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Marc Dusseiller, pionnier du biohack (1/2)

Marc Dusseiller (2ème à droite) lors d'un atelier nanotechnos et sciences de la vie en 2012 à Ljubljana (Slovénie). © Miha Fras

On voyage cet été avec le globe-trotter suisse Marc Dusseiller, à l’origine du réseau international open source de biohackers et bioartistes Hackteria. Dans cette première partie, l’ex-chercheur en nanotechnos raconte l’arrivée du mouvement DiYbio en Europe et la fondation en Inde d’Hackteria en 2009.

Depuis dix ans, Marc Dusseiller a troqué son poste d’enseignant chercheur en interfaces bio-nano à l’école polytechnique fédérale de Zurich, en Suisse, pour un statut de biohacktiviste de la science ouverte, qu’on connaît sur le réseau comme dusjagr. Il revient sur son parcours, depuis ses expériences de matériel ouvert en classe jusqu’à la fondation du réseau Hackteria avec le musicien Yashas Shetty en 2009, en passant par la création du lab Biotehna en Slovénie. Cet entretien a été réalisé lors d’Interactivos?’16 à Madrid le 2 juin 2016.

Comment passe-t-on de la recherche en bio- et nanotechnologies à l’animation d’un réseau de biohackers et bioartistes?

L’histoire d’Hackteria est arrivée à un moment de ma carrière où je pouvais faire se rejoindre deux de mes passions. J’ai d’abord été formé en tant que chercheur en sciences de la matière et nanotechnologies. J’ai une thèse en sciences de l’interfaçage bio, une ingénierie qui consiste à lier des systèmes techniques avec des environnements vivants, comme cultiver des cellules de tissu biologique sur des surfaces artificielles. Faire évoluer ma formation d’ingénieur initiale jusqu’à cet interfaçage flou entre l’inerte et le vivant a été passionnant. En travaillant dans la recherche expérimentale, j’ai été amené à construire moi-même mes outils de recherche. Mais j’ai quitté la recherche en 2006 et suis devenu très actif dans une communauté locale d’enthousiastes du Do It Yourself. J’étais déjà très intéressé par la culture open source et nous rêvions de créer notre propre hackerspace à Zurich. Je suivais le mouvement pour l’accès ouvert aux publications scientifiques et participais à de nombreuses discussions dans la région de Zurich. Cela m’a amené à rencontrer de nouvelles communautés autonomes, comme la scène électro DiY car j’ai toujours joué de la musique et suis passionné de musique électronique bruitiste et expérimentale.

Marc Dusseiller en atelier avec des enfants à la Société suisse d’art méchatronique. © CC Mechatronicart.ch

Nous avons initié une communauté, la Société suisse d’art méchatronique, pour programmer, développer du matériel et construire nos propres synthétiseurs. Nous avons aujourd’hui notre propre espace, le Mechartlab, pour produire des cartes de circuits imprimés et accueillir des ateliers. Nous avions démarré à l’origine dans un centre social pour les jeunes. Après mes recherches en sciences de pointe, je me suis soudainement retrouvé à faire des circuits électroniques très basiques avec des enfants. Cela m’a conduit à m’intéresser aux discussions publiques sur la technologie dans un environnement non scientifique, ce qui m’a bien occupé pendant deux ou trois ans. Cet été, nous fêtons le dixième anniversaire de la Société méchatronique.

L’un des kits DiY «micro-noise» développés à la Société méchatronique. © CC mechatronicart.ch

En 2008, j’ai commencé à enseigner un cours d’introduction aux micro- et nanotechnologies pour les sciences de la vie à l’University of Northwestern Switzerland (FHNW) de Bâle. Comme j’avais pris goût à la méthodologie DiY, commencé à programmer des Arduino, des logiciels et matériels open source, j’ai voulu le faire en classe. Mais un enseignant ne peut a priori pas introduire ses propres recherches en cours. J’ai alors entamé un cours en laboratoire sur l’usage du matériel ouvert et des outils open source pour construire notre propre labo nano-tech. J’ai démarré un wiki avec la classe en m’inspirant de la culture libre, de manière à ce que les étudiants documentent ce qu’ils développent et que la génération suivante construise à partir de leur code et leurs instructions. Au fil des années, nous avons construit un laboratoire nanotech DiY, que j’ai appelé le Wetpong pour que le côté gaming geek inspire les étudiants. Comme nous avions besoin de pompes, nous les avons construites à partir de Lego et d’un tas de matériel à base d’optique laser et microscopes. C’est ainsi que j’ai commencé à construire avec les étudiants les premières versions de microscopes à partir de hacks de webcams.

Cours de matériel ouvert à la University of Applied Sciences and Arts Northwestern Switzerland. © CC dusjagr

Comment cet enseignement basé sur la pratique DiY a-t-il rencontré la pratique art et science?

Autour de Noël 2008, j’ai découvert la liste de diffusion du mouvement émergent DiYbio. Il faut comprendre que les premiers enthousiastes de ce mouvement étaient américains, pour beaucoup des étudiants participant à la compétition Igem. Quand ils ont annoncé qu’un format d’atelier réunissant artistes, hackers et activistes de l’open source appelé Interactivos? allait se tenir à Madrid, au Medialab Prado, je me suis dit qu’il fallait absolument que j’y aille. Le sujet était la « science de garage ». Je me suis dit c’est parfait, je me suis payé mon billet. J’ai rejoint le projet dont le thème était « l’astrobiologie de garage », mené par l’artiste Andy Gracie. Afin de construire nos propres outils low-tech pour étudier la vie dans l’espace, il entendait chercher des espèces extrêmophiles comme les bactéries magnétoctactiques et les oursons d’eau, aussi connus sous le nom de tardigrades.

