Makery

J’ai passé un mois à San Francisco pour explorer l’écosexualité

Répétition E.A.R.T.H. Lab pour un défilé à Santa Cruz © Seth Andrews

Isabelle Carlier de l’association Bandits-Mages à Bourges a passé le mois de juin à Santa Cruz et San Francisco pour accompagner la création du E.A.R.T.H. Lab et le tournage de «Water Makes Us Wet», le nouveau film des déesses de l’écosexualité, Annie Sprinkle et Beth Stephens. Elle raconte son expérience pour Makery.

Le E.A.R.T.H. Lab (pour Environmental Art, Research, Theory et Happenings) est un nouveau laboratoire du département artistique de l’University of California Santa Cruz dédié à l’art environnemental s’exprimant dans les marges. Basé sur de multiples pratiques artistiques avec un intérêt particulier pour la performance, le lab unit penseurs et artistes dans un réseau local, national et international. La direction est assurée par Beth Stephens, artiste et enseignante à l’UCSC et la direction de la recherche par Annie Sprinkle, artiste et actrice icône du « Golden Age of Porn » des années 70 et 80.

Je les ai rencontrées lors de leur passage à Bourges. Toutes deux activistes pro-sexe et connues pour leur engagement écologique, Annie et Beth, partenaires dans la vie, « performent » depuis 200! leurs mariages avec la Terre et les entités de la nature, en invitant chacun à s’unir à la Terre, au ciel, à la mer, au charbon… Elles ont performé à ce jour 19 mariages dans 9 pays mariages à travers le monde.

«Le lab a été rendu possible par deux généreuses donatrices et le fonds artistique pour l’excellence de l’UCSC, il pourra à terme accéder à des dizaines de réserves naturelles pour ses recherches, études de cas et organiser des actions et rassemblements écosexuels».

Annie Sprinkle

Performance et marche sur Bernal Hill dirigée par Joy Brooke Fairfield © Seth Andrews

Passer de la « Terre comme mère » à la « Terre comme amante »

Dans une interview enregistrée lors de mon séjour à Santa Cruz à propos de l’écosexualité, Beth Stephens déclare qu’il s’agit de « raconter à la fois d’anciennes et de nouvelles histoires ». Les anciennes histoires pourraient être celles des déesses, des magiciennes et des sorcières. Les nouvelles histoires, à l’instar de l’écoféminisme issu des luttes écologiques des années 70, visent à redéfinir dans une perspective queer notre rapport à la nature. Une nature qui n’est pas régie par des lois masculines et hétéronormatives.

Procédant d’une conscience de ce qui est et de ce qu’il peut advenir plutôt que d’un but idéaliste post-hippie, Annie Sprinkle et Beth Stephens proposent des déplacements de paradigmes et des nouveaux récits à l’intersection des questions environnementales et des pratiques queer, à l’intersection de l’écologie et de la sexualité. Ceci visant à produire un extrême plaisir, une jouissance orgasmique de la création et de l’intervention. « Did you have fun ? » m’a souvent demandé Beth Stephens. Ce plaisir à la création est un acte militant et un puissant unificateur.

Pour comprendre l’éco-sexualité, une ébauche work-in-progress (en anglais) de leur prochain film, «Water Makes Me Wet», réalisé par Annie Sprinkle et Beth Stephens (images Beth Stephens et Isabelle Carlier ; montage Isabelle Carlier) :

San Francisco Pride

Le 28 juin 2015 a eu lieu la grande « Pride » annuelle de San Francisco. La ville tout entière arbore le drapeau arc-en-ciel. Cette ville est emblématique de la cause LGBTQI (pour Lesbian, Gay, Bi, Trans, Queer, Intersex). Mais si nous y fêtons le récent droit au mariage pour tous, nous y voyons aussi défiler Uber, Youtube, Netflix et toute une série de corporations dont les intentions premières sont plus que contestables.

Au milieu défile un groupe : « Here come the Ecosexuals! », représentant le Center for Sex & Culture de San Francisco. En tête Beth et Annie, suivi du Pollination Pod, un pop up theater multimédia issu du E.A.R.T.H Lab. Le groupe défile pour l’eau, élément essentiel à la vie et un des enjeux écologiques les plus importants en Californie. L’eau y est devenue un objet de concurrence entre les agriculteurs et l’État met en place des mesures très restrictives de distribution.

