Aux Soulèvements de la Terre : Autoconstruire ses machines avec l’Atelier Paysan (1/2)

Hugo Persillet sur le stand de l’Atelier Paysan au Village de l’Eau (Melle, juillet 2024). Crédit : Elsa Ferreira

Makery était la semaine passée au Village de l’Eau à Melle, dans les Deux-Sèvres, épicentre du grand rassemblement organisé par les Soulèvements de la Terre, un an après Sainte Soline. Du 16 au 21 juillet des milliers de personnes ont convergé vers le village poitevin et marché lors de manifestations à Poitiers et La Rochelle pour réclamer un moratoire sur les chantiers et projets de méga-bassines en France et alerter sur l’accaparement de l’eau à l’échelle internationale dans le contexte du réchauffement climatique. Plus de 120 organisations étaient ainsi présentes au village militant et festif pour défendre un juste partage de l’eau et une bascule agroécologique. Parmi elles, la coopérative d’autoconstruction agricole Atelier Paysan y présentait ses catalogues d’outils open source, livres et publications sur l’agroécologie. Première partie d’un entretien fleuve avec Hugo Persillet, animateur et sociétaire de l’Atelier Paysan.

la rédaction

Makery : Pouvez-vous nous donner quelques éléments sur l’histoire de l’Atelier Paysan ? Comment ça a commencé, comment ça a grandi, où ça en est aujourd’hui ?

Hugo Persillet : L’Atelier Paysan a commencé au milieu des années 2000, principalement en Drôme et en Isère, par des groupes de maraîchers et de maraîchères qui étaient assez à la pointe sur des parcours, des itinéraires techniques en bio, et qui essayaient de les améliorer. C’est parti d’une observation classique en maraîchage bio, à savoir qu’il y a une sorte de paradoxe : quand on essaie de se passer de pesticides, on est obligé de les remplacer soit par du bâchage plastique, soit par plus de mécanisation – ce qui veut dire plus de consommation de gasoil, ne serait-ce que pour désherber par exemple. Pour travailler ton sol, quand tu te passes de labours, tu dois travailler quand même en finesse et en surface. Tu as donc tendance à passer plus de fois un outil, surtout en maraîchage diversifié, où tu vas passer plusieurs outils par jour sur tes planches, avec des planches différentes, et ce faisant, tu crées un tassement du sol qui te fait perdre les avantages agronomiques que tu avais difficilement acquis par ailleurs.

Il y a eu un voyage d’études dans le cadre du groupement d’agriculture biologique ADAbio, chez nous en Isère, pour observer une technique assez étonnante qui était développée dans les pays du Nord en grande culture de céréales, où les céréales étaient cultivées en bio sur planches, pour limiter le tassement des sols. Ils parvenaient avec cette technique à ne jamais cultiver là où passaient les roues, et à ne jamais rouler là où se trouvait la culture. Malgré les rotations opérées en grande culture comme en maraîchage, on conserve l’emplacement des planches d’année en année. Pour importer cette approche en maraîchage diversifié, il fallait bricoler les outils classiques du maraîchage pour travailler le sol en surface, et les adapter à un travail de planches. On faisait des carottes, on faisait certaines productions en planches, en buttes, mais là, l’idée c’était de tout faire sur des planches buttées, donc avec de la terre rehaussée, ce qui permet en plus d’être très précis sur la vie dans ton sol, parce qu’il est accessible immédiatement.

Crédit : L’Atelier Paysan

Les maraichers fondateurs de l’Atelier Paysan se sont rassemblés à quelques-uns, pour mettre des coups de disqueuse et des coups de soudure sur du matériel qu’ils avaient déjà, pour l’adapter au travail sur butte. Et puis à un moment, ils ont carrément sorti de la barre de fer, et ils se sont mis à construire de l’outil tracté, directement, de A à Z, sans partir d’un élément déjà existant. Puis ils ont testé, réadapté encore, et ça a fini par donner de sacrés résultats. C’est là qu’a été conclu l’espèce de pacte qui a fondé l’Atelier Paysan : soit on brevette ces machines pour monter une entreprise de fabrication, et peut-être décrocher la timbale, arrêter d’être maraîchers précaires, soit on va faire autre chose qui est beaucoup plus en accord avec nos valeurs : diffuser pour généraliser une agroécologie, permettre à des gens de s’installer, notamment. Il y avait vraiment le souci de faciliter les installations en maraîchage en Isère, qui n’est pas un département très maraîcher mais qui a besoin de légumes aussi, que ce soit accessible financièrement, techniquement, que chacun puisse accéder à ce savoir-faire facilement. Ils sont partis dans une logique d’open source, une logique de communs, c’est ce qui a fondé l’Atelier Paysan. C’est resté punk pendant plusieurs années, ils ont accueilli leurs amis, ils leur ont transmis leur savoir-faire du travail du métal, qui n’est plus vraiment présent sur les fermes. Et puis il a fallu mettre en plans ce qui au départ n’était que des croquis sur un bout de table, les prototypes qui avaient fonctionné, pour pouvoir les reproduire dans une logique d’autoconstruction.

Crédit : L’Atelier Paysan. (capture d’écran sur le Flickr de l’Atelier Paysan)

Passer à des plans suppose des connaissances et un savoir-faire technique qui vont au-delà du bricolage, comment s’est fait ce passage ?

Oui, tant qu’on était sur le croquis, l’esquisse, le poste à souder, ça restait une dynamique de paysans bricoleurs, mais de paysans super balèzes, qui n’avaient pas peur de mettre un coup de disqueuse dans du matériel qu’ils avaient acheté 5 000, 10 000 euros… Il faut avoir confiance ! Au départ, il y avait donc la force du collectif, des paysans, des faiseurs, des usagers directs. Puis, en 2009, il y a eu une alliance avec les techniciens de ce groupement d’agriculture biologique, qui a donné lieu à la création d’une nouvelle association au sein de l’ADAbio, la branche ADAbio Autoconstruction. Cela va permettre l’embauche d’un ingénieur en mécanique, pour faire des plans vraiment diffusables, à partir desquels tu peux te faire un tableau de découpe précis, avec des cotes précises, avec des profilés que tu peux trouver facilement dans le commerce, alors qu’au départ, ce n’était que de la récup.

La mise en plans a nécessité un travail de rétro-ingénierie, pour faire les plans à partir des prototypes déjà là. Dans certains cas, on a effectué des améliorations sur plan, par exemple, des allègements en poids, et pour cela il faut un ingénieur méca. Le but est que tout soit auto-constructible dans la ferme ; notre limite un peu théorique, c’est que tu dois pouvoir t’en sortir avec un poste à souder, une meuleuse, une perceuse à colonne, un outillage de base.

Mais la fabrication à partir de plans suppose une transmission de connaissances, donc simultanément à l’exploration sur les outils et les matériaux, il y a eu un besoin de formation ?

Exactement. Cette volonté de transmission par la formation était présente dès la période punk. Très tôt est sortie l’idée d’avoir un kit de trois outils qui permettent de t’installer en maraîchage et de commencer directement avec cette technique des planches permanentes sur buttes. On partait du principe que les jeunes ou moins jeunes qui arriveraient en démarche d’installation n’auraient pas les savoir-faire de lecture de plans et de découpe, perçage, soudage. Dès la période punk, on a mis en place la transmission de savoir-faire artisanaux du travail du métal.

Ensuite, nous avons voulu que le premier salarié ingénieur mécanique de l’ADAbio Autoconstruction soit un formateur ingénieur. Il était issu de l’INSA de Lyon, qui a été un gros pourvoyeur de salariés chez nous parce qu’ils ont une spécialité ingénierie de la mécanique des matériaux. Dans ce poste, on a besoin d’une espèce de mouton à 5 pattes qui ait à la fois la connaissance ingé et des capacités pour transmettre dans une « pédagogie de chantier », c’est à dire d’amener les participants à acquérir un savoir-faire dans un temps assez court par un chantier encadré ; De ne pas découpler le moment où tu fabriques ta machine du moment où tu apprends le travail du métal, mais plutôt d’apprendre le travail du métal en fabriquant ta machine, voire même en fabriquant toutes les machines du stage ! Ce n’est pas non plus « chacun devant sa machine ». Sur 5 jours il y a l’équivalent d’une journée sur la lecture de plans, la lecture en 3D qui n’est pas facile pour tout le monde, c’est quoi un plan de coupe, etc. Faire les choses dans le bon ordre. Ensuite, il y a un moment où tout le monde va se mettre à faire de la découpe, on va découper tout ce qu’il nous faut pour tous les outils de tous les stagiaires. C’est le moment où on apprend les règles de sécurité, comment marche l’outillage, la position, le savoir-faire, le réglage, etc. Là il faut que ce soit un peu moins punk, ne serait-ce que pour des questions de sécurité. Ensuite viennent les phases de perçage et de soudage.