Marc Dusseiller (à gauche) lors de Interactivos?’09 au Medialab Prado à Madrid. © CC dusjagr

J’avais apporté du matériel développé avec mes étudiants, comme les pompes Lego et Arduino, les microscopes. Les participants montrèrent un grand intérêt pour ces instruments de science DiY. Je me suis alors rendu compte que ces développements étaient aussi très intéressants pour cet environnement créatif d’artistes, hackers et designers. De nombreux artistes qui veulent travailler sur les sciences de la vie pensent qu’ils doivent passer par une résidence. Nous avons démontré qu’il existe d’autres manières d’entrer dans le sujet et que les méthodes DiY n’ont pas beaucoup été explorées dans le monde du « bioart ».

Migros Kulturprozent et Christoph Merian Verlag, extrait du DVD «Digital Culture and Media Art from Switzerland, édition 2010»:

Nous avons également échangé avec le musicien et enseignant indien Yashas Shetty, qui développait un nouveau programme et explorait les collaborations possibles autour de thèmes scientifiques pour le Center for Experimental Media Arts (Cema) de l’école Srishti d’art, design et technologie de Bangalore. Autour d’un nouveau cours sur la biologie de synthèse au Cema démarrait un wiki qui collectait les idées sur la façon de faire entrer des outils modernes de biologie moléculaire et d’ingénierie génétique en classe pour les étudiants en art et design. Yashas avait construit une relation forte avec un institut de recherche à Bangalore, le Centre national pour les sciences biologiques, et prévoyait de faire concourir ses étudiants à la compétition Igem et d’être la première école d’art et de design à y entrer.

Yashas Shetty et Marc Dusseiller. © CC Hackteria
Yashas Shetty et Marc Dusseiller avec les étudiants de l’école Srishti. © CC Hackteria

Nous devions encourager les artistes et designers désirant travailler avec le vivant et le bioart à s’inspirer des méthodologies de la culture libre et à partager leurs méthodes, afin que d’autres artistes émergents puissent reproduire et construire à partir de leurs travaux, outils et méthodes. Nous avons donc lancé l’idée de Hackteria, avec l’envie de construire un site internet collaboratif où les gens peuvent écrire des instructions, partager leurs méthodes. Durant l’été 2009, je suis allé en Inde pour travailler avec Yashas. Il avait déjà trouvé le nom Hackteria pour le projet, mixant les mots hacker et bactérie. Nous avons commencé à organiser des ateliers et avons rapidement reçu de nombreuses invitations d’institutions, festivals de nouveaux médias, d’écoles, pour mener ces ateliers d’accès facile à la biologie pour hackers, artistes et geeks.

Inspirés par Interactivos?, nous nous sommes dit que nous devrions organiser des rassemblements physiques où collaborer, travailler, vivre, cuisiner ensemble, développer de nouveaux projets, etc.. Nous les avons appelés Hackteria Labs. Nous en avons organisés deux en Suisse, un en Inde, un en Indonésie à Yogyakarta où nous avons développé de solides relations avec la communauté Lifepatch. De nombreux nœuds, projets en réseaux et spin-off sont issus des Hackteria Labs.

C’est avec la création d’Hackteria que vous avez cessé d’enseigner?

Avec le projet Hackteria, je pouvais combiner mon passé dans les bio- et nanotechnologies et mon nouvel enthousiasme pour la méthodologie DiY, deux choses que j’avais menées en parallèle jusque-là. Ces sept dernières années, j’ai travaillé internationalement pour le réseau Hackteria, rédigeant des dossiers de financement, organisant des sessions d’art et de hack collaboratif dédiées aux nanotechnologies, et menant des ateliers comme en Slovénie, avec les rendez-vous NanoŠmano initiés avec Stefan Doepner et Cirkulacija2 à Ljubljana. Mais j’ai continué à enseigner à Bâle jusqu’en 2012. 

Premières installations du lab Biotehna de la galerie Kapelica durant un Mobile Lab Hackathon à Ljubljana. © CC Hackteria

Jusqu’à ce que la galerie Kapelica propose que je les aide à constituer un lab à côté de leur espace d’exposition, un espace dédié à la production et à l’assistance de projets en bioart et à l’organisation d’ateliers avec la communauté locale de biohackers. J’ai quitté mon poste d’enseignant et suis venu m’installer deux ans en Slovénie pour développer le réseau Hackteria et mener cette collaboration avec la galerie Kapelica, qui a abouti au lab Biotehna. Hackteria a grandi comme un réseau d’individus partageant un état d’esprit commun, organisant des passerelles entre disciplines artistiques, hacktives, open source. De manière à rendre la biologie plus accessible aux pratiques artistiques, au travers d’instructions, de la construction de matériel dédié, ou de méthodes pour construire son propre laboratoire low-cost. 

A suivre, la seconde partie de cet entretien, où Marc Dusseiller abordera les difficultés à diffuser les modèles DiY open source, la vogue de l’innovation, la fondation du mouvement Global Open Science Hardware…