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Les Bernardins passent le post-humanisme à la question

Soirée K. DIck sous les voûtes du Collège des Bernardins, ancienne résidence des moines cisterciens, à Paris. © Carine Claude

A Paris, philosophes, chercheurs, start-upers et makers échangent au Collège des Bernardins autour des anthropologies numériques. Du DiY à la VR en passant par l’auteur de SF Philip K. Dick, la chaire de recherche «L’humain au défi du numérique» s’est donnée trois ans pour faire avancer la «sagesse numérique».  

La scène a de quoi surprendre. Casques de réalité virtuelle (VR) vissés sur la tête, plusieurs dizaines de visiteurs s’étaient rassemblés mardi 16 février sous la nef gothique du Collège des Bernardins pour une soirée hommage à Philip K. Dick. Autour du thème « Sommes-nous des hommes-machines ? », la vénérable institution catholique du 5ème arrondissement de Paris orchestrait une plongée dans les mondes techno-prophétiques du pape de la science-fiction, avec la projection en avant-première du documentaire Les Mondes de Philip K. Dicksuivie d’une table ronde discutant intelligence artificielle, mécanisation des comportements humains et impacts du numérique sur l’Homme.

Pour explorer mondes alternatifs et réalité virtuelle dans le concret, une armada d’écrans avait pris place sous les croisées d’ogives pour permettre au public de se mettre dans la peau d’un écrivain parano avec le jeu Californium ou découvrir en mode Oculus les univers parallèles de K. Dick décrits dans le court-métrage 360° I Philip. Une mise en scène hyper léchée pour concilier visite hype de multivers et austérité de la pensée théologique.

Sous les nefs, la VR. En attendant les petits fours… © Carine Claude

Homo numericus version catho 3.0

Pour inédite qu’elle soit dans un haut lieu de la pensée catholique, la séance k-dickienne n’était-elle qu’un prétexte pour aborder l’épineuse question du post-humanisme et la passer au crible de l’éthique chrétienne ? Pas vraiment. Car loin d’être anachronique, l’événement s’inscrivait dans le cadre de la programmation plutôt décomplexée de cette ancienne résidence d’études des moines cisterciens qui jongle désormais entre enseignement universitaire et théologique, expositions d’art contemporain et rencontres œcuméniques grand public. Et puisqu’aux Bernardins on parle humanisme en général, et philosophie en particulier, le collège scrute de près ce qui se passe du côté des anthropologies numériques et des nouvelles technologies. A tel point qu’il a consacré à ces thèmes sa chaire de recherche 2015-2017 baptisée « L’humain au défi du numérique ». 

« Si on veut comprendre comment transformer l’homme, il faut déjà se demander ce que c’est d’être un homme, explique le père Frédéric Louzeau, directeur du pôle de recherche des Bernardins en charge de la chaire avec deux co-titulaires, le théoricien Milad Doueihi et le philosophe Jacques-François Marchandise, directeur de la recherche et de la prospective de la Fondation Internet nouvelle génération (Fing). Donc c’est un débat philosophique qui s’amorce, mais qui doit être traité avec beaucoup de prudence et de modestie. »

«Le numérique n’est pas qu’une technologie, mais une nouvelle forme d’humanisme.»

Milad Doueihi, théoricien et co-titulaire de la chaire

Le projet s’avère ambitieux, car ce marathon intellectuel s’est donné trois ans pour dessiner les contours d’un « humanisme numérique » en faisant phosphorer théologiens, philosophes, artistes, anthropologues et économistes. Alternant séminaires scientifiques pour les chercheurs et séances de restitution ouvertes au public, la chaire – qui se défend de fonctionner comme un énième think tank sur le sujet – invite communautés de chercheurs, professionnels du numérique et usagers à débattre autour de thématiques comme l’habitat, le langage, les robots, ou encore le Faire. 

Malgré ce cadrage vertueux, l’intelligence artificielle s’infiltre pourtant dans la majorité des débats, au grand regret de Jacques-François Marchandise, co-titulaire de la chaire, constatant que l’on focalise « à tort » sur les manifestations du spectaculaire dans le numérique, transhumanisme en tête. « Je ne pense pas qu’on assiste à une mutation anthropologique à proprement parler, recadre Frédéric Louzeau. L’homme restera toujours l’homme mais ce sont ses modes d’être au monde qui se transforment. Nous sommes en relation avec cette nouvelle réalité numérique et toute la question est de savoir comment on habite cet environnement numérique, comment on le rend plus humain. »

«L’homme augmenté sera-t-il volontaire ou subi?»

