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Panorama à 360 degrés de la réalité virtuelle de l’information

Le reportage immersif «One Dark Night» rejoue le meurtre du jeune Trayvon Martin. © Emblematic Media

La VR est encore compliquée et chère à produire. Pourtant, les reportages immersifs se multiplient. Créant une nouvelle forme d’engagement pour l’information. Enquête.

En 2012, Nonny de la Peña, ex-correspondante de Newsweek, collabore avec le MxR, un département pilote sur la réalité mixte à l’Université de Californie du Sud. La journaliste étudie le potentiel de la réalité virtuelle (VR) pour traiter d’un sujet sur la faim dans les villes américaines. Palmer Luckey, 19 ans, son stagiaire, lui fabrique un prototype bardé de ruban adhésif, l’Oculus Rift, le casque de VR qui fera plus tard de Palmer un millionnaire.

La VR pour l’info n’a pas dix ans. C’est ainsi qu’est né Hunger in LA, une expérience qui se déroule dans la file d’attente d’un centre de distribution de nourriture à Los Angeles. Au milieu des personnes qui patientent, l’expérimentateur est témoin de la chute d’un homme, victime d’un coma diabétique. Nonny de la Peña constate que les gens essaient d’intervenir, prennent soin d’éviter le corps, et sortent remués de l’expérience. Hunger in LA sera présenté au festival de Sundance en 2012.

«Hunger in LA», première expérience de journalisme immersif, 2012:

Journalisme ou pas?

Au cours d’une conférence TED, Nonny de la Peña explique que ses collègues journalistes trouvent l’approche trop subjective. Elle préfère parler d’interaction appropriée. « On ressent le monde avec notre corps autant qu’avec notre esprit, il n’y a pas de raison que nous n’expérimentions pas les histoires de la même manière », explique-t-elle. Un point de vue qui rejoint celui de Jaron Lanier, l’informaticien américain qui a donné son nom à la réalité virtuelle dans les années 1990 et qui souhaitait créer « une communication post-symbolique qui passerait par le corps ».

Pour Nonny de la Peña, c’est la rigueur de la restitution et la mise en évidence des faits qui fait l’exercice journalistique. En 2015, elle exhume les évènements de 2012 qui ont conduit à la mort du jeune Afro-Américain Trayvon Martin à Sandford en Floride, un drame qui avait divisé l’Amérique. One Dark Night, conçu à partir des témoignages du procès de son meurtrier George Zimmerman, intègre également des archives, comme la voix de la mère de la victime, enregistrée par les secours.

«One Dark Night» rejoue l’affaire Trayvon Martin, réal. Nonny de la Peña, 2015:

Les conditions de la présence

Si les expériences de Nonny de la Peña provoquent une forme de contagion émotionnelle, ce n’est pas par hasard. La journaliste, qui se risque à parler d’empathie, a collaboré avec Mel Slater, un chercheur qui a contribué à définir les conditions de la présence, cette sensation d’y être propre à la réalité virtuelle. Des conditions qui exigent l’emploi de la 3D et le calcul de la position (position tracking) pour se déplacer et favoriser la proprioception (la perception par la position du corps) qui s’ajoute à la vue et à l’ouïe.

L’audience fait-elle le média?

Mais la 3D, la VR et ses casques sont synonymes d’audience restreinte. Dans un rapport américain de la Knight Foundation de 2015, Cory Key, vice-président de la chaîne Discovery, explique que « tant qu’il n’y aura pas un direct depuis une ligne de front, accessible depuis un appareil mobile, la réalité virtuelle ne sera pas prête à remplacer ce qui existe actuellement ». Dans ce même rapport, Niko Chauls, directeur de la technologie chez USA Today, qui proposait dès 2014 Harvest Of Change, la visite virtuelle d’une ferme de l’Iowa, estime que « les mesures d’audience de la vidéo ne sont pas applicables » et qu’il « faut inventer de nouveaux outils d’analyse ». Une mesure d’empathie ?

