Makery

Comment (ne pas) innover avec une noix de coco (2/2)

Marc Dusseiller du Center for Alternative Coconut Research. © CC dusjagr

Marc Dusseiller, co-fondateur du réseau DiYbio Hackteria, est un ardent défenseur du matériel ouvert. La preuve dans la deuxième partie de notre entretien, où ce scientifique activiste parle du microscope DiY, de la propagande de l’innovation qui l’a poussé à créer le Center for Alternative Coconut Research.

Marc Dusseiller (plus connu sur le réseau comme dusjagr) est un pionnier du biohacking. Cet ex-enseignant chercheur en interfaces bio-nano de l’école polytechnique de Zurich, après être revenu sur les origines du mouvement DiYbio dans la première partie de cet entretien (réalisé lors d’Interactivos?’16 à Madrid), détaille les problématiques de la science et du matériel ouverts, comme avec le microscope DiY. La création du Center for Alternative Coconut Research et du réseau international Gosh (Global Open Science Hardware) sont autant de façons de se positionner contre « le Zeitgeist de l’innovation » (esprit du temps, ndlr), explique-t-il.

C’est en vous inspirant de l’impression 3D, des développements d’Arduino et de l’émergence du mouvement pour le matériel scientifique ouvert que vous vous êtes lancé dans la promotion du microscope DiY?

Le microscope est un vrai bon projet où, avec un minimum de connaissances en optique et hacking, on peut faire de la biologie en classe avec un appareil à 3$. La dimension open source du projet, ce n’est pas la webcam, un objet de consommation de masse auquel on a donné un autre (meilleur) usage, mais ce sont les instructions sur la façon de le construire et de l’utiliser en classe.

Je me suis rendu compte qu’il était extrêmement pertinent en Indonésie par exemple, où même les meilleures universités ne sont pas bien équipées. En 2009, un collaborateur local d’Hackteria, Akbar Nur Arofattulah, a repris un atelier de microscope DiY, l’a implémenté dans des centaines d’écoles et universités, en a amélioré le design… Si aujourd’hui, des centaines d’écoles utilisent le microscope DiY à Yogyakarta, ce n’est pas du fait du mouvement du matériel ouvert mais bien de la collaboration d’individus, de la multiplication massive d’une idée.

Au-delà de la philosophie du matériel ouvert, le caractère low-cost de projets DiY ouvre de nouvelles perspectives pour le matériel de laboratoire. Le microscope DiY est un projet de science citoyenne que l’on peut aussi utiliser dans l’art. Mais comme Hackteria est un réseau underground avec un wiki rudimentaire et non une université, le message ne s’est pas répandu massivement.

Atelier microscope DiY en Indonésie. © CC dusjagr
Étape 4 des instructions de fabrication du microscope DiY sur le wiki d’Hackteria. © CC D. Landwehr

«Seni Gotong Royon: Hackterialab 2014, Yogyakarta», documentaire (bande-annonce):

Les gens rechignent à se lancer dans la mise en application d’une idée open source. C’est une conséquence de la célébration contemporaine de l’innovation qui conduit à penser qu’il faut nécessairement concevoir quelque chose de nouveau. Ce Zeitgeist de l’innovation ne correspond pas à mon idée de l’open source. Je m’intéresse aux interactions personnelles directes, qu’un site internet ne peut pas remplacer. En France ou en Chine, on ne fait pas de recherche en anglais sur le Web, alors que les participants de rassemblements réguliers partagent, et probablement partageront avec d’autres ensuite. C’est bien s’ils créditent l’idée, mais ce n’est pas nécessaire. Et quand bien même ils “voleraient” l’idée pour la vendre, ça ne me préoccupe pas vraiment.

Marc Dusseiller à propos des workshops, DIYsect (2016, en anglais):

Avez-vous travaillé dans le monde des associations humanitaires? On imagine assez bien le potentiel des outils DiYbio dans les contextes de première ligne, dans les régions qui manquent d’équipements médicaux…

J’ai travaillé comme chercheur dans le domaine biomédical et j’ai vu le potentiel de ces outils low-cost pour la santé. En 2012, je suis allé les présenter à une conférence au Kenya sur le diagnostic au chevet du patient. J’espérais que les gens s’en saisiraient. Mais je ne place pas trop d’espoir dans les applications médicales, étant conscient des questions (légitimes) de validation légale. Les patients méritent des diagnostics de bonne qualité. Si vous promettez un outil de diagnostic qui mène à des décisions thérapeutiques, vous devez faire en sorte que cet outil fonctionne, et ne pas tomber dans des travers comme on a pu le voir dans le cas de du scandale Theranos Inc.