Crédit : L’Atelier Paysan

Avez-vous fait une recherche historique, de la rétro-ingénierie sur des machines anciennes et/ou oubliées, par exemple avec des paysans des générations précédentes, ou travaillez-vous seulement sur des inventions issues de la pratique des personnes de l’Atelier Paysan ?

Les deux. Dans le premier temps de la genèse de l’Atelier Paysan, c’était un groupe de conception qui s’est suivi sur plusieurs années, et les premiers prototypes sont vraiment sortis de ce groupe de conception. Aujourd’hui on regroupe les inventions des personnes de l’Atelier Paysan dans des groupes d’innovation, on utilise le terme d’ »innovations ascendantes« .

En passant, je fais une incise, le terme « low-tech » est une étiquette qu’on nous a collée, mais de laquelle on ne se revendique pas forcément. On en a beaucoup discuté. Le matériel qu’on défend est low-tech, et on se bat contre le high-tech en agriculture parce que ça augmente les dépendances et la capitalisation des fermes, etc. Il se trouve qu’on est dans le film Low-Tech, mais pour nous, il est politiquement incomplet parce qu’il ne contient pas cette idée de maîtrise de la technique par ceux qui seront usagers des outils. On peut faire faire du low-tech par un bureau d’études où on ferait une commande, et puis il y aurait des experts qui créeraient du low-tech. Il y a beaucoup de démarches comme ça dans le low-tech. D’autre part, « low-tech » ça ne dit rien de ce que tu fais de l’objet. Tu peux faire de la merde low-tech. Tu peux auto-construire un OGM (rires) ! Nous, on va plutôt être sur ce qu’on appelle les technologies, l’innovation ascendante et l’innovation par les usages. Cette question de la maîtrise de leurs outils par les paysans et les paysannes, c’est quelque chose qui est tout le temps en débat chez nous parce qu’on doit résister à la pente libérale de notre environnement, qui serait de répondre à des clients qui ont des besoins en mode bureau d’études, et que nous on a des experts, low-tech, bio, tout ce que tu veux, qui produiraient un savoir. Mais à fonctionner comme ça, finalement on recloisonnerait le savoir et on recréerait une dépendance, toute bio alternative soit-elle. Ce sont des lignes politiques qui sont fortes chez nous, et dures à tenir au quotidien. Je referme la parenthèse.

Roloflex pour coucher un engrais vert. Crédit : L’Atelier Paysan

Dans un second temps, dès les cinq premières années de l’Atelier Paysan, en plus d’accompagner des groupes de conception, est arrivée assez vite la nécessité d’aller opérer un travail de référencement de ce que les paysans et paysannes innovent sur leur ferme et qui n’en sort jamais, parce que ce savoir-là disparaît, et qu’il est urgent de le préserver et de le diffuser. Il disparaît pour plusieurs raisons : parce qu’il n’est plus enseigné, qu’il est peu transmis dans les familles et les communautés et que le matériel est high-tech. Du coup, c’est comme ta bagnole : même ton garagiste ne peut plus la réparer, donc tu passes un coup de fil au technicien, tu croises les doigts pour qu’il arrive dans ta fenêtre météo, et tu fais un gros chèque à la fin. Les fermes disparaissent vite, 250 par semaine en France, et les personnes porteuses de ces savoir-faire périphériques, populaires en agriculture disparaissent avec. C’est vrai pour le travail du bois, le travail du cuir, les techniques de portage des grosses charges… Faire un feu ; c’est assez technique de faire un feu en réalité, et après de construire sa cheminée par exemple.

On a donc eu conscience très rapidement que c’était peut-être incongru de se lancer dans des groupes de conception alors qu’on est rarement le premier à avoir une idée. On a donc mis à l’épreuve une méthode, qu’on a aujourd’hui rendue un peu systématique, de faire des Tournées de Référencement de l’Innovation Paysanne (TRIP) : des salariés et/ou des sociétaires s’engagent dans un tour de France des fermes sur un sujet spécifique : la miellerie, la houblonnerie, le bâti de cabane mobile à cochons, etc., et vont référencer ce qui se bricole déjà. Par exemple, on a opéré une TRIP sur l’ergonomie : toutes les petites astuces ergonomiques que tu peux trouver dans une ferme. On a découvert par exemple un chariot sur rail à roulements à bille dans les tunnels de maraîchage, exactement à la taille de la personne qui récolte. Tu n’as plus rien au sol, ça ne coûte pas grand-chose. C’est une bricole hyper intelligente qui facilite le travail de tous ; quel que soit ton corps, tu gagnes des points de vie, parce que même dans nos fermes alternatives, tu ramasses. La durée de vie moyenne d’une petite ferme maraîchère – soi-disant résiliente, avec peu de terre, peu d’investissement, une bonne valorisation de ses produits – en France, c’est cinq ans. Ça veut dire que des fermes se cassent la gueule aussi par épuisement. L’enjeu de la santé est très fort. On a créé un guide méthodologique des TRIP, pour que des gens s’autorisent à faire ce genre de démarche autour de chez eux, aller jusqu’à la mise en plan avec des logiciels libres, et chroniquer leur tournée. Et petit à petit, c’est mis au pot commun. C’est l’énorme avantage d’avoir une structure centralisée, parce que les observations qui ont été faites dans les Landes ou en Corse peuvent être utilisées en Lorraine ou n’importe où ailleurs.

Crédit: L’Atelier Paysan

Les groupes de conception et la mise en commun des observations issues des TRIP sont jusqu’à aujourd’hui les deux façons dont on pratique l’innovation ; jusqu’à faire de la mise en lien directe de paysans et de paysannes. Sur notre site internet, on a une carte des autoconstructeurs qui acceptent de laisser leurs coordonnées publiques. Un usager peut complètement anonymement, sans passer par nous, aller voir telle personne à côté de chez lui qui a déjà tel outil en sachant qu’elle est d’accord pour expliquer comment elle s’en sert, quel est son réglage, etc. Parce qu’il ne s’agit pas simplement de posséder l’outil. Je le dis souvent, un outillage industriel est pensé pour quasiment fonctionner tout seul. C’est comme ça que s’est créé l’industrie, même en dehors de l’agriculture : on met le savoir-faire de l’opérateur dans la machine, et c’est l’opérateur qui devient interchangeable. C’est comme ça qu’on a détruit l’artisanat en France. A l’inverse, une technologie paysanne va être extrêmement simple de conception, extrêmement simple de réparation, extrêmement simple de fonctionnement finalement, mais pour un usage extrêmement subtil, précis, qui demande du savoir-faire agronomique. Et cet usage est souvent singulier, peu reproductible, peu standardisable. Un maraîcher, une maraîchère, chaque année, va améliorer sa méthode avec sa façon de faire, son sol, sa météo, sa particularité.

Démonstration du Cultibutte. Crédit : L’Atelier Paysan

On remarque sur la carte du site qu’un certain nombre de personnes parmi les plus récents référencés font de la programmation Arduino. Y-a-t-il un conflit de culture entre les tenants de l’électronique et ceux des outils mécaniques ? Est-ce qu’un débat a ou a eu lieu à l’Atelier Paysan à ce sujet ?

On essaie d’avoir une approche non dogmatique là-dessus. On ne trace pas une ligne claire entre « là on n’ira pas », et « là on y est », entre « ça c’est low-tech », et « ça ça ne l’est pas ». Typiquement, l’électronique libre vient nous questionner là-dessus. Finalement, est-ce que c’est encore low-tech ? Même si c’est simplifié, – des gros modules, des gros blocs -, pour certains on est déjà largement high-tech quand on est sur de l’Arduino. C’est d’ailleurs une autre raison pour laquelle on ne se la raconte pas trop sur la question du low-tech. Mais on pourrait aussi dire que ma perceuse à colonne, ma meuleuse, etc, sont de l’outillage high-tech qui vient de l’autre bout de la planète. Si on voulait être des puristes du geste low-tech, on serait à la chignole. C’est faisable, ce serait quasi de la ferronnerie… J’ai des collègues qui sont capables de travailler sans outils électroportatifs. Ils mettraient beaucoup plus longtemps mais ils ont le savoir-faire pour arriver au même résultat.

