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Apprentis sorciers du cerveau augmenté

Aux Etats-Unis, des starts-up comme Thync vendent déjà des boîtiers de stimulation cérébrale. © Thync

Tenir plus longtemps, être plus performant, développer une super-intelligence… Le rêve de l’augmentation cognitive se popularise au-delà des seuls biohackers. Etudiants et salariés testent les «smart drugs», des start-ups parient sur l’électrostimulation et les nootropes. Enquête.

En 2013, le Forum économique de Davos consacrait un chapitre de son rapport annuel aux «Facteurs X», ces menaces inédites auxquelles les Etats allaient être confrontés. « Autrefois l’apanage de la science-fiction, les capacités surhumaines approchent à grands pas d’un horizon plausible », prévenait le rapport qui mettait en garde contre « le développement d’une super-intelligence » au service du mal. Le texte, rédigé en collaboration avec la revue scientifique Nature, citait notamment la drogue du soldat, le Modafinil, ce psychostimulant pour narcoleptiques que des sujets sains détournent pour ses vertus d’éveil, et la stimulation transcrânienne

Hacker le cerveau, de la stimulation à l’exploitation des ondes cérébrales

Depuis 2013, le hack cérébral (brain hacking en anglais) est sorti des études préventives pour devenir une réalité. Le détournement de certains psychostimulants et l’électrostimulation crânienne sont des pratiques empiriques d’augmentation cognitive qui ne relèvent plus de l’anticipation. Le New York Times écrivait depuis Paris en 2014 : « De récentes études montrent qu’un nombre significatif d’étudiants européens utilisent des médicaments appelés smart drugs pour augmenter leur cognition… » Quant à la stimulation transcrânienne à courant direct (tDCS), à qui l’on prête d’accélérer l’apprentissage des langues par exemple, elle peut se pratiquer à l’aide d’une simple pile et de deux électrodes.

La tDCS pour les nuls. © DR

C’est une autre spécialité du hack de cerveau qui réunissait neuroscientifiques et experts de l’open BCI (Brain Computer Interface) du 24 au 26 février à l’institut Pasteur à Paris pour Brainhack, un évènement autour de l’exploitation des ondes cérébrales (EEG). L’open BCI est en quelque sorte l’inverse de l’électro-stimulation qui envoie des stimulis au cerveau quand l’open BCI analyse les datas du cerveau pour les convertir en commandes de jeux vidéo, en musique…

« La communauté Brainhack étant constituée de chercheurs, il était inenvisageable de se passer d’un comité d’éthique », prévient Guillaume Dumas, chercheur en neurosciences à l’institut Pasteur et l’un des co-organisateurs de Brainhack, croisé à la fête de clôture au biohacklab de La Paillasse. « C’est pour cette raison que nous sommes restés sur des technologies non invasives. Et j’observerais un principe de précaution pour la neurostimulation avec de l’open hardware non encadré. La stimulation magnétique transcrânienne est notamment utilisée pour traiter la dépression, et s’il ne s’agit pas de “pharmaco”, un usage non-raisonné peut néanmoins perturber le fonctionnement du cerveau. »

Les Brainhackers se détendent à la Paillasse le 26 février. © Nicolas Barrial

En questionnant les habitués du Coglab, le programme d’exploration des sciences cognitives de la Paillasse, on constate que la stimulation cognitive n’est pas un sujet tabou, elle intéresse sans faire l’unanimité et la Paillasse n’a pas mené d’expériences dans ce sens. Le Coglab adhère cependant au réseau international NeuroTechX qui, de son côté, exprime parmi ses missions « éduquer le grand public aux technologies telles que la stimulation cérébrale, les smart drugs et les BCI ». Vincent Corlay, biohacker cérébral, n’a pas de complexe : « J’ai mené à titre personnel des tests avec la tDCS. Après avoir veillé 30 heures, je me suis branché 30 minutes sur une pile 9 volts avec deux électrodes en gel et j’ai fait ensuite un test de réactivité, j’ai obtenu 15% de plus. Aux Etat-Unis, une base de l’armée mène des études de ce type pour diviser par deux les temps d’apprentissage du pilotage de drones. » 

Entraînement au pilotage sous électrostimulation, selon le labo US HRL (en anglais):

Cerveaux sur courant alternatif ou courant continu

Paul Peyriller, lui aussi membre du Coglab, raconte ses expériences d’électro-sommeil ou Transcranial Electrical Stimulation (TES), avec quatre électrodes. « J’ai fait des séances de 45 minutes, je m’endormais juste après pendant 6 heures en sautant du lit le matin. Sans ça, je dormais péniblement 8 heures avec un réveil lourd. » Paul compte bien recommencer avec un Arduino générateur de courant. A basse fréquence, la TES stimulerait la production d’endorphines. Ses effets relaxants sont mis en avant par les fabricants de modules de stimulation comme le Britannique Fo.cus qui vend du « rêve lucide » ou encore l’Américian Thync et son petit boîtier temporal du dernier chic. Pour Vincent Corlay, leur efficacité est loin d’être avérée « à cause des électrodes qui sont communs à tous ». « La zone de placement et la taille des électrodes varient selon les effets recherchés et les individus », ajoute l’apprenti sorcier du cerveau qui précise que le béotien n’est pas à l’abri d’une brûlure cutanée.