De la 3D immersive à la vidéo immersive

Entre 2014 et 2015, la sortie du Google Carboard et du Samsung Gear VR qui s’adressent à l’univers du mobile vont constituer une première réponse. Mais c’est l’application VRSE, aujourd’hui With.in, du réalisateur américain Chris Milk qui va susciter l’intérêt des médias d’information. Chris Milk brouille les pistes en mélangeant expériences 3D et vidéos 360° sur des actualités chaudes. La grande marche contre la violence policière à Ferguson filmée par Spike Jonze en 2014 ou encore Clouds over Sidra en 2015, la vie dans un camp de réfugiés syriens vus depuis les yeux d’un enfant, réalisé en collaboration avec l’ONU. 

L’expérience d’un camp de réfugiés à la première personne. © Chris Milk

Ces sujets à la première personne sont inédits. Dans une interview à Consumer Reports, Jake Silverstein, rédacteur en chef du New York Times Magazine, cite le commentaire d’un journaliste sur Clouds over Sidra : « J’ai monté des centaines de sujets sur les réfugiés, mais je n’ai jamais eu une expérience comme celle-là. » Les médias investissent. En novembre 2015, le New York Times distribue 1,3 million de Google Cardboard pour promouvoir The Displaced, un reportage 360° sur l’enfance face à la guerre. 

«C’est le genre d’exercice fou et irresponsable que nous devrions faire plus souvent.»

Mark Thompson, président du «New York Times»

Faute de monétisation des contenus VR toutefois, les rédactions ne pourront financer une équipe spécialisée 360°, affirme le Washington Post dans le rapport de la Knight Foundation. Adrien Duquesnel, photographe spécialiste de la vidéo 360°, estime son propre investissement à près de 15 000€ : « J’ai débuté avec six Gopro. Mais des erreurs de parallaxe m’ont fait évoluer vers des objectifs grand angle. » Et puis, confirme-t-il, les rédactions hésitent à faire appel à l’extérieur pour « des raisons structurelles et une culture digitale mal digérée ». 

En 2016, le groupe Huffington Post achète Ryot, start-up californienne spécialisée dans la vidéo 360°. Un rapprochement qui n’étonne pas Raphaël Beaugrand, grand reporter chez Okio, studio parisien spécialisé dans la VR, qui a vendu plusieurs reportages 360°, notamment au Parisien. Le New York Times comme France Info ont investi dans des caméras « tout en un », type Samsung Gear 360. « C’est suffisant pour Youtube ou Facebook, mais je privilégie des caméras multiples pour éviter une obsolescence trop rapide des contenus », explique Raphaël Beaugrand. Et ainsi pouvoir les diffuser via des casques gourmands en définition.

Le Népal après le tremblement de terre, réal. Ryot, 2015:

Un journaliste qui reste maître de son sujet

« Choix du sujet, angle, écriture de la narration, placement de la caméra, post-production » : Raphaël Beaugrand énumère les leviers dont dispose le journaliste VR. Dans son reportage sur la Légion étrangère en Guyane, il démontre que l’on peut aussi enchaîner des plans, « à condition d’assurer leur cohérence dans le cours de l’action », explique-t-il. Un mauvais choix peut se traduire par la nausée pour le spectateur. Lui privilégie les plans fixes, puisque « le travelling implique des moyens lourds pour stabiliser l’image et en post-production pour effacer l’objet roulant ».

La Légion étrangère en Guyane, réal. Raphaël Beaugrand, 2016:

Un coût relatif à l’ambition du reportage

«Tout repose sur l’ambition que l’on veut donner à son reportage», prévient Raphaël Beaugrand. Et cette ambition a un coût : « Le meilleur exemple, c’est The Enemy », affirme-t-il, une expérience du reporter de guerre Karim Ben Khelifa qui propose de se confronter aux deux lignes de front du conflit israëlo-palestinien, et a dû réunir un budget d’1,2 million d’euros. Pour l’instant, le marché du reportage 360° a du mal à fixer ses tarifs. Le bénéfice pour l’hébergeur ne se calcule pas en terme d’audience « mais plutôt en terme d’image », estime Raphaël. Adrien Duquesnel évoque une offre de 3000€ du Parisien pour la vente d’un reportage tourné sur le site de Tchernobyl – avortée pour des questions de calendrier. « Certains médias mettent en avant la visibilité en guise de rémunération, c’est, je pense, le cas du New York Times », remarque Raphaël Beaugrand.