Nous pourrions parler du microscope DiY dans des conférences TED. On y voit tous les deux mois une présentation bien emballée sur la manière de “résoudre” le problème de la malaria. En réalité, jamais rien n’est fait pour s’attaquer véritablement au problème de la malaria. La malaria est une maladie qui touche essentiellement les pauvres. Nous savons comment la diagnostiquer, mais il n’y a pas de budget pour ouvrir des hôpitaux et soigner les malades. C’est pourquoi notre projet est centré sur l’environnement éducatif, mais n’opère pas dans le monde réel des applications de santé.

Démonstration du microscope DiY et collaboration avec des chercheurs en analyse de fluides au First Point-of-Care Diagnostics Workshop à Nairobi (Kenya) en 2012. © CC Hackteria

Il existe tout de même des acteurs du monde de la santé qui cherchent à réduire le coût du matériel, je pense notamment à Echopen à Paris…

Le matériel ouvert peut réduire les coûts, mais la véritable idée serait de penser le design localement. Un outil au Kenya ne ressemblera sans doute pas à un outil au Népal. Du fait de différences élémentaires comme les conditions météorologiques. En allant à ces conférences, j’ai tout de même beaucoup appris. Ce qui m’a conduit à modérer mes promesses, parce que je manque d’expérience, mais aussi parce que la meilleure piste avec le matériel ouvert est que les acteurs locaux… développent du matériel local. Ceci dit, quand j’étais à la conférence Transformaking en 2015 en Indonésie, le discours majoritaire martelait que chacun doit devenir un innovateur au lieu de parler de comment parvenir à implanter ce qui existe déjà.

C’est une des raisons pour lesquelles Yashas Shetty et moi-même (les deux co-fondateurs d’Hackteria, ndlr) avons démarré un projet parallèle et humoristique appelé le Center of Alternative Coconut Research (CACR). L’idée est partie de discussions que nous avons eues sur une plage à Goa autour de la transformation des noix de coco, qu’il s’agisse des fruits, des feuilles, du bois… Il existe un nombre incroyable de hacks, qui vont du bricolage maison à la santé en passant par des solutions pour le sanitaire, la mode, etc. On peut faire du dentifrice à base d’huile de coco, des infusions dans le cas d’hémorragies… On a donc d’abord démarré le CARC comme une blague. Parce qu’il n’y a pas tant que ça à « innover » (imaginez qu’un site répertorie par exemple 333 usages différents de l’huile de coco).

Nous avons présenté le CACR au World Arduino Day 2015 pour transmettre ce message : “N’ayez pas honte d’utiliser des connaissances préexistantes. Pour rendre le monde meilleur, on n’a pas besoin d’innovation ou d’une nouvelle application.” C’était pour nous un moyen de commenter la hype des start-ups “innovantes”, cette obsession de l’innovation. Et face à cette lourde question du Sud global, du “Monde Majoritaire”, de nombreuses ressources existent déjà. Ce dont ces pays ont besoin, ce n’est pas d’un machin technologique qu’un type en Suisse vient d’inventer, mais de quelque chose qui se trouve dans la compréhension mutuelle.

Première présentation du CACR lors d’Arduino Day 2015 à Bangalore avec un instrument simple à interface tactile fait à partir de noix de cocos. © CC dusjagr

Qu’est-ce qui a été «lost in translation» selon vous?

Malheureusement, le partage ouvert de connaissances ne semble plus marcher très bien ces temps-ci. Il existe un site internet, appropedia.org, qui est un wiki prônant l’appropriation d’instructions technologiques pour la réduction de la pauvreté, pour l’énergie solaire, la nutrition, la santé, la gestion des déchets, l’agriculture, etc. Mais peu de gens semblent le connaître. Pour que ça marche vraiment, il faudrait l’adapter localement : différentes approches sont nécessaires en fonction des zones climatiques. Les connaissances disponibles sont rarement mises en application. Et le Zeitgeist qui surévalue l’innovation semble même s’éloigner de ce genre de pensée : il faut toujours faire quelque chose de nouveau.

Nous développons en ce moment un jouet électronique très peu cher pour travailler avec des enfants, similaire au très connu Makeymakey. Les derniers kits de Makeymakey ne sont même plus open hardware, alors que l’original l’était. Et ils ne disent plus “fabriquez-le vous-même”. Néanmoins l’aspect éducatif est très bien décrit, comme la mise en application, mais 50$ c’est encore trop cher. Makeymakey s’installe en Inde à un coût exorbitant pour les écoles. C’est ce qui nous a poussé à développer une version compatible et techniquement améliorée à 2$, que nous avons appelée Cocomake7. Nous voulons que les gens le produisent localement et en fassent potentiellement commerce eux-mêmes. Ce serait complètement illogique que quelqu’un en Suisse vende cela en Indonésie.

