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Seed Journey: sur la piste des semences disparues

Cérémonie des semences avant de prendre la mer le 1er avril 2017 près d'Anvers. © Mads Palsrud

Le collectif Futurefarmers naviguait ce printemps à la voile entre la Belgique et l’Espagne. Retour sur la seconde partie de leur grand tour d’Europe à la poursuite de l’origine oubliée de nos semences de blé.

Amy Franceschini, correspondance

Amy Franceschini a fondé Futurefarmers à San Francisco en 1995. Depuis plus de vingt ans, le collectif de designers, artistes, agriculteurs, illustrateurs, scientifiques, ingénieurs, développe des pratiques qui révèlent l’impact de la globalisation sur les politiques locales et constitue des plateformes pour l’apprentissage collectif dans l’objectif d’instiguer des pratiques de partage.

Seed Journey (le voyage des semences) est leur projet de migration inversée de graines entre Oslo et le nord de la Turquie. Sur un vieux voilier de sauvetage en mer, des graines d’anciennes variétés de plantes cultivées à Oslo et originaires des vallées du Tigre et de l’Euphrate vont repartir vers leurs terres d’origine lors d’un voyage par mer et terre. Ce sauvetage a pour but de protéger le droit et l’accès des petits cultivateurs à ces graines. Il est pensé comme un acte de résistance contre la brevétisation du vivant et la réduction de la biodiversité pour des objectifs industriels. En 2016, Seed Journey, parti d’Oslo, avait rallié Anvers.

Amy Franceschini nous livre quelques impressions du second chapitre du Seed Journey, cette fois-ci depuis Anvers jusqu’à la côte nord espagnole, en contournant les côtes de France.

Le premier volet du Seed Journey au prix Artes Mundi (en anglais):

Anvers-Jersey

« Alors que devant nous un horizon à la Rubens nous invite à descendre l’Escaut vers la mer du Nord, un équipage de six à huit invités célèbre notre départ depuis le Willemdok d’Anvers. Les deux mâts qui s’élèvent sur le pont de notre bateau à voile se déplacent entre deux rives – comme un voyage dans le temps des diverses manières de produire de l’énergie : éoliennes (opérationnelles ou défectueuses), centrales nucléaires, fabrication d’engrais azotés, à charbon, etc. L’anthropologue Michael Taussig a décrit notre voyage “comme un retour pour retrouver la route très ancienne de la domestication du blé sauvage, comment il a suivi doucement son chemin suivant les influences humaines ou non humaines, au gré des cadeaux, des échanges, des vents et des courants marins, du Moyen-Orient très cultivé aux barbares du nord.” Le voilier, le RS 10 Christiania, qui transporte à bord une collection diversifiée d’anciennes semences, se lance dans une nouvelle aventure vers le sud avec sa toute dernière acquisition, la graine Bruegel, une graine de 500 ans d’âge retrouvée durant une fouille archéologique sous l’église Saint-Martin de Sint-Martens-Lennik dans le Pajottenland en Belgique en 2015.

RS 10 «Christiania», le bateau du Seed Journey. © Courtesy Petersens

« Seed Journey est un projet de navigation maritime à bord d’un voilier de sauvetage en mer en bois de 1895, le RS 10 Christiana, qui déplace un inventaire de graines anciennes depuis Oslo en Norvège jusqu’à Istanbul en Turquie. Parti d’Oslo le 17 septembre 2016, le voilier entame la seconde étape de son voyage au départ d’Anvers le 18 avril 2017. Un équipage tournant de neuf artistes, anthropologues, boulangers et agriculteurs utilisent la graine comme prisme pour observer l’interrelation entre la production alimentaire et les domaines du partage des connaissances, de la production culturelle, des formations sociopolitiques et de la vie quotidienne. Chaque membre d’équipage apporte son point de vue à cette enquête partagée et l’exprime à travers divers médias dans les institutions d’accueil en cours de route.