Nous travaillons avec des paysans et des paysannes qui sont dans la vraie vie. Il faut que la machine fonctionne à la fin. L’objectif ne peut pas être uniquement la beauté du geste, passer un bon moment avec tes potes, le plaisir d’avoir fait toi-même ton truc. Si à la fin ta butteuse ne sort pas de légumes, tu la mets dans les ronces et tu vas en acheter une à un marchand d’outils. Pour moi, ce qui fait la force de l’Atelier Paysan, c’est que les outils marchent. Pour produire de l’alimentation. Si ça ne marchait pas, on pourrait se raconter tout ce qu’on veut sur la beauté du geste, on n’existerait pas. C’est-à-dire qu’on fait face aux contraintes des paysans qui sont sur leur ferme, confrontés constamment à ce genre de contradictions. Comme je te le disais, le dilemme de mettre une bâche plastique quand tu veux te passer de chimie fait partie d’un compromis de la vraie vie. Dans un futur idéal, parce que je suis en transition, je n’aurais pas de bâche plastique. Mais là, au jour J, je vais choisir de mettre de la bâche plastique et pas du glyphosate. Pour moi l’Arduino se situe là, dans une forme de compromis. Je comprends le paysan ou la paysanne qui me dit : « Ca me va de ne pas avoir une astreinte H24 sur ma ferme maraîchère. C’est pour ça que je n’ai pas fait éleveur. Je bosse déjà 80 heures par semaine. Je me tape les marchés, je me tape tous les aléas climatiques à répétition, les pertes de récolte, etc. Ca me va de ne pas me lever à 3h du matin quand il y a un orage. Ou parce qu’il s’est mis à pleuvoir le dimanche… Je vais mettre un petit Arduino pour automatiser la fermeture de mes serres en cas d’orage. » On agit dans un contexte de compromis nécessaires, parce que nous sommes en compétition, dans un monde libéral, où il faut arriver à tirer ton revenu à la fin. Sinon tu fais un écomusée… (rires). Si tu produis et que tu en fais ton métier, que l’idée c’est de nourrir des gens, tu es obligé à l’échelle de la ferme de faire ce type de compromis.

Crédit : L’Atelier Paysan

Mais à l’échelle d’un collectif qui a un geste politique à porter, la question se pose : jusqu’où va-t-on ? Va-t-on à rebours de notre projet politique en commençant à faire ça ? Ce serait beaucoup plus facile, encore une fois, de tirer un trait de colonne très clair. On ne peut pas. On renvoie plutôt un certain nombre de questions aux gens qui nous font ce genre de demandes. Parce qu’on répond avant tout à des demandes, on essaye de rendre collectif des demandes individuelles. C’est ça notre boulot. Moi-même j’ai eu ce genre de coup de fil, mes collègues en ont régulièrement. Par exemple, « est-ce qu’on pourrait auto-construire un petit robot de désherbage avec des techniques assez low-tech ? » La question est légitime. Comment répond-on collectivement pour dire qu’on va mettre de l’énergie, de l’argent, des moyens sur ce projet là ? Dans ces cas-là, l’idée c’est plutôt de renvoyer un certain nombre de questions et de voir comment on se situe dans ces questions : Par exemple, à quel point ce projet va-t-il augmenter ma dépendance à quelque chose que j’aurai choisi ?

L’idée de l’autonomie telle qu’on essaie de la définir politiquement, ce n’est pas être indépendant de tous sur sa ferme. C’est être en capacité de faire l’inventaire de ses dépendances et de les arbitrer. Par exemple, nous avons ouvert la porte à la découpe laser métal, à condition que ça soit fait par l’artisan qui est à moins de 50 km de chez moi et avec qui j’ai une relation humaine et directe. Ça nous permet de ne pas investir dans une découpeuse laser et de proposer, pour les besoins de productivité des fermes, de réduire peut-être d’un jour ou deux une formation parce que j’ai quelques pièces qui sont prédécoupées laser. On n’ira pas jusqu’à tout prédécouper laser. À chaque fois la limite est un peu subtile, on veut conserver un savoir-faire, sinon on deviendrait juste assembleur et point.

L’Arduino, pour nous, tient un point d’équilibre là-dedans, c’est-à-dire que ça ne nous fait pas devenir tous des électroniciens, ça ne nous augmente pas trop la dépendance à Taïwan et aux mines de métaux rares, etc. Et puis, si on fait la comparaison avec par exemple une barre d’acier, finalement c’est kif-kif, elle est fabriquée en Russie avec des méthodes ultra high-tech… Un Arduino, je suis en capacité de le réparer, je suis en capacité de détecter la panne, je suis en capacité de ne pas être dépendant du technicien quand ça ne marchera plus, voilà, ce n’est pas cher. Je peux innover des trucs à partir de ça, – on voit plein de gens qui arrivent à créer des mécanismes assez ingénieux à partir d’Arduino, qui rendent le même service qu’un truc très high-tech et très numérique, par exemple pour le pilotage de l’irrigation.

Une autre question à se poser aussi, c’est dans quelle escalade ça me met, finalement, par rapport à la prochaine proposition technologique ? Est-ce que je vais être dans l’adhésion systématique ? Est-ce que ça me met dans une spirale où je vais avoir besoin de la prochaine innovation pour continuer ? C’est difficile de juger l’objet lui-même à un instant T, parce qu’il y aura toujours un argument pour dire que c’est pratique, que tu gagnes du temps, c’est le principe de la technologie. La question est celle des dépendances et de la logique dans laquelle ça te met. On pourrait parler aussi du drone, on pourrait parler d’autres cas un peu frontières…

La deuxième partie de l’entretien à lire la semaine prochaine.

Le site de l’Atelier Paysan, et sa chaine Youtube

Reprendre la terre aux machines, Manifeste pour une autonomie paysanne et alimentaire, le livre de l’Atelier Paysan (Seuil, 2021)

(English) Cultivamos Cultura: down the bio-art rabbit hole

 

Roger Pibernat

Michèle Boulogne: « les mains ont tendance à penser plus vite que la tête! »

"Mining the Sky, the pursuit of finitude", 2023, Extract from the visual catalog Photo: courtesy of the artist

Basée entre Rotterdam et la Martinique, Michèle Boulogne est artiste et designer textile. Ses recherches interrogent le contexte culturel et social de l’exploration de l’espace et se situent à la croisée des arts visuels et de l’expérimentation textile. Michèle détourne régulièrement les outils de représentation géographique tels que les cartes et la télédétection, et questionne l’influence de ces instruments sur l’imaginaire culturel. En 2023, l’artiste entreprend une recherche sur l’histoire de l’archipel des Caraïbes afin d’éclairer les enjeux actuels de l’exploration extra-terrestre. Elle présentera ses recherches lors du prochain congrès international d’astronautique à Milan cet automne. Michèle Boulogne participe au programme More-Than-Planet et Makery l’a rencontré à l’événement LASER « Une autre planète » organisé par l’association Leonardo OLATS à Paris ce printemps.

Ewen Chardronnet
Michèle Boulogne. Photo : Rosella Fennis

Makery : Vous avez grandi en Martinique, pourriez-vous commencer par nous parler un peu de votre parcours ?

Michèle Boulogne : J’ai grandi en Martinique dans les Caraïbes, et c’est un endroit spécial pour une enfant. Je ne me poserais pas les mêmes questions dans ma pratique aujourd’hui si je n’avais pas été exposée à la beauté du plancton luminescent, aux tortues luths et au profond mélange de cultures sur un si petit territoire. J’ai maintenant vécu dans différents pays et plus je passe de temps loin de chez moi, plus je réalise à quel point la région des Caraïbes est particulière en termes d’écosystèmes, de géographie et de culture. Pourtant, l’île s’est construite sur des bases violentes, à commencer par le massacre des indigènes, l’esclavage et le système des plantations, qui sont malheureusement toujours actifs dans la société actuelle. Ces événements n’ont pas été aussi soudains qu’on pourrait l’imaginer, il s’agit de siècles de guerre et de paix. C’est comme si le meilleur et le pire coexistaient.

Alors, oui, la Martinique est ma terre natale, ma famille y vit, et j’y ai des projets en développement aujourd’hui. Cependant, à l’âge de 17 ans, tout ce que je voulais, c’était m’échapper et étudier le design à Paris ! Ce que j’ai réussi à faire.