Jacques-François Marchandise, co-titulaire de la chaire

«Au cours des siècles, nous avons déjà assisté à de grandes poussées de l’épistémè, de la connaissance, du savoir et de la technique. Mais à ces grandes poussées ne correspondent pas nécessairement de grands progrès dans la sagesse…»

Frédéric Louzeau, directeur du pôle recherche des Bernardins

Au défi de la collégialité

Le 18 février dernier, une première journée de restitution a permis de faire le point sur les recherches engagées en 2015, dessinant peu à peu une cartographie des usages et des environnements impactés par les transformations numériques. Les membres du conseil scientifique de la chaire, parmi lesquels le sociologue Dominique Cardon, la chercheuse en sciences de l’information Louise Merzeau, la théologienne Gemma Serrrano, le directeur du Centre de recherches interdisciplinaires (CRI) François Taddei ou encore le philosophe Bernard Stiegler ont ainsi décliné leurs points de vue sur les quatre axes de recherche retenus par la savante assemblée : l’humanisme, le matérialisme numérique, le milieu numérique, l’autonomie et la délégation. 

Le père Louzeau (à droite) introduit la restitution de la chaire le 18 février. © Carine Claude

Les directeurs de la chaire l’affirment. Ils jouent la carte collégiale et adaptent la méthodologie d’enseignement propre aux Bernardins, basée sur l’interdisciplinarité entre théoriciens et praticiens pour faire avancer les débats « en dialogue avec la sagesse chrétienne ».

Difficile pourtant de faire sortir de leurs sentiers battus les différents intervenants qui, d’exposés rhétoriques en démonstrations de bravoure, ont bien du mal à faire acte de synthèse sur des sujets aux portées éminemment complexes. Ou à défaut, s’embourbent dans quelques généralités de circonstance, Claudie Haigneré en tête, pourtant présidente du conseil scientifique de la chaire.

« C’est le même problème que pour les enjeux environnementaux et écologiques, reconnaît volontiers le père Louzeau. La question du numérique est tellement vaste qu’elle sera insurmontable si on ne veut pas décloisonner les disciplines, le théorique et le pratique. Mais on est en train d’apprendre. »

«Nous n’avons pas toujours la sagesse proportionnée aux instruments qui sont à notre disposition. L’un des défis, c’est de dire: “Qu’est ce que nous faisons pour nous doter d’une sagesse à la hauteur?” J’utilise bien le mot sagesse et non pas éthique, car on est face à la question de savoir si on va être capable de produire une sagesse numérique ou pas.»

Frédéric Louzeau, directeur du pôle recherche des Bernardins

Un anti-séminaire dans le Faire

Pour que la mise en pratique des enseignements théoriques de la chaire ne reste pas un vœu pieux, le collège a lancé un anti-séminaire (Le Défi des Bernardins) pour le jeune public. Concocté avec Les Savanturiers, un programme éducatif du CRI, l’anti-séminaire mise sur les vertus du prototypage pour faire naître des vocations de « chercheurs en herbe ».

Encadrés par des étudiants en design, des jeunes chercheurs et des start-upers âgés de moins de 22 ans, des élèves du primaire et du secondaire – « de l’enseignement national, pas catholique », insiste le père Louzeau – développent des robots, des jeux ou des applications en écho avec les thèmes de recherche de la chaire. Autant de projets qui seront présentés en plénière le 1er avril prochain. 

Guillaume de Boisséson, l’un des mentors du Défi des Bernardins explique : « Au quotidien, on est dans le faire, on met les mains dans le cambouis, notre approche du code ou de l’impression 3D est très concrète. » Cet étudiant à l’université d’Exeter en Angleterre a déjà de la pratique. Lauréat de l’Imagine Cup de Microsoft, il suit le programme de la chaire, avouant que comprendre la complexité théorique du séminaire relève pour lui du « challenge ». 

Le programme, les vidéos et les compte-rendus de la chaire 

Présentation des projets de l’anti-séminaire le 1er avril au Collège des Bernardins