Arrivée incognito sur l’île de Jersey, le vent nous a fait arriver un jour plus tôt. © Amy Franceschini

« Le projet avait démarré par une procession des premières années de récolte de céréales anciennes réalisées à Losæter avec la Flatbread Society pour rejoindre le bateau Seed Journey.

Procession des semences de la Flatbread Society à Oslo, Norvège, 2016. © Monica Lovdahl

Sauvetage des semences anciennes

« Les semences particulières qui ont été prises dans ce voyage ont cessé d’être produites au début des années 1900 et ont été “secourues” de divers endroits de l’hémisphère nord — du très formel (les graines épargnées lors du siège de Leningrad par la banque de semences de l’institut Vavilov) à l’informel (comme l’histoire des archéologues expérimentaux qui ont découvert du seigle finlandais entre deux planches de bois dans un sauna abandonné à Hamar, en Norvège). Nous recueillons des graines et les distribuons aux agriculteurs, aux meuniers et aux boulangers qui cultivent activement variétés de semences locales et traditions. Les semences de variétés locales sont des portraits résilients de leurs paysages qui s’adaptent aux changements de la qualité du sol, de la météo et de l’air. Les agriculteurs qui cultivent ces semences les partagent et envoient chacun un petit échantillon aux banques de semences.

« La clé de ce voyage est l’idée de “sauvetage”. Retrouver le chemin parcouru par ces graines et la manière de les cultiver signifie aussi qu’au XXIème siècle nous prenons conscience que nous avons perdu la trace des chemins pris par le passé. Ce voyage est comme un “voyage de Nansen inversé”, ou de Humboldt, de Darwin, de Cook ou Magellan, ou de n’importe quel grand découvreur de votre choix.

Les attablés vont redonner vie à la graine. © Mads Palsrud

La graine Bruegel

« Deux semaines avant de partir, Futurefarmers avait donné une cérémonie des semences dans le but de réveiller la graine Bruegel et de la cultiver à nouveau. Le 1er avril 2017, fermiers, meuniers et boulangers s’étaient retrouvés au Heetveldemolen (moulin à eau) de Tollembeek. Autour de la table du deuxième étage, entourés par l’appareillage de meulage et la poussière persistante des céréales transformées en flots de farine, se sont retrouvés les fermiers Bert Neuckermans, Tijs Boelens et Marc Vanoverschelde, le secrétaire de l’église de SM-Lennik, Jo Meirsschaut, et le paléobotaniste Luc Allemeersch. Autour, une assemblée de locaux curieux, de fermiers urbains et de journalistes de la presse locale venus assister à l’éveil de cette graine Bruegel. Sur la table, un ensemble de sacs et de bouteilles et de paquets de grains apportés par chaque agriculteur et la pièce maîtresse — une maquette symbolique du “bateau de sauvetage” en bois remplie de graines collectées depuis le début du Seed Journey.

Bateau des semences, 2016. © Monica Lovdahl

« Après la cérémonie de réveil de la semence, les participants ont transporté les graines Bruegel du moulin à la rivière Marcq, où les “canoës-fours” de Futurefarmers les attendaient. Les rameurs ont ensuite acheminé les graines par les voies navigables de Marcq, Dendre et Escaut, pour rejoindre le vaisseau-mère du Seed Journey à Anvers.

Le « canoë-four » de Futurefarmers © Amy Franceschini
Départ du moulin à eau © Karl Everaert

« Les graines Bruegel (retrouvées carbonisées) sont préservées dans un grand sablier, que l’on nomme le Seeds of Time vessel (vaisseau des Semences du Temps).

Le vaisseau des Semences du Temps, 2017. Sablier contenant la graine Bruegel. © Karl Everaert

Rêves fertiles

« Nous sommes de jeunes paysans avec des rêves fertiles et une aspiration à l’échelle du paysage. Mais pour nous les choses vont encore plus loin. Avec notre ferme, nous voulons être aussi autonomes que possible. Nous voulons façonner des réseaux de producteurs et de consommateurs de manière à créer un “marché” solide qui puisse couvrir les besoins d’une société. Suivant cette aspiration quand nous pensons grain, nous pensons pain. Le pain durable et équitable devient la monnaie de la résistance.