Qu’est-ce qui vous a poussé à étudier le design textile ?

Plus jeune, je me destinais au graphisme. Je n’ai découvert qu’il était possible d’étudier le textile qu’après une année d’initiation au design à l’école Estienne à Paris.

Ce qui m’a attiré, c’est qu’il faut être un peu touche-à-tout, ou peut-être que ce genre d’esprit est naturellement attiré par le textile, qui sait ? C’est pourquoi j’ai évolué dans des groupes où chacun venait avec des intérêts autres que le textile. Beaucoup d’entre nous exploraient la photographie, l’histoire, l’illustration… Ce qui est en fait logique, car il faut avoir un bagage très visuel pour pouvoir créer une surface textile intéressante.

Après cette année d’initiation à Estienne, je suis restée à Paris et j’ai intégré l’ENSAAMA. Le titre du diplôme était « Textile, surface, matière et environnement », ce qui illustre la diversité des supports que nous devions expérimenter. C’est là, comme vous pouvez le deviner, que je me suis retrouvée dans cet endroit heureux, assise derrière un métier à tisser.

Après ces deux années, j’ai senti qu’il me manquait quelque chose, j’ai su que je voulais ouvrir la couche théorique de ma pratique dans un contexte international et j’ai postulé aux Pays-Bas à la Design Academy Eindhoven (DAE). L’université fonctionne comme des studios ouverts, où les créateurs ne sont pas divisés par le support qu’ils utilisent, mais par leur façon de travailler ou le type de projet qui les attire. Cela a confirmé que j’avais besoin de projets à long terme, d’une contamination croisée entre les domaines, avec beaucoup de recherche historique.

« Venus Does Not Exist », 2021, avec l’aimable autorisation de l’artiste

Comment en êtes-vous venue à combiner le textile et votre intérêt pour le cosmos ?

Les textiles ont toujours été mon support, mais rarement le sujet direct en question. Cependant, la course à l’espace a toujours été une question, et j’utilise parfois les textiles pour y répondre. Au-delà de ma pratique, les textiles sont une technique, un outil et un moyen d’expression profondément ancrés dans l’histoire de l’humanité. Cette signification anthropologique et matérielle fait des textiles une clé de compréhension et un réceptacle pour de nombreuses questions que je soulève en tant qu’artiste visuel. La quantité de liens entre les deux sujets est immense, et cela m’enthousiasme.

Chronologiquement, j’ai commencé à étudier les relations culturelles avec l’espace extra-atmosphérique pendant mes études à la Design Academy Eindhoven. Cette recherche a été alimentée par ma fascination pour l’histoire de l’exploration et les défis similaires rencontrés dans ma région d’origine. Je considère qu’il s’agit d’une situation à double face : d’un côté, l’émerveillement est illimité, de l’autre, de profondes questions éthiques, culturelles et industrielles scientifiques se posent.

Un autre facteur clé a été la candidature à un semestre d’échange à la Rhode Island School of Design à Providence, aux États-Unis. J’ai été acceptée et j’ai élaboré le programme d’études de mes rêves : une spécialisation en textile avec un accent sur les études muséales. Cette combinaison m’a permis d’apprendre à coder des tricots complexes sur des métiers à plat STOLL et à tisser sur des métiers à tisser Dobby à 24 fuseaux, tout en comprenant comment les collections et les archives des musées voient le jour. Je me suis sentie incroyablement chanceuse ! Il est rare d’acquérir une connaissance industrielle des machines textiles en tant qu’étudiante, surtout dans un environnement universitaire aussi stimulant.

J’ai commencé à étudier de près l’histoire visuelle de l’astronautique, en examinant les sondes et les images satellites de paysages « aliens » sur Terre et au-delà. J’ai puisé mon inspiration dans les dossiers de coupures de presse de la Fleet Library sur l’aéronautique et la course à l’espace. Vous pouvez imaginer des piles interminables de magazines et d’images découpées, méticuleusement classées par année et par sujet – un vrai paradis. Aux États-Unis, j’ai senti qu’il était possible d’envisager une carrière et qu’il était crucial de développer une perspective significative sur la course à l’espace. En tant que femme martiniquaise de couleur dans le domaine de la création, je trouve particulièrement important d’explorer et d’exprimer mon point de vue sur ce sujet. Parfois, ma seule présence me semble étrange !

Dans l’atelier, mon professeur de tissage, Susan Sklarek, m’a appris à reconnaître les motifs et à les utiliser pour créer des visuels percutants. Cela peut paraître anodin, mais cela a profondément influencé mes décisions créatives jusqu’à aujourd’hui.

Quelques mois plus tard, j’avais plus de 50 échantillons originaux tissés à la main et tricotés industriellement, un projet de recherche complet sur l’utilisation de surfaces et de conteneurs textiles dans la Station Spatiale Internationale et, surtout, une énergie et une créativité renouvelées pour comprendre ce que signifie l’espace extra-atmosphérique en tant que « prochaine frontière » pour l’humanité.

Je me souviens de mon séjour à Providence comme de ma première expérience de l’archivage, de l’espace extra-atmosphérique et de la fabrication de textiles en même temps. Je n’ai pas arrêté depuis.

Échantillon de textile tissé à la main sur un métier à tisser Dobby à 24 fuseaux, Photo : Marjon Trap
Échantillon de textile tricoté industriellement sur un métier à plat STOLL, Photo : Marjon Trap

Pouvez-vous nous en dire plus sur votre projet Mining the Sky et la méthode que vous avez utilisée ?

Le projet de recherche Mining the Sky a débuté en 2019 avec la question suivante : « Que pourrait signifier la rareté dans l’espace ? ». Cette question est née de ma réaction aux nombreuses discussions sur l’extraction de minerais précieux des astéroïdes comme solution aux ressources limitées de la Terre. Cette question m’a fait faire un long chemin et je développe continuellement des idées autour d’elle. Le projet porte autant sur l’expérience de la recherche à l’échelle astronomique que sur le sujet lui-même.

À ce jour, elle comprend de multiples éléments, dont une série de panneaux imprimés, un jeu de cartes et un catalogue visuel. Les panneaux imprimés retracent les chemins de recherche que j’ai empruntés. Ils ont été exposés pour la première fois à la Fondation Fosun de Shanghai pour l’exposition Cosmological Elements. Ils sont actuellement mis à jour en vue d’une prochaine exposition. Ces panneaux sont des cartographies à taille humaine tirée de ma recherche sur la pénurie, l’histoire de l’exploration et le cosmos.

Le jeu de cartes est autonome et présente mes dessins de chaque sonde et mission scientifique qui ont rapporté des données de l’observation des comètes et des astéroïdes. Le catalogue visuel est un ensemble de ressources que j’aimerais développer dans une version imprimée. Dans toutes les itérations, vous trouverez des extraits de cartes du ciel. Visuellement, le jeu de cartes est un ensemble de sondes personnifiées en constellations, tandis que le catalogue visuel est composé de textes et d’images organisés comme un journal de bord astronomique.

Il semble urgent d’aborder le sujet en s’informant sur les intérêts et les technologies liés à l’exploitation des minerais extraterrestres. L’important ici n’est pas de savoir si certaines entreprises finiront par extraire des ressources de ces corps célestes, car cela reste très théorique aujourd’hui. L’accent est mis sur le discours et les idéaux que ces entreprises représentent et sur la manière dont ces idéaux sont construits.

La simple utilisation du « nous » pour désigner l’humanité est intrigante : de telles réalisations profiteront-elles à tout le monde ? Historiquement, que s’est-il passé lorsque l’Occident a eu accès à de vastes quantités de ressources ? Comment ce récit peut-il s’affranchir d’un passé aussi sombre ?

C’est pourquoi j’ai ajouté le sous-titre « la poursuite de la finitude » afin de répondre au désir de continuer dans un système qui a déjà montré qu’il n’était pas résilient. À partir de là, il s’agit d’un exercice créatif dans lequel j’utilise des méthodes comparatives pour rechercher des similitudes et des différences entre l’exploitation minière sur Terre et dans l’espace. Par exemple, si une entreprise pose une roche remplie de métaux platineux dans un désert terrestre pour l’exploiter, je peux imaginer un marché du travail hypercompressé avec de nombreux travailleurs se rassemblant autour du site d’exploitation minière. La nature limitée de l’astéroïde finirait par limiter les possibilités de travail à long terme, créant des externalités qui remettraient en cause les droits de l’homme. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres.

