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Comment le numérique ranime les fantômes de «l’île cuirassé» au Japon

Modèle souvenir de l'île de Gunkanjima, « site du patrimoine mondial ». © Cherise Fong

Gunkanjima, l’île bétonnée rendue célèbre par l’Unesco et par James Bond, se visite depuis novembre 2015 en mode augmenté, via le Gunkanjima Digital Museum. On est allés voir comment le numérique se débrouillait avec les fantômes du passé minier.

Nagasaki, envoyée spéciale (texte et photos)

A l’apogée de sa prospérité en 1959, l’île de Hashima comptait 5 259 habitants sur ses 6,3 hectares, et chaque foyer possédait son téléviseur. Aujourd’hui, la même île, plus connue sous le nom Gunkanjima (littéralement « l’île cuirassé », sa silhouette évoquant la forme du bâtiment militaire), est le site protégé d’une dense agglomération de béton en ruines, érodée par le temps, le climat et la nostalgie. Une île inhabitée depuis 1974, au large de Nagasaki, dont le squelette abandonné fascine l’imagination par son histoire légendaire. Aperçue au cinéma dans le film de James Bond Skyfall (2012) et dans le film japonais Attack on Titan (2015), elle est classée patrimoine mondial par l’Unesco depuis juillet 2015 et bénéficie depuis novembre 2015 d’un musée, le Gunkanjima Digital Museum, situé à deux pas de l’embarcadère. 

L’île de Gunkanjima, vue de son profil « cuirassé ».

La société Gunkanjima Concierge essaie de réconcilier les deux points de vue sur cette île fantôme, d’une part en organisant (parmi d’autres compagnies privées) des visites réelles (mais limitées) de l’île par bateau, d’autre part avec le Gunkanjima Digital Museum, qui utilise les dernières technologies de pointe, mêlant images d’archives et témoignages personnels, pour proposer une visite virtuelle et tenter de raconter la vie et le travail des anciens habitants.

Présentation du Gunkanjima Digital Museum (2015):

Mais quelle est l’histoire de Gunkanjima?

En 1810, on découvre le charbon sous quelques roches aqueuses près de Takashima, une île déjà fortement exploitée pour ses ressources minières dans la baie de Nagasaki. En 1890, l’entreprise Mitsubishi rachète la mine de Hashima et l’associe à son exploitation sur Takashima. Entre 1897 et 1934, Mitsubishi construit une digue tout autour de l’île pour affronter les nombreux typhons, trois autres puits de mine, un temple, un cinéma, une école primaire, les tous premiers logements de sept à neuf étages en béton armé, et récupère du terrain pour élargir l’île de trois fois sa superficie d’origine.

Avant et pendant la Seconde guerre mondiale, Mitsubishi fait venir des prisonniers, surtout de Chine et de Corée, qui travaillent dans des conditions extrêmement rudes, parfois fatales. En 1941, Hashima produit un record de 411 100 tonnes de charbon. Dans l’après-guerre prospère des années 1950 et 1960, Mitsubishi construit un hôpital, une piscine, une jetée mobile… et les habitants bénéficient d’un taux de pénétration électronique inédit au Japon. En 1974, le pétrole ayant remplacé le charbon comme source d’énergie, Mitsubishi ferme la mine et évacue l’île. Depuis, Gunkanjima est démeurée inhabitée.

Souvenirs heureux d’anciens résidents de Hashima…
…et souvenirs malheureux.

Certes, le musée ne raconte pas toute l’histoire. Il met en valeur les jours les plus heureux de la communauté locale de Hashima, sur fond de ruée industrielle qui anime plusieurs générations durant un siècle d’exploitation minière. Des photos et vidéos d’archives de la période prospère sont projetées sur des surfaces extra-larges, certaines accompagnées de souvenirs nostalgiques ou de mapping sur un modèle 1/150 (on attend avec impatience de voir le vrai mapping grandeur nature). Parmi les installations hi-tech, on retrouve des images haute-définition capturées par un drone superposées au rendu 3D de l’île, et une descente virtuelle dans le puits de mine, voyage vertical de plus d’1 km, où la température s’élevait à 38°C et 90% d’humidité.

La descente virtuelle dans un puits de mine en 180°.
À côté, quelques artefacts réels sont exposés, comme cette batterie pour lampe.
Du VR low-tech pour regarder à partir d’un point d’observation sur l’île.

La candidature de Gunkanjima, parmi 23 « sites de la révolution industrielle du Japon à l’ère Meiji », pour être désignée site du patrimoine mondial a suscité de l’intérêt et pas mal de controverses dès 2008. Depuis, plusieurs compagnies proposent des visites guidées, mais toutes sont contraintes au même chemin nouvellement bétonné qui s’étend à environ 200 mètres de la jetée. Si les vagues sont trop fortes, le bateau ne s’amarre pas, mais permet quand-même d’apprécier l’environnement minier qui entourait Hashima, ainsi que de belles vues circonscrites de l’île. On se prendrait presque pour James Bond sur son yacht approchant d’une ligne d’horizon urbaine en pleine mer.

Lorsque le débarquement est interdit, Gunkanjima Concierge offre l’entrée à son Gunkanjima Digital Museum, dont l’expérience immersive et illustrée complémente parfaitement l’approche maritime. Mais l’entrée (payante) est ouverte aussi à ceux qui ne veulent pas prendre la mer. Et ce n’est pas la seule façon de visiter l’île en numérique ! La visite virtuelle était déjà possible depuis 2013 quand Google avait envoyé ses caméras sacs à dos pour une exploration photographique. Et au moins un documentaire, réalisé en 2008, suit un ancien habitant à travers les ruines de son immeuble.

Exposé au musée, cette chambre typique des années 1960 à Gunkanjima ressemble beaucoup aux chambres tatami d’aujourd’hui.

En effet, la valeur ajoutée réside dans l’humain. L’équipe des guides de Gunkanjima Concierge, sur le bâteau comme au musée, comprend des anciens résidents de l’île, comme Tomoji Kobata, un mineur qui avait 24 ans en 1961. Il raconte comment ils travaillaient en silence pour éviter d’avaler la poussière de charbon, comment Mitsubishi exigeait un bilan de santé chaque mois, comment il jouait aux cartes et au mahjong mais surtout dormait pendant son temps libre, pendant que d’autres mineurs se battaient pour les rares jeunes filles sur l’île.

Mapping vidéo sur la maquette de l’île au Gunkanjima Digital Museum (2015):

Comment ranimer l’histoire à facettes infinies d’une ville fantôme isolée en mer ? La forte vie communautaire de Hashima rappelle celle de la défunte Citadelle de Kowloon à Hong Kong (dont la densité de population à la même époque était le double de celle de l’île japonaise), quoique sans le crime, la drogue et la maladie qui l’infestaient… Gunkanjima, elle, a d’autres souvenirs.

Exposé au musée, « Wonder Island » est un tableau de Kanako Kinutani, peint avec de l’encre fabriquée par la jeune artiste à partir du charbon de Gunkanjima. La peinture s’anime de projections numériques qui réagissent aux gestes des visiteurs.

Le site du Gunkanjima Digital Museum

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