La stimulation par courant alterné (TACS) sur le site Fo.cus mènerait au «rêve lucide» (capture écran). © DR

« Le plus efficace, ça reste les nootropes » affirme Vincent qui en consomme régulièrement. Assimilés à des compléments alimentaires, les nootropes ne sont pas à proprement parler des médicaments, même si leurs possibles effets indésirables sont bel et bien listés. Ils ne seraient pas censés provoquer d’addiction. Selon Vincent, qui dit avoir « testé une vingtaine de produits sur la liste qui en compte 150 à 200 », dont certains sont autorisés à la consommation mais interdits à la vente en France, « on peut développer une tolérance, il faut parfois augmenter les doses pour maintenir l’effet. » 

Des performances variables

A la base de la plupart des nootropes, le Piracétam, qu’un chimiste roumain a synthétisé dans les années 1960, est une substance ayant des effets sur l’apprentissage, la concentration. Quand on s’inquiète auprès de Vincent d’une certaine opacité dans l’information scientifique autour des nootropes, il rétorque : « Pour le Piracétam, difficile de mesurer son efficacité sans passer par un protocole ». Et de se référer au site dédié aux nootropes d’un certain Gwern, un « fou furieux » de la rigueur méthodologique hors labo. Cependant, l’automédication a ses limites… Vincent, comme beaucoup d’autres testeurs de nootropes, fonctionne plutôt en objectifs, pour soutenir « l’humeur et la motivation », pour réussir un examen, etc. Et comme certains mixent vitamines et Red Bull, les apprentis sorciers de l’augmentation cérébrale ont recours aux « stacks » (des mélanges). Vincent apprécie la caféine agrémentée de L-théanine (extraits de thé) qui lui procure « l’excitation du café sans les jitters », les petits tremblements d’excitation. Il aime aussi combiner Piracétam et Choline pour « éviter le crash », comprenez la fatigue du lendemain – ah tiens, donc une descente comme en cas de prise de drogues dures ? 

Le Modafinil, qu’on ne peut obtenir sans prescription, est le plus cité sur la Toile lorsqu’on évoque les smart drugs. Testé sur les soldats dès la première guerre du Golfe, il a été largement prescrit dans les armées depuis que les amphétamines sont devenues impopulaires. Et pourrait connaître le même sort : les soldats américains victimes de troubles de stress post-traumatique l’ont été en partie à cause des abus de ces go pills suivies de no-go pills. Ces cocktails médicamenteux enquillaient du Modafinil pour rester éveillé, se poursuivaient avec des benzodiazépines comme le Témazépam pour soigner les effets d’insomnie sévère et se finissaient avec des bêta-bloquants (comme le Propanolol) pour oublier les scènes traumatisantes. Le Modafinil s’est aussi distingué dans les années 2000 du côté d’Hollywood (avec les burn out de quelques stars). Il est à nouveau sur la sellette grâce au film Limitlessdésormais décliné en série, où un écrivain en panne d’inspiration, mis en contact avec le NZT, un nouveau médicament (fictif), se met à utiliser son cerveau à des niveaux jamais atteints.

Et la rumeur a fait le reste : le NZT serait un fac-similé du Modafinil. La promotion du Modafinil est par ailleurs assurée par des études parfois très contestables et qui omettent les effets indésirables dues aux prises combinées avec le café et autres substances. Les avantages et désagréments du Modafinil sont souvent comparés à l’Adderall, au détriment de l’Adderall, une combinaison de sels d’amphétamines prescrite contre l’hyperactivité et largement détournée sur les campus et chez les conducteurs habitués à traverser les Etats-Unis d’Est en Ouest. Les médecins américains ne comptent plus les personnes qui prétendent avoir des problèmes de trouble déficitaire de l’attention ou de narcolepsie.

Nouveaux esclaves de la productivité

Sur le modèle de Limitless, le monde du travail n’est pas épargné. Les progressions sociales ultra rapides sont vantées sur des blogs souvent accompagnés d’un site de vente en ligne. Des start-ups s’attaquent à ce marché, en ciblant tous les salariés d’un service ou d’une entreprise. C’est le cas de l’Américain Nootrobox, une start-up sur laquelle Andreessen Horowitz, célèbre business angel américain (il a notamment financé Oculus), a misé deux millions de dollars.

La pratique n’a pas encore atteint la France. Et même les plus fervents adeptes des nootropes, qui se retrouvent sur un groupe Facebook de 11 000 membres, semblent préférer le développement personnel à la vente en masse de nootropes pour des contingents de salariés d’entreprise.

On retrouve le «stack», le mélange cher aux expérimentateurs DiY, dans les produits proposés par Noothrobox. © Noothrobox

Si l’impact des smart drugs sur la productivité est difficilement quantifiable, elles n’en sont pas moins déjà présentes dans les mœurs anglo-saxonnes. Des étudiants britanniques se sont émus de la prochaine mise en application (en avril) de la toute nouvelle loi sur les substances psychoactives qui oblige d’ailleurs certaines start-ups à revoir leur conditions générales de vente. Le bannissement de ces drogues de l’intelligence aura-t-elle un impact sur les résultats d’une génération d’étudiants ? Verra-t-on des burn-out en série d’une génération shootée aux smart drugs ?

L’expérimentation des nootropes hors contrôle médical est déjà devenue la nouvelle frontière des adeptes de la psychonautique. Jusqu’aux drogues psychédéliques qui se réinventent façon smart drugs : des études vantent les vertus supposées du microdosing, soit la prise infinitésimale de LSD.

Certes, depuis les premières expérimentations dans les années 1950 de José Delgado, MK Ultra, la science a progressé. Certains brain hackers vivant quotidiennement avec les algorithmes informatiques, veulent mettre leur cerveau à jour comme on upgrade son nouvel iPhone. Et si les adeptes de l’électro-stimulation et de l’open BCI ciblent toujours plus précisément les interactions entre signaux biologiques et numériques, le branchement ultime, directement sur le cerveau, reste périlleux, comme l’a expérimenté le neurologue Phil Kennedy, qui s’est implanté des électrodes directement dans le cerveau. Au réveil, il ne parlait plus…