Vient ensuite la question de la propriété de la mine par rapport à celle de l’astéroïde. Il est presque ironique que « mine » soit un pronom possessif dans la langue anglaise. Les géographies deviennent-elles miennes si je les appelle ainsi ? Qui pourrait revendiquer la propriété de la mine ? Il y a une abondance dans l’espace, mais elle se mesure principalement en chiffres. Je considère qu’il s’agit d’un sentiment d’abondance car, même si un astéroïde est un objet proche de la Terre, son accès est contraint par d’autres facteurs limités par les infrastructures et la géopolitique terrestres.

Supposons que nous n’ayons pas à ramener les ressources sur Terre et qu’aucun travail humain ne soit impliqué. L’humanité resterait dépendante d’une poignée de puissants décideurs et d’infrastructures 100% terrestres. Le marché, tel qu’il fonctionne aujourd’hui, repose déjà sur l’invisibilité des conséquences de la production et de la fabrication, souvent situées dans des paysages lointains et utilisant une main-d’œuvre bon marché, ce qui renforce les disparités de richesse racialisées existantes. Comme la géographe Kathryn Yusoff l’a si bien rappelé, « Le droit d’appeler les siens les siens n’était pas historiquement un droit de naissance dans la généalogie de la différence raciale. » Compte tenu de ces facteurs, je pose la question suivante : puisque nous sommes déjà confrontés à ces défis à l’échelle terrestre, quel avenir pouvons-nous envisager en l’étendant à la fois dans le temps et dans l’espace ? Il est important de soulever ces questions. Mining the Sky est une lecture très personnelle de ces questions, dans laquelle je dessine, écris et rassemble tous ces éléments d’information d’une manière très visuelle. Je documente les voies de la compréhension et montre les hésitations et les impasses. Je peux dire que c’est ma méthode pour cultiver une imagination radicale.

« Mining the Sky, the pursuit of finitude », vue de l’installation en 2022 durant l’exposition Cosmological Elements, Shanghai Fosun foundation, 350×120, impression UV sur métal

Vous avez effectué des recherches à la bibliothèque de l’observatoire Sonnenborgh à Utrecht, aux Pays-Bas. Pouvez-vous nous dire ce qui vous a motivé ?

Oh oui, j’ai passé beaucoup de temps à la Sonnenborgh Library. C’est un espace magnifique et je vous recommande de le visiter si vous passez par Utrecht. Lorsque j’aborde un sujet aussi vaste que celui de l’interaction humaine avec les ressources de l’espace extra-atmosphérique, je choisis un bâtiment physique ou une collection précise comme point de départ. Sonnenborgh était l’un d’entre eux.

Les archives sont des contenants de connaissances ; comme tout contenant, elles ont une forme spécifique et une limite. Pour moi, elles stimulent mon esprit parce que l’information qu’elles contiennent est organisée dans l’espace, du bâtiment à l’objet. Les archives astronomiques m’intéressent particulièrement car, depuis des milliers d’années, l’observation détaillée du ciel a nécessité le classement de grandes quantités d’informations, et les organiser de manière lisible demande beaucoup d’ingéniosité. Au Sonnenborgh, j’ai été particulièrement étonné par la diversité des modèles d’atlas et des carnets d’observation.

Après quelques semaines de navigation et d’ouverture de boîtes, j’ai donc tracé les limites de mes découvertes et j’ai ensuite effectué des recherches dans d’autres endroits, y compris en ligne. Mais ces limites préliminaires permettent d’affiner ma question de recherche, voire de recentrer mon étude. Dans le cas de cette enquête sur les ressources extraterrestres, la navigation a mis en évidence la pertinence des comètes et des cratères d’impact pour le concept de métaux extraterrestres. J’ai utilisé une organisation similaire à celle des carnets de bord pour présenter mes résultats.

Vous postulez que l’exploitation minière de l’espace est la poursuite dans l’espace des mêmes objectifs que la colonisation, la ruée vers l’or, et vous remettez en question l’attrait du gain comme motivation de l’exploration. Pourriez-vous nous expliquer comment vous abordez cette question ?

Ah ah ! Je pense qu’il est essentiel d’aborder cette question en tant qu’artiste, c’est-à-dire qu’il ne m’appartient pas d’avoir la réponse. Les objectifs de la colonisation, si l’on s’en tient à la période allant du Moyen Âge à l’ère moderne sur le continent européen, sont extrêmement divers et ont évolué sur une longue période. Ce qu’il est important de faire aujourd’hui, c’est de ne pas aplatir l’histoire, mais d’en embrasser l’épaisseur. Lorsque j’aborde la question de la colonisation, je m’intéresse surtout à la manière dont cette époque de « grandes découvertes » est racontée aujourd’hui et affecte directement l’idée que certains peuvent se faire de l’exploration. Ce qui m’intéresse, ce sont les multiples facettes de l’exploration.

Pour vous donner un exemple des subtilités de l’histoire, je citerai les recherches de l’historienne Camille Lefebvre sur les années 1850, dans l’État de la Couronne britannique, la Mission Africaine, et qui impliquent un dénommé Heinrich Barth. Il est aujourd’hui connu comme le père de l’africanisme pour ses remarquables cartes détaillées, ses rapports scientifiques et ses voyages sur le continent. Seulement, cet homme remarquable était guidé par des personnes réduites en esclavage. Je n’entrerai pas dans les détails, mais on peut mentionner deux personnes nommées Abbega et Dorugu, plus tard libérées, et qui furent ses serviteurs, ses compagnons de voyage, ses informateurs et ses intermédiaires. Barth est revenu avec eux en Europe en 1855, où ils ont continué à être des intermédiaires extrêmement importants pour l’identification, la collecte et la description du Kanouri et du Haoussa en tant que langues véhiculaires dans une grande partie de l’Afrique de l’Ouest et facteur clé pour les colonies de la Couronne britannique.

Ce seul exemple montre que les découvertes font partie d’un monde et d’une économie bien plus vastes que ceux d’un individu héroïque isolé confronté à l’adversité. Je trouve fascinant de reconnaître des modèles ou des réflexes narratifs dans l’histoire, car cela donne des indications sur ce qu’il faut rechercher dans les récits d’aujourd’hui. À travers cet exemple, nous pouvons nous demander à quoi sert l’héroïsme individuel.

Il s’agit là du portrait impossible d’un homme, souvent blanc, qui, grâce à son mental et à sa force, a réussi à surmonter le plus grand des obstacles. Mais l’exploration n’est pas qu’une question d’ego, elle va de pair avec la curiosité et l’humilité. C’est pourquoi j’ai pensé à cet exemple de la Mission Africaine britannique. Je me demande si nous avons besoin de plus de récits de ce type, ou si un regard sur le passé ne nous inciterait pas à décrire la beauté d’une certaine entraide nécessaire entre les écosystèmes et les cultures.

« Mining the Sky, the pursuit of finitude », 2023, carnet de l’artiste

 

Qu’en est-il des Caraïbes, comment vous connectez-vous de manière créative à la région aujourd’hui ?

J’ai un attachement émotionnel très fort à la région. Je serai toujours une enfant des mornes de Case-Pilote. Je me suis également enrichie intellectuellement en constatant l’importance de l’étude des îles en tant que modèle pour leur histoire, leur diversité culturelle et leurs écosystèmes spécifiques. Je ne suis pas seule dans cette démarche, de nombreux artistes et designers y consacrent leur pratique et lancent de nombreuses initiatives locales. Je crois aussi que c’est le début d’une forme de reconnaissance ou d’enthousiasme international pour l’art, la musique, la littérature et l’ingéniosité des Caraïbes. De nombreux membres de nos communautés souhaitent que cela profite durablement à la région, plutôt qu’une tendance passagère.

Je suis actuellement en train de finaliser deux projets très intéressants. L’un d’entre eux est un article que je co-écris avec l’anthropologue Marie-Line Mouriesse Boulogne, que je présenterai dans le courant de l’année à l’occasion du Congrès International d’Astronautique à Milan. Il s’intitute « Exploring Extraterrestrial Geographies Through the Historical Lens of the Caribbean Arc: Parallels, Implications, and Perspectives » (Explorer les géographies extraterrestres à travers le prisme historique de l’arc caribéen : parallèles, implications et perspectives). Cet article fera partie de la session « Space for All: Decolonial Practices in Space, » (L’Espace pour tous : pratiques décoloniales dans l’espace), qui se trouve être la toute première table ronde consacrée à l’exploration des pratiques décoloniales dans le secteur spatial à l’IAC.

