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Le ZKM réinitialise la modernité

«ReN Observatory», photographie de Armin Linke, à voir dans le cadre de «Reset Modernity!». © Armin Linke

Le centre d’art et de technologies des médias de Karlsruhe expose «Reset Modernity!», du sociologue français Bruno Latour. À une époque où la modernité a conduit à une crise planétaire, les visiteurs sont invités à redémarrer son système d’exploitation.

Karlsruhe, envoyé spécial,

Que faites-vous lorsque vous êtes désorientés ? Par exemple, lorsque la boussole numérique de votre téléphone mobile est en délire ? Vous réinitialisez. À l’heure d’une mutation écologique profonde, le projet ambitieux Reset modernity! se concentre sur le recalibrage des conceptions qui constituent aujourd’hui le terme de modernité.

«Un reset de quelques instruments enregistrant les signaux contradictoires de notre époque. Sauf que nous n’essayons pas de recalibrer une simple boussole, mais cet obscur principe de projection pour cartographier le monde, à savoir la modernité!»

Bruno Latour, commissaire de l’exposition

L’exposition Reset Modernity! a été conçue et organisée par Bruno Latour, avec l’équipe de recherche « Enquête sur les modes d’existence » du Médialab Sciences Po à Paris. Cette anthropologie de la modernité englobe, outre l’exposition au ZKM, un volumineux livre publié chez MIT Press, co-dirigé avec Christophe Leclerc du Médialab, une plateforme de recherche en ligne et une série continue d’événements.

Bruno Latour au colloque «Next Society: Facing Gaia» organisé le week-end d’ouverture de l’exposition, à la mi-avril. © Ewen Chardronnet
La performance «Superpowers of Ten» de l’architecte Andrés Jaque et de l’Office for Political Innovation ouvrait l’exposition le 15 avril 2016. © Andrés Jaque / OPI
Les commissaires, de gauche à droite: Donato Ricci, Christophe Leclerc, Martin Guinard-Terrin et Bruno Latour. © Speap

Conçue pour permettre l’expérimentation et la recomposition des valeurs et des concepts de la modernité, l’exposition alterne œuvres, documents et objets, disposés autour de ces valeurs et invitant le visiteur à en faire l’inventaire. Expérience discursive entre le livre et l’exposition, Reset modernity! propose de s’arrêter pour réfléchir.

Plusieurs artistes français y participent, notamment Hicham Berrada, Fabien Giraud, Pierre Huyghe ou encore Léonore Bonaccini et Xavier Fourt, du collectif Bureau d’Études.

Visite guidée au mégaphone par Bruno Latour, ici avec Xavier Fourt de Bureau d’études. © Ewen Chardronnet
Workshop d’ouverture sur l’une des sections/procédures de l’exposition. © Speap

Six procédures de réinitialisation

Pensé comme un atelier expérimental, l’espace du ZKM de Karlsruhe a été mis en scène selon six sections, comme autant de procédures de réinitialisation. La première porte sur la relocalisation globale. « Aujourd’hui, tout est censé être mondial ou encore “global”, sauf qu’en pratique, personne n’a jamais eu accès à une telle vue, explique Bruno Latour. On voit toujours localement, d’un endroit situé, au moyen d’instruments spécifiques. » Les sections suivantes abordent le point de vue de l’observateur, la notion de sublime, la manière d’occuper le territoire, la proximité actuelle entre les discours politiques et religieux, l’innovation sans ses travers « hype » ou le « passage de la technologie comme objet à la technologie comme projet ». Enfin, deux modules à part entière complètent l’ensemble : le Museum of Oil conçu par Territorial Agency et Greenpeace, et l’exposition des archives du photographe Armin Linke.

