Makery

De l’usage politique des technologies à la Transmediale 2016

La plénière «Anxious to Make» lors de Transmediale 2016. © Transmediale

Au programme particulièrement dense de la 29ème Transmediale, à Berlin du 2 au 7 février, des tribunes et des discussions plutôt que des expositions. La thématique «Conversation Piece» a abordé la défense des libertés civiles et l’autonomie numérique dans une Europe sous tension. Après-coup.

Berlin, envoyé spécial

Si l’an dernier le rendez-vous des médias tactiques s’était intéressé à la marchandisation des big data dans nos sociétés du contrôle social, le directeur artistique, Kristoffer Gansing, a choisi pour l’édition 2016 de focaliser sur notre société « anxiogène ». Une anxiété traduite par la continuelle et nécessaire tension qui mène les hackers, makers et activistes médias, dans leur volonté de rester indépendants et agents des transformations démocratiques de la société.

Cette «anxiété» à agir, faire, partager et sécuriser s’est déployée dans les multiples espaces de la Haus der Kulturen der Welt (la Maison des cultures du monde). Avec pour socle commun les plus récentes des crises politiques, de l’Égypte à Gaza, en passant par la Turquie et la Grèce, des lanceurs d’alerte ou encore du rôle des hacktivistes dans les actions juridiques de résistance aux rouleaux compresseurs de la « vérité » d’Etat.

Salle comble pour «Parallelograms» lors de l’ouverture de Transmediale 2016. © Transmediale

Espionnage citoyen

Dès l’ouverture, le théoricien des médias Brian Holmes a posé le concept du Citizen Spy, l’espionnage citoyen, au cours d’une conversation avec l’activiste américain Steve Rowell autour de son travail documentaire transmédia, Parallelograms, une enquête sur l’omniprésence du lobbying dans l’urbanisme de Washington DC.

« Ce qui est étonnant, ce n’est pas la notion d’espion, car beaucoup d’activistes pratiquent en quelque sorte l’espionnage depuis l’arrivée de l’Internet, indique d’emblée Brian Holmes, mais c’est la notion de citoyen, de mouvement citoyen. »

«Parallelograms», Steve Rowell, bande-annonce, 2015:

Pour Brian Holmes, les impératifs à agir et les techniques du citoyen espion se sont renforcés depuis les années Bush, et pas qu’aux Etats-Unis. A titre d’exemple, il rappelle les travaux des cartographes de Bureau d’études en France dans les années 2000 et l’action collective S77-CCR, « Eyes in the skies, Democracy in the streets » (des yeux dans les cieux, la démocratie dans les rues, 2004) en Autriche. Alors que le gouvernement autrichien versait dans l’extrême-droite, ce mouvement appelait à utiliser les drones pour surveiller les exactions de la police.

Cependant, rappelle Holmes, impossible de s’en tenir à un optimisme circonstanciel après ces quelques graines d’hacktivisme. Il s’agit de toujours renouveler les modes opératoires face aux nouvelles techniques de contrôle étatique. D’où la nécessité de se faire « citoyens espions », à l’instar des recensions des abus de l’état d’urgence en France mises en place par la Quadrature du Net.

«Drone 2000» de Nicolas Maigret, performance à la Transmediale 2016. © Transmediale

Big Brother inversé

En guise d’illustration à l’anxiété sécuritaire grandissante générée par la multiplication des drones personnels, qu’ils survolent les centrales nucléaires ou s’approchent des fenêtres des responsables politiques, Nicolas Maigret a proposé Drone 2000. Suprême paradoxe, la performance a provoqué côté sécurité à la Haus der Kulturen der Welt une « anxiété à sécuriser » les drones de Maigret !

Les historiens des Tactical Media Files, ces médias tactiques qui englobent hackers et activistes vidéo des médias indépendants aux débuts de l’Internet, ont largement développé cette idée d’une surveillance de la police par les citoyens. Les chercheurs Eric Kluitenberg et David Garcia ont ainsi rappelé l’évolution des systèmes de diffusion et leur impact sur l’activisme média, de la télévision pirate à la télévision Internet, jusqu’à l’explosion de la diffusion vidéo sur les réseaux sociaux.

