureaux de la Zero Waste Academy, affichant de gros drapeaux rouges « Zéro déchet en 2020 ! », le dépôt de déchets Hibigatani est ouvert tous les jours de l’année de 7h30 à 14h, fermé seulement les trois jours des fêtes du Nouvel an. Juste en face, l’ancien lieu d’incinération ouverte ; de l’autre côté, un terrain de vente de bois.

Le tri sélectif compte actuellement 45 catégories, dont plusieurs pour le papier, le verre, les canettes, les plastiques, etc. Au-dessus de chaque récipient dédié, un panneau indique le lieu où ces déchets seront traités et le chiffre en yens par kilo (positif ou négatif) selon ce que leur recyclage rapporte ou coûte à la municipalité. Ce jour de semaine, en fin de matinée, on y croise deux femmes venues en voiture déposer et trier leurs déchets, assistées par Kazuyuki Kiyohara, responsable de la déchetterie, et un autre employé.

Sur le panneau rouge au centre de tri: «Lavez SVP. Les objets souillés ne peuvent pas être recyclés.»
Un tirage au sort récompense celles et ceux qui recyclent le papier au centre de tri.

Un tri sélectif à 9, 22, 34, puis 45 catégories

L’histoire écologique de Kamikatsu date de bien avant sa déclaration officielle zéro déchet. Depuis les années 1990, grâce aux subventions locales, tous les foyers ont leur propre composteur électrique. Suite à une loi qui interdisait l’incinération ouverte, chaque municipalité avait alors été obligée de gérer ses déchets. Etant donné son budget modeste, Kamikatsu a commencé dès 1997 à éduquer ses résidents au tri sélectif, au départ avec 9 catégories, puis 22, puis 34… jusqu’aux 45 catégories d’aujourd’hui.

Dans ce village où la moitié de la population a plus de 65 ans et plus du quart plus de 85, cette initiative a rencontré sa part de résistance. Mais au cours des vingt dernières années, même les personnes âgées de cette commune rurale se sont habituées peu à peu à trier, tout en poursuivant leurs propres activités.

La vue sur la montagne de Kamikatsu depuis la maison traditionnelle de Kishi-san.

Kishi-san, 69 ans et pleine de vie, qui a voyagé jusqu’en Chine et en Australie mais n’a jamais mis les pieds à Tokyo, adore accueillir les voyageurs aventureux dans sa minshuku Yama Ai, une maison traditionnelle dans la montagne. Elle y vit avec son mari, 73 ans, lui aussi un enfant du pays, leur fils et sa femme, et leurs deux petits-enfants. A l’instar de beaucoup d’autres habitants de la région, ils ont dû abandonner leur activité de sylviculture lorsque le gouvernement japonais s’est mis à importer le bois moins cher à partir des années 1970. Depuis, ils élèvent des milliers de poulets qu’ils vendent trois fois par an pour un revenu qui subvient tout juste aux besoins de toute la famille. Kishi-san sèche les fleurs et les fruits, fabrique des paniers et cultive aussi son jardin.

Sa voisine, Sakano-san, 89 ans, est une des premières employées de l’entreprise Irodori, enracinée à Kamikatsu depuis sa fondation en 1986 et dont la moyenne d’âge des employées est de 70 ans. Irodori vend plus de 80% des tsumamono, ces feuilles décoratives qui accompagnent le sashimi et autres plats traditionnels au Japon. « Ce travail m’a sauvée de la démence », dit-elle tout en lissant délicatement une feuille d’érable bien verte du printemps.

Sakano-san, 89 ans, employée d’Irodori, prépare des feuilles d’érable.

La population de Kamikatsu compte tout de même de nouveaux résidents plus jeunes, en quête d’une vie plus autonome ou plus proche de la nature, qui tentent leur chance en lançant un restaurant ou un service local, si possible accrédité zéro déchet.

Façade de récup’ pour écodesign iconique

Ainsi, l’iconique Rise&Win Brewing Co., très visible en bord de route, ouvert en 2015, a gagné un prix d’architecture pour sa structure insolite affichant franchement son écodesign avec sa façade de fenêtres récupérées d’écoles fermées et détruites de Kamikatsu. Mais les profits de la boutique vont aux propriétaires, résidents de la ville de Tokushima.

Plus loin dans la vallée, le très chic Café Polestar, fondé par Terumi Azuma en 2014, jeune personnalité locale et autre membre phare de la Zero Waste Academy, incarne l’esprit du mouvement dans tous les aspects du commerce. Le jeune serveur m’apporte une délicieuse tarte au yukou, un fruit hybride cultivé exclusivement dans la région, accompagnée d’un fin biscuit et d’une tige d’érable cueillie à l’instant. Les murs du bâtiment sont en cèdre japonais. De temps en temps, le café accueille une présentation d’une personnalité internationale qui vient parler du concept zéro déchet. Matsumoto-san, le mari d’Azuma et gérant du café, originaire d’Osaka, raconte que les premières années n’ont pas été faciles, mais il apprécie le défi de cette nouvelle entreprise loin de l’oppressante métropole.

La façade du Café Polestar, accrédité zéro déchet.
Tarte au yukou et jus de mandarine au Café Polestar.

Le diable du zéro déchet se niche dans les détails. La preuve avec cette anecdote de fin de reportage. Alors que je refusais la grande bouteille en verre d’1l de jus de mandarine qu’on me proposait, trop lourde pour mon voyage en vélo (40km jusqu’à Tokushima), « pas de problème » pour Matsumoto-san : « Si vous avez votre propre bouteille, on vous la remplit. » C’est ainsi que le Café Polestar m’a vendu 500ml de jus de mandarine, que j’ai emportés dans ma bouteille plastique.

Et c’est en redescendant de la montagne, en passant par les rizières en terrasse à travers la forêt verte et dense de cyprès et de cèdres à perte de vue, en dépassant les multiples panneaux « Attention chute de pierres », qu’on sent où commence la responsabilité individuelle de cette tendance vers le zéro : un mouvement où chaque objet est un poids, où chaque objet est un choix.

En savoir plus sur la Zero Waste Academy (en japonais)