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FAB12: pourquoi fabriquer presque tout (à Shenzhen)

Moment fort de la conférence internationale FAB12: Saarang Sumesh, 8 ans, maker depuis qu’il a 3 ans. © Cherise Fong

Une première chinoise: FAB12, la conférence internationale des fablabs s’est tenue du 8 au 14 août à Shenzhen, la ville qui produit 80% de l’électronique mondiale. Des centaines de labs de 64 pays ont débattu fabrication de masse et émancipation maker. Et la France a été choisie pour accueillir FAB14! 

Shenzhen, envoyée spéciale (texte et photos)

« À la fin de cette semaine, nous serons changés, a déclaré le père des fablabs et professeur au MIT Neil Gershenfeld lors de la séance d’ouverture de FAB12. À la fin de cette semaine, Shenzhen sera changée. » Au bout de sept jours intenses de présentations, conversations, ateliers, soirées dans le hall de l’hôtel Sheraton qui accueillait la rencontre internationale des fablabs estampillés MIT du 8 au 14 août, visites en ville, symposium, festival et Fab 2.0, ce changement à la rencontre des makers et de la fabrication de masse, bien que déjà en marche, semble tout juste entamé. Et ce n’est que le bout de l’iceberg…

Un masque en papier de Neil Gershenfeld devant l’espace Fab 2.0 dans le hall de l’hôtel Sheraton.

Pourquoi Shenzhen pour FAB12 ? Déjà connue des bricodeurs comme la Mecque des makers pour sa vente au détail de composants électroniques en tout genre au prix de gros, et comme la Silicon Valley du hardware pour ses incubateurs accélérateurs de start-ups, la ville elle-même est un exemple de prototypage rapide à fort succès. L’ancien village de pêcheurs, officiellement déclaré Zone économique spéciale (SEZ) expérimentale en 1980, est aujourd’hui une métropole dynamique de 11 millions d’habitants, dont 98% viennent d’ailleurs et dont la moyenne d’âge frise la trentaine, responsable pour 60% de la production industrielle chinoise, selon les chiffres officiels, et où, contrairement au reste de la province cantonaise, on parle le putonghua, littéralement le « langage commun » de la Chine.

Les dimensions de l’exploit paraissent encore plus abyssales lorsqu’on se promène dans le quartier électronique de Huaqiangbei, une zone de 3 km2 au centre de Shenzhen où les boutiques de composants et de produits s’entassent dans des immeubles à plusieurs étages, sans fenêtre et à plafond bas. Du célèbre gratte-ciel SEG Plaza au Yuanwang Digital Mall, dont la densité verticale rappelle la Citadelle de Kowloon à Hong Kong avant sa démolition, derrière les comptoirs, on fume, on boit le thé, on tape furieusement sur des claviers, pendant que dans les étroits couloirs, les enfants jouent. Ici, chaque petit stand n’est que la vitrine d’une immense opération de fabrication et de vente de produits électroniques. À Shenzhen, la boutique de prototypage prend la dimension d’une usine, l’usine celle d’une ville… et des sites web comme Taobao assurent l’exportation à l’échelle mondiale, jusqu’à la vente de détail aux particuliers.

L’espace péruvien de tissage dans le hall du Sheraton.

Le shanzhai ou l’artisanat pirate

Mais comment réconcilier fabrication de masse et émancipation personnelle chère au mouvement maker ? Selon David Li, co-fondateur du premier makerspace en Chine, Xinchejian, en 2010, le shanzhai (piratage des biens) constitue l’artisanat shenzhenois par excellence : on commence par copier un produit, mais sans s’embarrasser des contraintes industrielles, puis on en rajoute pour le customiser et l’améliorer. Dans l’écosystème ultra efficace de Shenzhen, la manufacture du prototype peut se faire en moins d’une semaine.