En 1988, les émeutes de Tompkins Square ont ainsi été filmées par l’artiste et activiste vidéo Paul Garrin. Cet exemple inaugural cité par Kluitenberg illustre pleinement l’irruption de la vidéo personnelle et son impact politique quant à la possibilité de témoigner des infractions aux libertés civiles. « Un Big Brother inversé » posait Garrin dès 1988, pour que « le peuple surveille l’Etat ». Depuis Tomkins Square, peu de choses semblent avoir changé, si ce n’est la sophistication toujours plus élaborée des médias tactiques.

Vox Populi

D’ailleurs, n’est-il pas urgent, cinq ans après le printemps arabe, de revenir sur les archives des activistes vidéos de ces révolutions ? Le festival a donné la parole à ces vidéastes militants, ceux de la place Tahrir, avec, par exemple, l’important travail de l’artiste et activiste Lara Abadi pour son projet transmédia Vox Populi qui reconstitue au jour le jour les événements égyptiens ; comme ceux du Parc Taqsim Gezi à Istanbul en 2013 avec la large base de données d’archives vidéo de Bak.ma.

«Vox Populi, Archiving a Revolution in the Digital Age», Lara Baladi, frise chronologique :

Eric Kluitenberg a également pointé l’initiative Black Lives Matter et les efforts de Brian Holmes et Matthias Regan avec le groupe The Compass pour organiser une archive cartographiée des violences policières racistes mises en lumière par les événements de Ferguson.

«Watersheds» répertorie le nombre de noirs tués par la police ou des milices aux Etats-Unis entre les meurtres de Trayvon Martin et Michael Brown (capture écran). © The Compass

Laura Poitras, la cinéaste oscarisée pour son documentaire CITIZENFOUR sur Edward Snowden, ne fait pas autre chose avec sa toute nouvelle exposition, qui ouvrait la semaine dernière au Whitney Museum of Art de New York au même moment que la Transmediale, sur l’Amérique post-11 Septembre titrée Astro Noise, du nom d’un fichier crypté que Snowden lui avait transmis au début de son action de lanceur d’alerte.

A Berlin, les activistes des médias tactiques invitaient à comprendre pourquoi les systèmes de sécurité numérique « partent en vrille » (tailspin). Comment ? En étudiant les changements de pratiques de l’après-Snowden et les changements technologiques grâce au blockchain, cette technologie algorithmique née avec le bitcoin qui établit la confiance entre deux parties. Certains y voient un avenir pour les communs numériques.

«Building Snowden Archives», panel dans le grand amphi du HKW. © Transmediale

Eric Kluitenberg a ainsi invité, lors du workshop Tactical Media and the Archive, à réfléchir aux nouvelles manières de construire des bases de données relationnelles, et à lire le livre de Michael Seemann, Digital Tailspin: Ten Rules for the Internet After Snowden (Institute for Network Cultures, 2015). Selon Seemann, si les institutions traditionnelles et les libertés civiques sont mises à mal par « l’emballement numérique » contemporain, nous ne sommes pas nécessairement démunis. De nouveaux jeux tactiques émergent, avec de nouvelles règles.

Le projet Tele_Trust du duo hollandais Karen Lancel et Hermen Maat, discuté dans un panel avec Kluitenberg et Seemann, en est un exemple récent. Les artistes proposent un voile sensoriel pour «choisir» ses interactions, quelque part entre la burqa, l’aube chrétienne et la toge de Dark Vador, une façon de permettre à l’utilisateur d’interagir avec d’autres via le serveur de Tele_Trust.