Le deuxième projet est une publication, également avec Marie-Line, qui découle de notre désir d’aller au-delà de l’écriture académique. Nous retraçons le processus d’apprentissage amérindien de la vannerie Kalinago en Dominique et Martinique. Cette compilation, en anglais et en français, traite de la connaissance des plantes, des teintures et de la relation entre l’artisanat et l’utilisation de la terre, reflétant ainsi l’identité vivante et multiforme des Caraïbes. Il comprend principalement des cartes, des photos issues de 20 années de recherche de l’anthropologue sur le territoire Kalinago, ainsi que nos dessins et des extraits de poèmes.

À gauche, un « bichèt » (en créole) suspendu dans le territoire Kalinago de la Dominique, un tamis traditionnel utilisé pour le traitement du manioc. À droite, l’artiste tisse en Martinique.

Vous semblez également avoir un projet en préparation avec le Make Lab de Waag à Amsterdam, avez-vous une idée de ce que vous aimeriez explorer ?

Le Waag Futurelab d’Amsterdam est l’un des rares espaces à abriter un laboratoire textile et un laboratoire spatial sous le même toit. J’ai encouragé les liens avec le laboratoire spatial via l’initiative More-Than-Planet, tout en menant des recherches de groupe sur l’utilisation du sol, les affects et la vision de la télédétection. J’ai beaucoup appris ces dernières années en tant que chercheuse indépendante et j’ai l’impression de progresser en collaborant avec la communauté de Waag. C’est un bon endroit pour faire l’expérience de la construction d’imaginaires en tant que groupe et pour encourager les actions interdisciplinaires. Je souhaite approfondir ce lien étroit entre les textiles et l’espace, tout en gardant à l’esprit la découverte la plus simple mais la plus importante de l’année : les mains ont tendance à penser plus vite que la tête !

En savoir plus sur Michèle Boulogne sur son site internet.

Planète Plantation

Credit : Movimiento de Mujeres Indígenas por el buen vivir

Après presque dix ans sans publication, La Planète Laboratoire vient de sortir un numéro 6. Le pdf est déjà disponible et le journal papier sera distribué en langue française à partir du 17 juillet au Village de l’Eau des Soulèvements de la Terre. La version anglaise sera présentée ce 5 juillet à Spore-Initiative à Berlin, en résonance avec le lancement du programme « Planetary Peasants » du festival Werkleitz à Halle et à l’occasion des 500 ans des révoltes paysannes en Allemagne. La Planète Laboratoire sera également cette année le focus estival de Makery : ici un premier texte, « Planète Plantation » par le philosophe Federico Luisetti.

Federico Luisetti

Le journal est téléchargeable La version papier anglais est déjà disponible dans de nombreux points de diffusion au sein du réseau More-Than-Planet : Projekt Atol (Ljubljana), Waag Future Labs (Amsterdam), Ars Electronica (Linz, At), Spore-Initiative (Berlin), ainsi qu’à Biwäscherei et Awareness in Art (Zurich) dans le cadre de l’exposition More-Than-Planet et du programme « Archipelago: Art and Science in Time of Unstable Knowledge ». Dans l’article ci-dessous, Federico Luisetti, philosophe, professeur en Etudes Italiennes et Humanités Environnementales à l’Université de Saint-Gall en Suisse, revient sur la notion de « plantacionocène ».

 

Le laboratoire planétaire le plus persistant est la plantation, à la fois institution et mode d’existence qui s’est emparé de la Terre à l’époque coloniale, qui continue à façonner les sols, les corps et les esprits à travers les continents. Aujourd’hui, la planète – en particulier le Sud Global – est occupée par des monocultures industrielles à grande échelle destinées à la production d’agrocarburants, d’aliments pour animaux et de textiles, par des plantations d’huile de palme et d’eucalyptus, par des cultures commerciales tropicales et des monocultures de maïs, de soja, de blé et de riz d’une variété limitée de génotypes, cultivées par des machines lourdes sur des sols modifiés chimiquement1.

Esclaves coupant la canne dans les colonies françaises, gravure publiée en 1842. Extrait de Les français peints par eux-mêmes : le Nègre (Page 321)

Nous ne vivons peut-être pas dans l’Anthropocène, comme l’a récemment décidé la Sous-commission sur la stratigraphie quaternaire de l’Union internationale des sciences géologique2, mais nous habitons certainement le Plantationocène, néologisme introduit en 2015 par Donna Haraway3, au point culminant de décennies d’histoires postcoloniales de l’ordre mondial agro-politique des sociétés de plantation, qui s’est répandu à travers l’Atlantique, et ensuite dans le reste du monde, par la combinaison des monocultures et de l’esclavagisme4. La source de l’« habitation coloniale »5 de la Terre est le travail forcé des humains, des plantes, des animaux et des microbes dans les plantations, la simplification radicale du vivant, et la délocalisation des génomes des plantes et des animaux reproducteurs à travers les continents. Le travail forcé dans les plantations a créé une matrice planétaire d’accaparement des terres, de massacres, de défrichement et d’exploitation des forces reproductrices du vivant – au lieu de pratiques agricoles et forestières régénératrices – ainsi que la reproduction accélérée et forcée de certaines espèces et l’extermination d’autres6.

Terricide

Le terme espagnol utilisé par les activistes du Movimiento de Mujeres Indigenas por el Buen Vivir (Mouvement des femmes indigènes pour le bien vivre) pour décrire les effets du Plantationocene est terricidio (« terricide »), une constellation d’« épistémicides, génocides, écocides, culturicides, féminicides qui se sont produits tout au long de l’histoire et du présent colonial » : « Avec le mot terricide, nous nommons notre douleur et la dévastation subie par les territoires, notre spiritualité et nos corps, parce qu’en lui sont cryptées toutes les manières d’assassiner la vie dont dispose le système occidental. »7 Pour l’activiste écoféministe Vandana Shiva, l’agro-industrie et les monocultures basées sur la connaissance sont une seule et même chose, puisque les écocides et les épistémicides vont de pair, et que « la connaissance dominante détruit les « conditions » mêmes d’existence des alternatives, tout comme l’introduction des monocultures détruit les conditions mêmes d’existence des différentes espèces. »8 L’économie de plantation est inséparable d’une « monoculture de l’esprit », un système de pensée unidimensionnel basé sur les principes occidentaux de l’exceptionnalisme humain et de l’individualité psycho-biologique, que la philosophe jamaïcaine Sylvia Wynter appelle une « conception monohumaniste de l’humain » 9.

À l’origine du monohumanisme du Plantationocène se trouve l’ancienne séparation entre les personnes et les choses, un cadeau empoisonné de la philosophie grecque, du droit romain et du christianisme, ancré dans le tissu des sociétés esclavagistes européennes.10 La construction de la personne juridique en Occident a détaché la persona de la res, dans le but de confondre l’humanité et la propriété, le sujet comme personne juridique et la maîtrise des esclaves et de leurs corps, réduits à l’état d’objet. L’appropriation d’une chose – qui devient ainsi une res – par quelqu’un qui prétend être un sujet – une persona – est le fondement de la pensée juridique et politique occidentale moderne. Dans les Amériques, la persona propriétaire a dépouillé les Noirs, les Amérindiens et les non-Blancs de leur terre et de leur humanité, réduisant un continent entier à une terra nullius. L’histoire juridique de la persona occidentale renforce l’analyse de l’esclavage dans le Nouveau Monde présentée par les études noires et décoloniales. Pour Saidiya Hartman, l’ordre de la connaissance auquel appartient la personne juridique est « rendu possible par les notions de propriété du soi : l’humanité et l’individualité sont utilisées pour attacher, lier et opprimer. »11 L’archétype de ce point de vue est la théorie de la propriété de John Locke. Bénéficiaire de la traite des esclaves et père fondateur du libéralisme, Locke a coécrit les Constitutions fondamentales pour le gouvernement de la Caroline (1669) en tant que secrétaire du comte de Shaftesbury, l’un des propriétaires de la Caroline, et il a activement justifié le lien entre la personne juridique individuelle et la propriété privée. Selon Locke, la terre cultivée en commun par les Amérindiens ne peut être considérée comme appropriée (privée) tant qu’elle n’est pas enclose par l’individu.12 La personne juridique en tant que centre d’expérience est inséparable des connotations juridico-politiques de l’individu possesseur qui aliène les autres humains et les non-humains de cette liberté essentielle. Dans son Essai sur l’entendement humain (1689), Locke est direct : « [La] Personne … est un terme Forensique qui s’approprie les Actions et leur Mérite ; elle appartient donc aux Agents intelligents capables de Droit, de Bonheur et de Souffrance. »13<.sup> Là où les activistes décoloniaux voient des terricides, Locke perçoit des personnes juridiques intelligentes capables de droit et de bonheur pour elles-mêmes, et de malheur pour les autres.