En 2015, dans la foulée de ses précédentes initiatives internationales Hacked Matter, née à Shanghai en 2011, et Maker Collider, David Li a créé le Shenzhen Open Innovation Lab (SZOIL), en partenariat avec nombre d’institutions et d’entreprises de Shenzhen, et en collaboration avec le Center for Bits and Atoms du MIT, afin de rapprocher ces deux cultures de fabrication industrielle et de makers. Et le petit village global de FAB12 réuni au 6ème étage de l’hôtel Sheraton s’est efforcé d’entamer le dialogue au cours de l’événement le plus international de l’histoire de Shenzhen : après sa Maker Faire 2014 et sa Maker Week 2015, il était temps que ces deux univers se rencontrent à l’échelle d’un congrès. Entretemps, SZOIL est devenu le premier membre asiatique du réseau mondial Fablab2.0.

Fab 2.0, Fab 3.0 ou Fab 1,75?

Une des machines fabriquées dans l’atelier Fab 2.0, développée par Jens Dyvik de fellesverkstedet.no.

Fab 2.0 a constitué le thème omniprésent de cette 12ème conférence. Dans un contexte de croissance quasi exponentielle de labs et autres « espaces d’innovation » et de célébration des Fab AcademyBio Academy et son pluriel Academany, qui ne parlent plus d’éducation STEM, pour sciences, technologie, ingénierie et mathématiques, mais de STEAM, façon d’inclure les arts, Neil Gershenfeld a fait remarquer que la charrue se trouvait loin devant les bœufs : « Vous nous apprenez à utiliser les outils du design mais pas à faire du design. » Dans un paysage saturé de fabrication et d’innovation, la question n’est plus comment mais pourquoi fabriquer…

Face à ce paradoxe de la fabrication à outrance au détriment de la pertinence, de la simplicité et donc de l’accessibilité universelle aux machines, Nadya Peek, professeur au Center for Bits and Atoms, a organisé avec Luciano Betoldi du Fab Lab Barcelona l’atelier central de FAB12 : «Fab 2.0 Making Machines that Make».

Intervention de Nadya Peek sur la Fab Academy et les «Machines that Make»:

Le principe de Fab 2.0 est d’allier la machine à l’application, de façon à créer des machines ad hoc pour une production orientée objet, et donc toute une infrastructure qui permette de fabriquer presque tout.

Autrement dit, chaque machine n’est qu’une simple configuration d’éléments de base, pas chers et accessibles à tous, pour fabriquer quelque chose de spécifique.

Par extension, Fab 3.0 consisterait à tout simplement assembler les machines sans avoir à découper ni à imprimer. A l’ère Fab 4.0, il n’y aurait plus de machines, le matériel lui-même serait programmé… Tous ces modes coexistent déjà, mais avancent à des vitesses différentes. Pour Neil Gershenfeld, nous nous trouvons actuellement aux alentours de Fab 1.75…

Bric-à-brac et bidouille à FAB12  

L’espace dévolu à FAB 2.0, installé en plein hall, proposait un joyeux bazar de découpes laser, imprimantes 3D haut-de-gamme, grosses boîtes à outils, matériaux découpés, éléments imprimés et rebuts d’impressions 3D, prototypes en attente, en cours… Au sein de ce bric-à-brac, les futurs fabacadémiciens finalisaient leurs projets de fin d’études pendant que des makers fabriquaient des machines 2.0, avec la bonne volonté de tout conférencier qui le souhaitait. Jon Nordby, du hackerspace norvégien Bitraf, montait la TapeXY, une machine à fabrication personnelle faite d’acrylique, dont les deux axes glissent grâce à du ruban adhésif à faible friction. Limitée au découpage fin et à la gravure, elle est assez légère pour fonctionner à la verticale, ses matériaux sont facilement accessibles au détail et peut se fabriquer (et se customiser) en fablab selon les préférences de chacun. 

TapeXY de Jon Nordby.

Les trois premiers après-midis de FAB12 ont vu se dérouler simultanément tout un tas d’autres workshops pour fabriquer des lampes chinoises découpées et personnalisées au laser, des tissus péruviens tissés au métier, des marionnettes indiennes en papier, de mini-instruments de musique Midi, un drone en bois, un Wall-E en carton… Comme chaque année, les discussions étaient quant à elles regroupées par thème : éducation, fabcities, humanitaire et fonctionnement. C’est dans cette dernière catégorie que se trouvaient les sujets les plus juteux : l’écosystème de Shenzhen, le cycle de vie d’un fablab, soutenir le réseau de la Fab Foundation animé par Sherry Lassiter

Abhijeet Khandagale fabrique un Wall-E avec le jeune Saarang Sumesh.
Une lampe fabriquée en atelier montre les deux amants de la légende chinoise.