Le duo hollandais Lancel et Maat discutait des implications de leur «data veil» avec Eric Kluitenberg et Michael Seemann à la Transmediale. © Lancel/Maat

Architecture clinique

La Transmediale donnait sens à ces initiatives en faisant notamment un parallèle avec le remarquable travail d’analyse d’Eyal Weizman et Forensic Architecture sur les exactions de l’armée israélienne dans les territoires palestiniens. Une autre stratégie post-Snowden qui mêle les techniques de modélisation architecturale et l’informatique légale. L’architecte israélien, qui s’était fait remarquer avec son livre À travers les murs (La Fabrique, 2008), a présenté à Berlin deux enquêtes menées avec son groupe de recherche Forensic Architecture de l’université de Goldsmiths à Londres : la première démontrant la responsabilité de Tsahal dans l’assassinat d’enfants palestiniens à Nakba ; la seconde pour reconstruire le fil des bombardements du « Black Friday » à Gaza en 2014, menée pour Amnesty International. Des vidéos à consulter absolument.

«Nakba Day Killings» reconstitue les angles de tirs des soldats à partir de différentes sources vidéos (capture écran). © Forensic Architecture

Ces exemples montrent le travail de reconstitution effectué à partir du recoupement des multiples images de vidéosurveillance et de télévision, des analyses des spectrogrammes sonores, des reconstitutions en 3D des lieux des événements, de la reconnaissance de forme, de l’assignation temporelle, etc. De stupéfiantes analyses jouant avec tous les angles des caméras de la sousveillance, dignes de Matrix ou de l’enquête de la Commission Warren sur la « balle magique » ayant tué J.F. Kennedy. Forensic Architecture apparaît ainsi comme un groupe « d’espions citoyens » mettant à contribution leurs compétences en analyse légale dans les tribunaux internationaux pour défendre les victimes dans des affaires de crimes de guerre.

Image satellite de Rafah prise depuis le satellite Pléiades le 14 août 2014 à 11h50 où apparaissent les cratères d’attaques aériennes (grosses tâches rouges) et les cratères d’artillerie (petites tâches rouges), montrant les résultats de l’intensité de l’attaque (panachage rouge). © DR

Eyal Weizman a rappelé le caractère asymétrique de leur expertise citoyenne. Les membres de Forensic Architecture se considèrent comme des hackers de l’expertise légale, qui essaient « de créer de petites fissures dans la construction étatique » et brisent le déni des « pseudos-experts » missionés par l’armée israélienne dans les médias. S’ils développent leurs logiciels en open source, c’est aussi pour qu’ils soient potentiellement utilisables par tous les activistes de la vigilance citoyenne, « ceux qui luttent contre les conséquences du Nakba, l’exode forcé des Palestiniens en 1948, mais également pour tous les autres dans le monde ».

«After the sharing economy», discussion sur les impacts sociaux et écologiques de l’économie collaborative. © Transmediale

Repolitiser la culture maker

Quid de la culture maker, la plus récente des cultures numériques présentes à Transmediale ? Si le terme évoquait au début de la décennie les potentialités de démocratisation et de créativité générées par l’avènement de la fabrication numérique, aujourd’hui, a pointé la Transmediale, dans le contexte d’affirmation d’une « industrie 4.0 » et d’un Internet des objets (Internet of Things, IoT) rendu extrêmement normatif par les standards légaux décidés à l’Union européenne, où les mêmes systèmes standardisés pourraient régir l’usine comme nos espaces personnels, il devient essentiel de repolitiser et repositionner ladite culture.

Infuser la politique dans le «make» au panel «(Re)positioning Maker Culture». © Transmediale

Sortir du cloud

Comment s’y prend-on ? L’appropriation des savoirs-faire de l’IoT peut permettre de développer des outils « hors cloud » et d’ouvrir ainsi des sas vers l’autonomie personnelle, en contournant par exemple les systèmes normatifs des fournisseurs de systèmes d’exploitation (OS), des navigateurs Internet et des outils de visualisation de données, en refusant la vente de nos données quantifiées.

Natacha Roussel, artiste et hackeuse du collectif Dyne, a insisté sur l’approche féministe pour repenser radicalement le « moi quantifié » par et pour les femmes qui souhaitent s’engager dans une conscience corporelle autonome. Elle rejoint là les démarches de réappropriation de la médecine et de la gynécologie par les hackeuses de Gynepunk.

