Makery

Forker n’est pas voler (à condition de repartager)

Atelier CitizenWatt au Fabelier en 2014. © Makery

Voici la première chronique pour Makery d’Olivier Blondeau, auteur de l’anthologie fondatrice «Libres enfants du savoir numérique», prolifique faiseur de communautés numériques et l’un des artisans du projet Citoyens Capteurs. Rien de très surprenant qu’il inaugure ce rendez-vous par un rappel des principes de partage en milieu collaboratif.

Il y a cinq ans, la centrale de Fukushima explosait. J’ai suivi avec passion l’aventure du hackerspace de Tokyo et son compteur Geiger DiY. Politiste de formation, je me suis alors dit que ce monde des capteurs, des données, des objets connectés, des hackerspaces et des fablabs représentait un bouleversement social, politique et culturel d’une ampleur considérable.

Depuis, avec les amis de Citoyens Capteurs, ceux de Fabelier, d’hackEns, ceux plus récents du Fablab Sorbonne Université (aka PMCLab) et plus récemment encore de la Paillasse Saône, nous essayons de comprendre ce mouvement complexe, souvent contradictoire, des fablabs pour le mettre au service de l’éducation, de la connaissance, de la liberté et de causes qui nous semblent justes : sociales, environnementales, humanitaires ou culturelles. Comprendre et surtout faire – sans d’ailleurs savoir faire pour ma part ! –, c’est bien de cela dont il s’agit dans les fablabs. Faire, construire des machines extraordinaires pour et avec ces gens ordinaires – que nous sommes tous. 

Cette chronique sera un carnet de bord, avec des rencontres, des projets qui nous font espérer dans l’avenir, des coups de sang et de gueule, beaucoup sans doute, et la volonté de faire se rencontrer des mondes qui s’ignorent. 

Le cadre est donné. Nous pouvons maintenant nous mettre au travail et parler aujourd’hui d’une question qui m’a particulièrement intéressé cette semaine. Il y a quelques jours Hackaday a publié un article sur Citizenwatt intitulé CitizenWatt and The Power of community. Citizenwatt est une initiative dont je suis, avec bien d’autres, à l’origine. Ce n’est pas seulement un objet technique mais avant tout une démarche qui vise à faire réaliser par tout à chacun un capteur qui permette aux gens, et d’abord ceux en situation de précarité énergétique, d’estimer leur consommation électrique.

J’y reviendrai sans doute, mais il suffit pour l’instant de savoir que certains commentaires ont affirmé que ce projet n’était « qu’une » copie d’un autre projet anglais, celui d’Open Energy Monitor. Ce n’est pas la première fois que j’entends cet argument. Il est totalement justifié. Techniquement, Citizenwatt est un fork d’OEM. Nous avons simplifié le PCB d’OEM, nous l’avons adapté à nos usages, nous avons repris le code, en avons modifié quelques lignes, notamment pour garantir mieux encore la sécurité des utilisateurs ou modifier le protocole de communication, qui émettait un niveau d’ondes électromagnétiques excessif compte tenu des besoins. Et nous avons repartagé nos modifications.

Et pourtant, forker n’est pas voler à condition de prendre grand soin de republier et de documenter ses modifications. C’est même l’essence de l’Internet et l’esprit de la licence GNU-GPL qui tente de se profiler aujourd’hui dans l’Open Hardware.

Quand j’ai commencé à m’intéresser au logiciel libre il y a quinze ans, le fork était mal vu. Nous préférions la collaboration, la communauté à l’instar de celle de GNU Linux. Nous avons d’ailleurs largement contribué à mythifier cette notion de communauté. Forker était un geste qui s’apparentait presque à du passage à l’acte. C’est devenu aujourd’hui l’essence même de l’innovation. C’est sans doute mieux comme ça. Plus de « dictateur », fût-il bienveillant, comme disait Eric S. Raymond dans La Cathédrale et le Bazar.

Un jeune étudiant d’une des plus prestigieuses écoles françaises me disait un jour : « Mon compte Github est devenu pour moi plus important que mon diplôme. » C’est évidemment très exagéré. Mais il y a quelque chose de vrai dans cette phrase : publier son travail sur son compte Github, c’est d’abord pouvoir montrer sa virtuosité pour qu’elle puisse être repérée par un éventuel recruteur, c’est aussi répondre à une obligation légale très contraignante à laquelle il est impossible de se soustraire dès lors que l’on utilise du code libre. Et c’est enfin et surtout avoir la conscience aiguë qu’il n’y a pas d’avancée des connaissances sans un partage de celles-ci. C’est un effort constant, un choix difficile à faire, que chacun doit s’imposer tant les appétits prédateurs sont grands. Mais c’est, je crois, le seul choix pertinent à faire, quoiqu’il en coûte.

«Libres enfants du savoir numérique», une anthologie du Libre préparée par Olivier Blondeau et Florent Latrive, éd. de l’Eclat, 2000