Echange de points de vue de belligérants avec «Enemy» de Karim Ben Khelifa. © Emmisive

«Syrie, la bataille pour le Nord», réal. Okio (600 000 vues), 2015:

La télévision, bonne fée du reportage 360°

Les médias télévisuels soutiennent le marché. France 5 y consacre même une émission, 360@, présentée par Vincent Nguyen qui prépare une nouvelle saison de reportages. Arte a également co-produit Urgence au Sud-Soudan avec la célèbre agence de reportages américaine Frontline. Raphaël Beaugrand prépare quant à lui un triptyque avec le Forum des images TV5 Monde, qui revisitera des lieux exceptionnels sous l’angle des métiers. Le premier opus a été tourné avec l’organiste de l’église Saint-Eustache à Paris.

D’ailleurs, le prochain Gen Summit qui réunira plus de 750 rédacteurs en chef venu de 70 pays du 12 au 23 juin à Vienne, en Autriche, propose comme théma 2017 : « De la post-vérité à la réalité virtuelle : navigation dans le futur des médias ». Et les écoles de journalisme de proposer des modules de formation dédiés au reportage 360°.

La 3D fait de la résistance

En l’absence d’interaction cependant, la vidéo 360° est condamnée à une certaine innocuité. Raphaël Beaugrand évite de parler d’empathie, lui préférant l’émotion. « L’empathie, ce n’est pas le rôle du journaliste, c’est trop variable selon les personnes et les sujets. Où se situe l’empathie lorsqu’on assiste à un entraînement avec Lebron James ? » Au contraire, Nonny de la Peña voit le choc immersif comme un moyen de provoquer l’engagement, la VR au service d’un journalisme activiste.

«Une part du bon journalisme, en tant que partenaire citoyen de mon public, consiste à lui offrir des moyens d’agir.»

Nonny de la Peña, journaliste VR

En 2016, le Guardian a proposé 6X9, une expérience 3D sur l’isolement carcéral soutenue par l’ONG Solitary Watch. La conception par ordinateur a été choisie en raison de la difficulté d’obtenir des autorisations pour filmer dans les prisons. Mais ce choix a aussi permis d’intégrer les hallucinations décrites par les détenus. L’agence Frontline a contribué au réalisme en offrant des sons issus d’un reportage en milieu carcéral. Mais le développement du projet a demandé près de neuf mois, là où Nonny de la Peña prend parfois quelques semaines seulement, en passant par des bibliothèques de modèles 3D et d’animation. Car le prix des modélisations reste prohibitif pour traiter l’information à la petite semaine. Alors que USA Today révèle avoir payé 50 000$ pour Harvest Of Change, Nonny de la Peña parle d’un prix plancher de 35 000$.

«6x9», un exemple de journalisme militant que permet la VR. © The Guardian

A nouveau média, nouvelle éthique

Les coûts pourraient baisser avec le développement de plateformes 3D prêtes à l’emploi, des mondes virtuels comme Sansar ou High Fidelity. Les psychologues qui traitent les phobies avec la VR ont prouvé que l’interaction primait sur le réalisme en terme d’impact en obtenant d’excellents résultats dans des univers à la GTA.

«Project Syria», l’expérience d’un bombardement, réal. Nonny de la Peña, 2014:

Cette nature psycho-active de la réalité virtuelle pourrait faire naître de nouvelles responsabilités pour le journaliste. C’est ce que pensent Michael Madary et Thomas Metzinger, chercheurs à l’Université de Mayence, en Allemagne, qui ont rédigé un code de bonne conduite sur l’usage de la réalité virtuelle pour la science et le grand public.