Affiche du collectif Dyne de promotion d’un système pour rester en dehors du Nuage. © Dyne

Disconnect

Au-delà de « l’intersectionnalité des luttes pour l’autonomie » qu’a évoquée Natacha Roussel, c’est tout simplement en matière de design qu’il faut agir, pour sortir des systèmes d’exploitation Android ou I-phone. Pourquoi devrions-nous utiliser le calendrier Google ? Pourquoi ne pas reprendre possession de nos données personnelles et les organiser à notre manière ? L’équipe réunie par la fonderie de logiciels libres Dyne revendique la culture des « médias instables » qui animait l’activisme numérique des débuts de l’uniformisation du World Wide Web.

Dyne a présenté en ce sens lors de la grosse journée « off-the-cloud » (hors du nuage, littéralement), Dowse, un hub de préservation de la vie privée dans l’IoT. Nos outils numériques ont un accès complet aux informations privées, communes et publiques, des humains qui les utilisent et peuvent communiquer entre eux sans nous consulter ni même nous prévenir. Les risques d’abus et d’exploitation de l’asymétrie d’information « inconsciente » augmentent donc continuellement. L’option proposée par Dowse : se « disconnecter ».

Des internets «off-the-cloud» pour migrants

Christoph Wachter et Mathias Jud, très engagés dans la crise des migrants, ont présenté Qaul, un réseau maillé spontané mettant en relation des appareils en wifi, fort utile pour les zones de black-out Internet, qu’il s’agisse de la révolution égyptienne, du récent tremblement de terre du Népal, ou lors de l’exode des réfugiés entre la Turquie et l’Allemagne. Un système qu’ils vont concrètement mettre en place aux portes des hotspots qui commenceront à se déployer en Grèce d’ici la fin du mois, pour que les migrants puissent se connecter. 

Qaul.net, un réseau maillé et wifi, alternative à l’Internet, de Christoph Wachter et Mathias Jud. © Qaul

En Grèce justement, s’est développé un réseau maillé local, Sarantaporo.gr, dans la région rurale de Sarantaporo, qui ne bénéficie pas du haut débit. Le réalisateur et activiste Ilias Marmaras a ainsi présenté à Berlin les premières images de Building Communities of Commons, un documentaire sur cette expérience, financé grâce à la plateforme Goteo.

« Building Communities of Commons in Greece », Ilias Marmaras, bande-annonce :

Open hardware

Le fil rouge « Anxious to Make » programmé par Teresa Dillon a débattu de la question de l’open hardware et de l’ingénierie inversée. Durant le panel « Future Factories » ont ainsi été présentées différentes initiatives, comme les maisons « free hardware » de Hexayurt à Burning Man, ou encore les licences open hardware du Cern, l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire, sur lesquelles la chercheuse Alison B. Powell a mené l’enquête.

On a retrouvé également lors de ce panel la caméra open source Axiom, suite des recherches menées autour du free firmware « Magic Lantern ». Peut-être un outil-caméra 100% autonome pour les « citizen spies » des crises socio-politiques à venir ?

Un proto de la caméra Axiom, qui s’est depuis professionnalisée. © Axiom

L’inconscient libéral

Ce débat sur « l’open » n’est peut-être pas le plus important. Comme l’a rappelé Brian Holmes, « l’inconscient libéral » de la communauté pousse à vouloir absolument catégoriser entre « ouvert » et « fermé ». Mais au cœur de la culture maker se trouve in fine la possibilité de transformer profondément les chaînes de production des outils, et donc les conditions sociales de leurs usages. L’enjeu véritable pour les makers et développeurs d’open hardware consiste à lutter contre l’obsolescence programmée de nos objets technologiques. Une façon d’échapper à la « crapularity », un jeu de mot intraduisible (entre « crap » et « singularity »), soit ce point de singularité de la submersion par les déchets plastiques et électroniques qu’avaient évoquée les auteurs du Manifeste additiviste un peu plus tôt dans le festival.

Les podcasts des discussions sont à écouter sur le site de la Transmediale 2016