« Lorsque Futurefarmers recueille des graines de chaque agriculteur, nous leur demandons de nous faire parvenir un message à transmettre au prochain agriculteur. Nous prenons ce message et le traduisons en morse et ensuite en signaux de fumée. Tijs Boelens nous a transmis le message suivant : “autonomie de pensée et de pratique”.

Traduction en morse des messages des fermiers avec le charbon du four de Futurefarmers. © Stijn Schiffeleers

Radio pirate entre Jersey, San Sebastian et Santander

« Durant la seconde partie du voyage, le Seed Journey a accueilli plusieurs projets artistiques. Le projet Electromagic Commons du collectif bolwerK s’appuie sur les analogies possibles entre agriculture et radiocommunications. Le terme de diffusion peut se référer étymologiquement à une technique de semis, la diffusion des semences fait partie de l’activité du paysan. Nous ne la voyons pas selon une diffusion de masse mais selon une circulation locale, en termes d’essaimage de circuits courts citoyens sur les ondes (hertziennes). La propagation, la création de nouvelles plantes à partir de graines, de boutures, de bulbes, etc., est aussi un terme utilisé pour décrire la manière dont les ondes radio se déplacent d’un point à l’autre, par le soleil et la réflexion sur l’ionosphère. Allo ? La réception est bonne ?

Atelier de transmission vidéo par ballon radio à la Fundación Botín de Santander. © bolwerK
Lâcher du ballon. © bolwerK
Images transmises par radio depuis le ballon. © bolwerK

« Le nombre d’antennes actives et de personnes qui s’expriment sur les différentes fréquences (AM, FM, VHF, HF…) montrent que le spectre électromagnétique est une ressource naturelle critique. Electromagic s’est déployé comme la station de radio pirate du bord, un lab ouvert, offrant l’occasion d’organiser des événements performatifs. À chaque escale où nous nous sommes arrêtés, nous avons mené des ateliers de construction d’appareils de manière à ce que les associations locales puissent les reproduire. Nous avons également réfléchi à des stratégies pour défendre le spectre électromagnétique comme bien commun.

Radio pirate à bord du «Christiania», avec l’antenne installée au sommet du mât. © Amy Franceschini

Picos de Europa

« Le 23 mai, après notre cérémonie des semences à Santander à la Fundación Botín, le Seed Journey s’est embarqué dans une navigation terrestre sur une zone périlleuse en collaboration avec un équipage ad hoc de Californie ; le skipper et professeur en écologie Ignacio Chapela de l’université de Berkeley ; son second, Diego Peñaloza Jiménez, et le quartier-maître Hailey Baird. Avec une sélection de toutes les graines rassemblées sur Seed Journey sur son dos, Ignacio a mené l’équipage dans une randonnée traversant les montagnes qui ont émergé des tensions tectoniques du littoral cantabrique jusqu’à la sierra de l’Escudo de Cabuérniga, aux Picos de Europa en passant le Naranjo de Bulnes, et suivant les voies des bergers vers les lacs de Covadonga et enfin Cangas de Onís, où ils ont été accueillis par le collectif Inland-Campo Adentro et leur école de bergers.

Le professeur Ignacio Chapela transportant sur son dos une sélection de graines collectées pendant le Seed Journey au travers des Picos de Europa en Espagne. © Amy Franceschini

« Le Seed Journey se poursuivra selon plusieurs modes de transports jusqu’à Istanbul où il sera reçu par la SALT/Galata fin septembre 2017. Comme le dit Taussig : “Le retour des graines anciennes est comme une ingénierie inverse, il s’agit de déplier un à un les éléments de cette longue histoire. Ce voyage est une allégorie qui sera toujours ouverte au hasard.” »

Le site du Seed Journey