«Montagne avec antennes, Kitakyushu, Japon, 2006», Armin Linke. © Armin Linke

Sylvain Gouraud présente l’installation Shaping Sharing Agriculture, construite sur le mode de l’enquête photographique avec de nombreux experts et des praticiens de l’agriculture de part et d’autre du Rhin. Des pratiques diverses, allant de l’agriculture industrielle à la biodynamie, qui interrogent notre rapport à l’objectivité quand il s’agit de définir ce qu’est une agriculture « raisonnée ».

«Shaping Sharing Agriculture»,Sylvain Gouraud, 2016. © Sylvain Gouraud

Frontières mouvantes

Comment les modernes peuvent-ils absorber la découverte de limites à l’ère de l’anthropocène sans retomber sur les notions de frontières et d’identité ? C’est au cœur de la section sur les nouvelles manières d’occuper un territoire, qu’on découvre l’intéressante installation du collectif d’architectes Folder, Italian Limes (2014), sur les limites de l’État-nation italien confronté au changement climatique. Une table traçante tente de dessiner la frontière italienne dans les Alpes à partir de données GPS implantés sur le glacier du Simulaun.

Dans une autre veine, Nymphéas Transplant (14-18), de Pierre Huyghe (2014), explore une parcelle de territoire fragile avec un écosystème des marais de Giverny contenu dans un aquarium –une référence aux nénuphars des Nymphéas de Claude Monet.

Le marais de Pierre Huyghe. © Ewen Chardronnet
Studio Folder: la table traçante dessinant le changement permanent des frontières. © Folder

Toaster Project de Thomas Thwaites (2010) recompose les opérations nécessaires pour créer un objet aussi quotidien qu’un grille-pain. Ce projet de rétro-ingénierie a conduit l’artiste des mines de métaux nécessaires à sa fabrication jusqu’à sa fonte en trois dimensions. Présenté dans la section « Innovation not hype », le projet vient renforcer l’idée que le battage médiatique de la propagande de l’innovation technologique cache les milliers de choix que nous devrions être en mesure de faire pour lutter contre l’idée qu’il n’y a qu’un seul front irréversible de la modernisation.

«The Toaster Project» décortique la fabrication d’un grille-pain. © Thomas Thwaites

Un labo art et politique

Les élèves de Sciences Pô Expérimentations en Art et Politique (SPEAP), associés à la préparation de Reset Modernity! depuis octobre, ont participé à la conception du Field Book aux côtés de ses concepteurs, le designer Donato Ricci, du Médialab, et le chercheur Christophe Leclerc. Avec Donato Ricci et Benoît Verjat, ancien élève Speap désormais membre du Médialab, ils ont aussi conçu les procédures de mobilisation du public et d’approfondissement des ressources et enjeux de l’exposition. Plusieurs ateliers de préparation ont eu lieu à Paris en amont de l’expo.

Workshop des étudiants de Speap. © Speap

Arrivés à Karlsruhe le mardi soir précédant l’ouverture, les élèves ont finalisé la préparation de ces dispositifs pour les mettre en œuvre à l’ouverture, le vendredi 15 avril, avec l’aide du comité pédagogique de Speap (Bruno Latour, Frédérique Aït-Touati, Antoine Hennion, Donato Ricci, Jean-Michel Frodon) ainsi que de Jamie Allen et l’équipe du lab suisse Critical Medialab, en charge de la scénographie. En matinée, différents types de réactions et commentaires des visiteurs (vocaux, écrits, dessinés, photographiés, filmés) ont été récoltés tandis que l’après-midi étaient organisés des groupes de discussion dans chacune des six procédures. L’ensemble des retours issus de cette journée doit donner lieu à une édition multimédia.

Groupe de discussion suivant une procédure. © Speap

Il faut bien l’avouer, on aurait souhaité plus de science ouverte, plus de dispositifs de monitoring temps réel, au lieu de ces photographies de salles de négociation, data centers et autres salles de monitoring du climat.

En savoir plus sur l’exposition «Reset Modernity!», jusqu’au 21 août au Zkm de Karlsruhe