La présentation pratique et passionnée sur les fablabs mobiles de Bart Bakker, de la Benelux Fablab Foundation, a attiré un public très varié de fabmanagers mobiles ou en devenir, venus d’Oklahoma aux Etats-Unis, de Chandigarh en Inde, d’Auckland en Nouvelle-Zélande, d’Abou Dhabi aux Emirats arabes unis…

Marwa Ibrahim Sahrawi et sa collègue montrent leur fablab mobile à Abou Dhabi.

Bart Bakker a évoqué ces labs de 10 000$ à 100 000$ lors d’une des présentations matinales dédiées aux initiatives indépendantes ou humanitaires, où on a aussi parlé de l’implantation de réseaux de fablabs au Kerala (Inde), en Egypte, au Rwanda, en Amazonie… On a également vu le Japonais Yoshisuke Kuramoto faire la démo de son scooter électrique tricycle, fabriqué en collaboration avec des fablabs au Japon et à Taipei, qui lui a permis de retrouver la mobilité personnelle après un accident de la route en 2000. La présentation du Fablab Kamakura a fait ressortir les différences entre modèles, depuis ce fablab historique du Japon, qui privilégie l’esprit de communauté dans un pays vieillissant, jusqu’aux fablabs de jeunes pays en développement plus orientés vers la création de futurs entrepreneurs.

Eric Pan, fondateur de Seeed Studio, fait un tour sur le Fab Scooter de Yoshisuke Kuramoto.

E-Line Media, une société de production de jeux connue pour sa mission pédagogique et humanitaire, notamment pour son jeu phare Never Alone sur la culture indigène en Alaska, a annoncé Fab the Game : un jeu en cours de finalisation qui nous demande d’imaginer, de construire et de gérer le monde post-Fab 2.0 de la troisième révolution digitale.

Et à la fin, c’est Toulouse qui gagne

Last but not least, Neil Gershenfeld l’a annoncé : le lieu choisi pour accueillir FAB14 en 2018, c’est Toulouse ! La délégation française, toulousaine et parisienne, s’était déjà mis le vote du public en poche grâce à son pitch plein d’impact logistique, visuel et émotionnel, sans négliger la réputation gastronomique de la France… Nicolas Lassabe d’Artilect, qui accueillera la Fab conférence à Toulouse (on y revient très vite) n’a pas hésité à faire le pont entre les 83 fablabs MIT déjà implantés en France et la volonté d’en avoir autant que de fromages en 2018… Entretemps, en 2017, c’est à Santiago du Chili que se retrouveront les fablabs.  

Minh Man Nguyen du Woma et le pitch français pour accueillir FAB14.

Au dernier jour des journées professionnelles, vendredi, le symposium reprenait le thème de la réplication, à base de discussions entre grandes personnalités du milieu : science et technologie, des entreprises qui font des entreprises, des organisations qui font des organisations, et des civilisations qui font des civilisations. En termes de fab innovation, le physicien planétaire Phil Metzger a proposé d’installer des machines de fabrication sur la Lune afin de sauver et transformer la vie sur Terre.

Mais l’intervention la plus étonnante, et peut-être la plus émouvante, était celle du jeune Saarang Sumesh, venu du Kerala en Inde, qui, du haut de ses 8 ans, a dominé la scène et la salle en expliquant son parcours personnel de maker depuis l’âge de 3 ans. 

Saarang Sumesh, 8 ans, maker du Kerala, en Inde.

L’avenir appartient-il à cette génération d’enfants éloignés des haut-lieux traditionnels du savoir-faire occidental, qui sait communiquer, partager, transmettre ? Qui sera là, 40 ans après avoir enclenché le fameux bouton de la Fabcity, pour témoigner des conséquences de nos actions et de la réalité de nos ambitions ? Et comment Shenzhen sera-t-elle changée ?

En savoir plus sur Shenzhen, la Mecque du matériel électronique: un documentaire de «Wired», «Shenzhen The Silicon Valley of hardware» (en anglais) et ce manuel papier de Bunnie Huang, «The Essential Guide to Electronics in Shenzhen» (en anglais)