Insurrection du sol

Au cours du XIXe siècle, la conception monohumaniste de la personne juridique dénoncée par Sylvia Wynter a produit un récit biologisé et économisé de l’humain, un composé bioéconomique. Encadrés par la pénurie de ressources malthusienne et la sélection naturelle darwinienne, les « moi occidentaux et occidentalisés »14 ont fonctionné simultanément comme des sujets de l’histoire naturelle et de l’économie politique. Grâce au « libéralisme biologique », une constellation coloniale de pratiques scientifiques, juridiques et culturelles a réussi à produire ce que Maurizio Meloni décrit comme une « technologie sans précédent d’isolement, de privatisation et de protection du corps qui fait de son milieu intérieur une source de liberté et d’individualité face à des environnements extérieurs en mutation. »15 La réarticulation biologique de la philosophie politique libérale a constitué un « seuil d’individualité biologique »16 qui sépare le corps occidental moderne et son système de régulation interne d’un extérieur qui est devenu l’Environnement, le Non-Corps de la Terre.

Contre cette monoculture de l’esprit, Sylvia Wynter plaide pour un retour aux enseignements de Frantz Fanon, qui a contesté « le principe biocentrique de l’humanisme libéral selon lequel l’homme est un organisme naturel et un sujet autonome. »17 Le dépassement décolonial de l’humanisme occidental par Fanon converge avec les écologies multi-espèces, qui politisent la prise de conscience que la vie biologique n’est pas un royaume autonome d’espèces concurrentes entourées d’une matière inerte. Biologiquement, nous n’avons jamais été des individus. Comme le dit Anna Tsing, « la nature humaine est une relation inter-espèces », la vie est animée par des relations subtiles qui traversent les conditions inorganiques de l’existence humaine, les sols, les champignons, les plantes et les animaux. Les processus géochimiques, la coévolution et les multiples involutions des espèces dissolvent constamment les frontières biologiques et les individualités.

Malgré des siècles de monohumanisme et de plantations, le corps-territoire de la Terre n’a pas été entièrement réduit à des unités bioéconomiques. Comme alternative au Plantationocène, les activistes décoloniaux embrassent les forces hébergées dans les corps pluriversels de la Terre, les modes d’existence des sujets non humains, des êtres terrestres non-entravés par la normativité biocentrique du monohumanisme.18

Le protagoniste de la lutte décisive pour la ré-existence dans le Plantationocène est le sol, berceau et tombeau de la vie organique, où les corps et la matière inorganique se rencontrent et échangent leurs propriétés, se nourrissant et se détruisant mutuellement dans un processus agité de décomposition et de régénération.19 Peuplé d’êtres de toutes sortes – pierres et feuilles, insectes, racines, eau, air – le sol est la scène sur laquelle se déroule depuis 450 millions d’années le drame planétaire de la vie et de la non-vie.

Lorsque le sol n’est pas détruit par l’agriculture chimique et les plantations, les vers de terre agissent comme des géo-activistes et des designers de la terre, comme l’avait déjà compris Charles Darwin, qui a dédié son dernier ouvrage publié à ces êtres terrestres rampants, creuseurs et avaleurs : « Toute la moisissure végétale de tout le pays est passée plusieurs fois et passera encore plusieurs fois par les canaux intestinaux des vers de terre »20 : Grâce à la digestion des vers de terre et à leur « force mentale »21, la planète n’est pas un être géologique pur composé de roches cristallines. La matière organique et les pierres coulent vers le bas, décomposées par les vers de terre en éléments nutritifs pour la vie.

Alors que Charles Darwin a célébré la subjectivité des vers de terre après avoir observé les pots qu’il conservait dans sa maison près de Londres, Vandana Shiva place le soin des sols au cœur de la ferme Navdanya, un centre de recherche et d’activisme agroécologique situé dans l’Uttarakhand, sur les contreforts de l’Himalaya. Dans sa lutte de plusieurs décennies contre la révolution verte, Vandana Shiva s’est alliée à une « communauté du sol » composée de « plus d’un millier d’espèces d’invertébrés que l’on peut trouver dans un seul m2 de sol forestier » et de « millions d’individus et plusieurs milliers d’espèces de bactéries » qui vivent dans un seul gramme de sol vivant22. Dans les réflexions de Karl Marx sur la colonisation du sol irlandais23, dans l’agronomie politique d’Amilcar Cabral en Guinée-Bissau24, dans les agroécologies contemporaines et les mouvements de souveraineté alimentaire, c’est une insurrection du sol qui libère la Terre des ego occidentaux et occidentalisés.

Credit: Movimiento de Mujeres Indigenas por el buen vivir

notes :

(1) Les monocultures couvrent 80 % des 1,5 milliard d’hectares de terres arables dans le monde.
(2) http://quaternary.stratigraphy.org/working-groups/anthropocene/
(3) D. Haraway, N. Ishikawa, S. F. Gilbert, K. Olwig, A. L. Tsing & N. Bubandt, « Anthropologists Are Talking – About the Anthropocene », Ethnos, 2015.
(4) Voir E. Williams, Capitalism and Slavery, University of North Carolina Press, 1944 et G. Beckford, Persistent Poverty : Underdevelopment in Plantation Economies of the Third World, Oxford University Press, 1972.
(5) M. Ferdinand, Decolonial Ecology : Thinking from the Caribbean World, Polity, 2022.
(6) A. Hopes & L. Perry, Reflections on the Plantationocene : A Conversation with Donna Haraway and Anna Tsing, Edge Effects Magazine, Nelson Institute, University of Wisconsin-Madison, 2019.
(7) Campamento Climático : Pueblos contra el Terricidio organizado por el Movimiento de Mujeres Indígenas por el Buen Vivir, in « Deliberó en el Lof Mapuche Pillán Mahuiza el Campamento Climático Pueblos contra el Terricidio », Revista Resistencias, 18 feb 2020 (traduction d’Arturo Escobar). Les mouvements indigènes et féministes latino-américains parlent de Cuerpo-territorio (« corps-territoire »), un assemblage indissoluble de corps individuels et collectifs, physico-affectifs.
(8) V. Shiva, Monocultures of the Mind : Perspectives on Biodiversity and Biotechnology, Zed Books, 1993.
(9) Sylvia Wynter : On Being Human as Praxis, ed. K. McKittrick, Duke University Press, 2015, 21. Ma compréhension du lien entre le monohumanisme, le terricide et les ontologies pluriverselles est due au travail d’Arturo Escobar, en particulier à son article à paraître intitulé Planetary Universalisms / Planetary Terricide : A Pluriversal Perspective.
(10) R. Esposito, Persons and Things : From the Body’s Point of View, John Wiley & Sons, 2015.
(11) S. Hartman, Scenes of Subjections. Terror, Slavery, and Self-Making in Nineteenth-Century America, Oxford University Press, 1997, 5-6.
(12) B. Arneil, « John Locke and America : The Defence of English Colonialism », Oxford University Press, 1996, 141.
(13) J. Locke, Essai sur l’entendement humain, Thomas Basset, 1690, II. Xxvii, 26.
(14) Sylvia Wynter : On Being Human as Praxis, 67
(15) M. Meloni, « Provincializing Metabolism », Somatosphere, 18 janvier 2020.
(16) Ibid.
(17) S. Wynter, 1492 : A New World View. Dans V. Lawrence Hyatt et R. Nettleford, éd. Race, Discourse and the Origins of the Americas, Smithsonian Institution Press, 1996, 44.
(18) Voir F. Luisetti, Nonhuman Subjects. An Ecology of Earth-Beings, Cambridge University Press, 2023.
(19) Voir J. F. Salazar, C. Granjou, M. Kearne, A. Krzywoszynska, M. Tironi, eds. Thinking with Soils : Material Politics and Social Theory, Bloomsbury Academic, 2020.
(20) C. Darwin, The Formation of Vegetable Mould through the Action of Worms, with Observations on their Habits, John Murray, 1881, 4.
(21) Ibid. 3.
(22) V. Shiva, Agroecology and Regenerative Agriculture : Sustainable Solutions for Hunger, Poverty, and Climate Change, Synergetic Press, 2022, 105.
(23) E. Slater, « Marx on the Colonization of Irish soil » (MUSSI Working Paper No. 3), Maynooth University Social Sciences Institute, 2018.
(24) F.M. Carreira da Silva & M. Brito Vieira, « Amilcar Cabral, Colonial Soil and the Politics of Insubmission », Theory, Culture & Society, 2024.