Dusjagr en visite au Gaudilabs de Lucerne. © CC dusjagr

Vous travaillez avec l’ingénieur hardware Urs Gaudenz du Gaudilabs de Lucerne. Il a développé un ensemble complet de matériel de laboratoire à faire soi-même en utilisant des outils de fabrication numérique (découpes laser et imprimantes 3D). Ses photos privilégient le côté design, contrairement aux vôtres…

Mes outils sont très faits main, avec des versions en cartons collés, qui disent en substance : “même si ça n’en a pas l’air, ceci est un instrument scientifique, et qui marche, vous pouvez le construire vous-même.” De façon à ce que l’esthétique DiY transmette son propre message.

A gauche, le microscope DiY fait à partir de Scotch et Lego, à droite, sa version Gaudilabs. © CC Hackteria et Gaudilabs

Evidemment, tout le monde veut instantanément utiliser les objets photographiés par Gaudilabs. Les photos sont belles, sur fond blanc et avec un bel éclairage, les objets ressemblent à des produits. Mais il s’agit avant tout de fichiers et d’instructions open source, c’est un ingénieur qui les a réalisées à la main. Si vous demandez en Suisse à un ingénieur de les construire à la main, cela vous coûtera au bas mot 20 000€. Urs Gaudenz ne le fait pas par intérêt commercial. Certains veulent les acheter 300€, ce qui couvre à peine le prix des matériaux, sans mentionner les années de développement. Certains labs ont voulu les acheter “pour” les étudiants, alors que nous les encourageons à les construire “avec” les étudiants.

Ce n’est donc pas si facile de faire tomber les coûts?

Appropedia a une section complète sur l’équipement de laboratoire open source, où l’on peut trouver notamment le livre Open Source Lab de Joshua Pierce. La tendance est à la valorisation de la baisse des prix par l’aspect “ouvert” et adaptable. Cela permet peut-être de toucher les institutions scientifiques mais il y a quelque chose qui me dérange dans cette vision. Si un labo scientifique achetait son équipement en Chine ou d’occasion, ce serait également moins cher. Les universités achètent en général leur matériel en suivant les logiques de préférence nationale, les labos français achètent français, etc. La Chine a ouvert près de 500 universités ces dernières années, qui toutes doivent être équipées de matériel générique pour l’éducation. Ce qui ouvre un marché important pour les fabricants chinois, bien moins chers que ce que nous fabriquons dans un fablab ! Mais les universités commencent à se poser les bonnes questions. Cela vient sans doute d’une pression d’en bas, des étudiants bio-ingénieurs et des publics non-institutionnels qui suivent le mouvement open source. Les institutions sont cependant très lentes à s’adapter.

A Gosh! 2016 au Cern de Genève, Denisa Kera présente ses recherches. © CC Gosh

Vous avez participé à l’organisation du Gathering for Open Science Hardware (Gosh!) au Cern à Genève en mars 2016. Pouvez-vous nous en dire plus?

Oui, nous pensions être les premiers à organiser un rassemblement sur le matériel ouvert, mais en juillet 2009 avait déjà eu lieu le rendez-vous Grounding Open Source Hardware au Banff Centre au Canada, qui avait ensuite donné naissance au réseau Ohanda (Open Source Hardware and Design Alliance), qui malheureusement n’existe plus. À Genève, nous avons réussi à rassembler des universitaires et des makers du Népal, d’Inde, d’Indonésie (malheureusement personne d’Afrique), des pionniers de la communauté open hardware, des activistes du genre et de la diversité, des thésards de l’université de Cambridge, etc. Nous avons organisé des points réguliers de groupes de travail, des démonstrations, et nous avons aussi fait la cuisine ensemble !

Discussions inspirantes dans la cuisine de l’Ideasquare à Gosh! 2016. © CC Gosh

Aujourd’hui, à quoi travaillez-vous?

J’aimerais contribuer au Karkhana’s DIY Space Program à Katmandou, un hackerspace dédié à l’éducation au Népal. Ils ont participé aux Hackteria Labs de Bangalore et Yogyakarta, c’est à mon tour d’aller là-bas. Ils travaillent avec de nombreux jeunes, ces temps-ci ils reçoivent près de 1 000 enfants par semaine ! Ils ont constaté que le Népal n’était pas vraiment prêt pour une culture hacker suivant le modèle américain et que mieux valait proposer d’enseigner à la prochaine génération. Ils organisent des ateliers Arduino, des méthodes pour penser le design et des formations de créativité générale. Ils ont lancé leur programme spatial citoyen et en octobre leur festival de robotique va devenir un festival d’art et technologie. J’ai hâte de voir tout ça. Et l’Himalaya est déjà plutôt près de l’espace ! Et nous les Suisses, nous avons des connexions spéciales avec les montagnards !

En savoir plus sur Gosh! et sur Hackteria

Retrouvez la première partie de cet entretien