«Here come the Ecosexuals!» durant la San Francisco Pride 2015 © Seth Andrews

Le groupe Ecosex est composé d’artistes et de performeurs, d’activistes engagés dans les causes environnementales, de cuisinières vegan, de chercheurs doctorants, de collectifs, d’étudiants, etc. Plusieurs sont membres du E.A.R.T.H. Lab, ou sont des collaborateurs réguliers de Beth et Annie, dont le collectif radical La Pocha Nostra dirigé par Guillermo Gómez-Peña, père et mère à fois de toute une nouvelle génération radicale de performeurs, Lady Monster, Queen du Burlesque Ecosexuel, et Dragonfly aka Miss Jester Justice, artiste activiste militant pour la dignité humaine.

L’ensemble forme un écosystème proposant une esthétique émanant d’un processus totalement collectif, qui s’approche d’un carnaval de « Freaks » et queer, car brisant toute forme de binarité.

Le groupe Ecosex devant le Pollination Pod durant la San Francisco Pride 2015 – au centre deuxième rang, Saul Garcia Lopez, metteur-en-scène du contingent écosexuel et metteur-en-scène de la troupe La Pocha Nostra © Seth Andrews
Dragonfly aka Miss Justice Jester © Isabelle Carlier
Performance de Carolina Novella – La Pocha Nostra © Keith Wilson (capture d’écran)

L’eau nous fait mouiller

La thématique de l’eau offre comme seule directive le bleu et le noir comme couleurs du groupe et la mutation des êtres vers des figures de la mer : hippocampes, poissons, sirènes et autres formes plus indéfinissables issues des abysses. Ce qui apparait comme frappant lorsque l’on participe à ce groupe, c’est le caractère très organique et donc très vivant et mouvant.

«Vue sous la perspective de la théorie queer, la sexualité est aussi fluide»

Jennifer J. Reed, chercheuse post-doctorante sur l’écosexualité

Le nom Sprinkle, qui veut dire arroser, asperger, résume bien l’aspect central que jouent l’eau et les multiples fluides corporels dans leur travail.

«L’un des buts politiques de notre participation à la Pride est aussi d’ajouter au sigle bien connu LGBTQI une lettre E pour Ecosexual.»

Beth Stephens, directrice du E.A.R.T.H. Lab

Annie et Beth militent pour que les communautés LGBTQI intègrent comme éminemment intrinsèque à leur cause la question environnementale.

Préparation du Pollination Pod © Isabelle Carlier. En photo, Sarah Stolar qui a créé les costumes de Beth et Annie pour la parade de la Pride et son mari Jeff Medinas qui a paint le Pollination Pod.
Beth Stephens et Annie Sprinkle © Isabelle Carlier

Déconstruire les systèmes autoritaires

L’UCSC a la réputation de soutenir des enseignants-chercheurs qui n’ont jamais cessé de déconstruire les systèmes autoritaires. La célèbre philosophe féministe et militante des droits civiques Angela Davis y a notamment enseigné. Au E.A.R.T.H. Lab les recherches sont essentiellement orientées vers le happening et la fabrication d’objets. Il a pour ambition d’amener les artistes émergeant à concevoir et créer des espaces d’expérimentation mettant en jeu « des relations plus coopératives avec la Terre ».

Il se construit aussi par la diversité de son bureau. On y retrouve notamment Sandy Stone, codeuse, écrivaine et pionnière des études trans-genres, Donna Haraway, philosophe émérite enseignant dans la même université, Madison Young, actrice porno, artiste et curatrice, ou encore Paul Corbit Brown, photographe et président de Keeper of the Mountains Foundation, activiste environnemental qui s’est fortement impliqué contre la destruction du haut des montagnes pour l’extraction du charbon en Virginie de l’Ouest, sujet du récent film Goodbye Gauley Mountain réalisé par Beth Stephens avec Annie Sprinkle.

Le E.A.R.T.H. Lab promeut actuellement une tournée «Here Come the Ecosexuals!» dans les endroits les plus pollués ou magnifiques de la Californie.

Graphisme Little Shiva ; cartographie : Matthew Jamieson.

 

Le site du E.A.R.T.H. Lab

Pour en savoir plus sur les projets de Stephens et Sprinkle