Cet article a été publié pour la première fois dans le journal La Planète Laboratoire N°6.

Terres et délivrances, le Cercle d’Art des Travailleurs de Plantation Congolaise (CATPC)

Les membres du CATPC Olele Mulela Mabamba, Huguette Kilembi, Mbuku Kimpala, Jeremie Mabiala, Jean Kawata, Irene Kanga, Ced'art Tamasala et Mathieu Kasiama avec en arrière-plan le White Cube.

Une lutte a lieu dans le bassin du Kwilu, une lutte du CATPC pour réactiver de l’en-commun et se délivrer des violences systémiques qui fourvoient le tout-vivant. Cela se passe près du village de Kingangu, un ancien camp de travailleurs de plantation des « Lever Brothers », vestige du plantationocène colonial ayant touché la localité de Lusanga — ex-Leverville — en République Démocratique du Congo.

Eleonore Hellio

Le CATPC s’est affirmé par un engagement intellectuel et artistique remettant en cause les anciens paradigmes mécanistes de la révolution industrielle. Durant la seconde moitié du XIXe siècle, les conquêtes coloniales ont joué un rôle clé en Afrique et ailleurs dans l’accélération du développement industriel. Les ressources et les forces vives des populations autochtones sont exploitées au nom d’une mission civilisatrice œuvrant pour une vision eurocentrique du progrès. Dans la réalité, les populations étaient soumises à des procédures de recrutement coercitives menant au travail forcé, leurs terres étaient accaparées et l’agriculture villageoise bloquée, plongeant des villages entiers dans un système de contrôle autoritaire féroce qui a permis aux entreprises coloniales de maximiser leurs profits.

Les membres du CATPC sont composés des descendants directs des travailleurs des premières plantations coloniales de la société britannique Lever Brothers, fondée en 1885. En 1911, Lever Brothers a obtenu d’importantes concessions dans la région centrale du Congo, incluant les palmeraies naturelles de Lusanga pour une exploitation massive de production d’huile de palme. Pendant l’occupation de ses terres, la localité de Lusanga fut rebaptisée Leverville. La main d’œuvre fut garante de grande rentabilité jusqu’à ce que les usines ferment en raison de la baisse des rendements des palmiers, d’une concurrence croissante en provenance d’autres territoires étrangers, et de la confiscation des entreprises étrangères sous le règne du Président Mobutu. La société Lever Brothers, spécialisée dans la fabrication de savons, s’est enrichie pour devenir la multinationale Unilever, géante dans le secteur agroalimentaire et cosmétique. Les géantes continuent à bénéficier du marché africain à qui elles vendent leurs produits manufacturés jusqu’à aujourd’hui.

Un défi à l’art global

Aujourd’hui, le CATPC compte 24 artistes, femmes et hommes de tous les âges. Chaque année, de nouveaux membres sont accueillis parmi eux, enrichissant le rayonnement local et international de cette communauté paysanne. Les membres fondateurs du CATPC regroupent son président René Ngongo, un éminent militant écologiste congolais, ardent défenseur des droits des communautés locales et de la préservation de l’environnement, une dizaine d’artistes aspirant à changer de paradigme dans ce contexte postcolonial, et trois artistes-enseignants basés à Kinshasa, partisans d’une école libre où tout le monde est à la fois apprenant et enseignant. Ces derniers ont accompagné les artistes-planteurs du CATPC (c’est ainsi que se surnomment les membres) à la mise en place d’un atelier autonome de recherche et de création, alliant pratique artistique, écologie et réparation des injustices coloniales, dans le but de construire un avenir équitable et inclusif. Aujourd’hui, l’atelier est un lieu de création permanente. Le débat qui s’y déroule questionne sans relâche « l’art global » (1), ce phénomène d’intrications complexes entre les cultures, les économies et les institutions dans le cadre de la mondialisation. On y interroge la manière dont le marché de l’art, les biennales et les expositions internationales façonnent la production et la distribution de l’art.

Plongeant dans les réalités géopolitiques de cet art global, le CATPC se devait de défier Unilever qui a contribué financièrement à populariser le concept de « white cube », modèle dominant de la galerie d’art occidentale. En investissant dans des galeries d’art qui suivent ce modèle, l’ancienne société coloniale a impacté la manière dont l’art est présenté et perçu. Le « white cube », caractérisé par ses murs blancs uniformes, son éclairage contrôlé et son espace dédié à une expérience contemplative de l’art, est bien souvent en déconnexion totale avec les réalités de sa production artistique ou des enjeux socio-économiques qui y sont liés. Le réalisateur hollandais Renzo Martens, célèbre pour son documentaire percutant, Enjoy Poverty, et sa fondation Human Activities, dirigée par des personnalités de divers pays, y compris du continent africain, soutiennent le CATPC. Renzo Martens œuvre à mettre en lumière, avec la complicité du CATPC, les dynamiques économiques du monde de l’art au regard des inégalités.

Repatriation of the White Cube, 2017 – CATPC & Human Activities © Thomas Nolf

Une sculpture qui parle pour que la forêt reprenne vie

En 2017, Renzo Martens a proposé au studio d’architecture de Rem Koolhaas, OMA, de concevoir un « white cube » afin de le rapatrier sur les terres de Lusanga pour en faire un musée. Grâce aux profits retirés d’une main d’œuvre si peu coûteuse, les plantations coloniales de Lever Brothers, grands collectionneurs d’art, ont contribué à la quintessence de l’idéologie « white cube ». Ce retour à la source de son financement pour une réappropriation des énergies inverse les forces en jeu et ouvre de nouvelles perspectives pour le CATPC. Actuellement, le « white cube » de Lusanga expose le retour de Balot, la sculpture d’un agent colonial créé par un artiste Pende du Kwilu. Cette sculpture cristallise tous les abus des autorités du colonisateur belge qui ont déclenché la révolte Pende de 1931. Elle avait quitté le Congo en 1972 pour être vendue un peu plus tard au Virginia Museum of Fine Arts, aux États-Unis, lequel a accepté de le prêter aux habitants de Lusanga. La communauté de Lusanga a enfin accès à un patrimoine important de son histoire. Une reproduction digitale exacte de la sculpture de Balot fait aussi l’objet d’une vente en utilisant la technologie des tokens non fongibles (NFT) qui permet au CATPC le rachat de ses terres, de replanter la forêt pour assurer à terme une autonomie et une sûreté alimentaires.

Les artistes planteurs ont créé depuis 2014 un grand nombre de sculptures en argile locale qui sont ensuite scannées en 3D et reproduites avec du cacao en provenance de l’Afrique, la plupart du temps exporté en Europe par des compagnies étrangères. Le cacao, tant prisé en Occident, confère aux œuvres la familiarité du plaisir qu’il procure, mais ce sont les pensées critiques et visionnaires des artistes planteurs qui leur donnent une prégnance et une puissance singulière. Cette valeur ajoutée critique les mécanismes aliénants du plantationocène. Grâce aux revenus générés par ses sculptures et autres activités artistiques, le CATPC parvient à autofinancer en partie une post-plantation communautaire qui pratique la polyculture composée d’arbres fruitiers et de plantes arbustives pour restaurer les terres appauvries par la monoculture coloniale pratiquée pendant des décennies. Selon eux : « La force qui émane du cœur vers le cerveau, c’est la même force qui pousse la sève des racines jusqu’aux feuilles des arbres, c’est la force invisible qui anime le vivant. Notre collectif puise son inspiration et sa détermination dans le pouvoir de la vie de nos forêts sacrés. Ce pouvoir, nous l’appelons Luyalu. »

Capture d’écran de « Balot NFT ». La sculpture de Balot tourne sur elle même au-dessus de chaque NFT constitué d’un dessin cartographique de Cedart Tamasala sur les flux mondiaux de capitaux, de marchandises et d’exploitation culturelle.

Les récits et expériences transgénérationnels parfois traumatiques qu’évoquent les sculptures sont intimement liés aux violations des droits humains pendant cette période obscure de l’histoire et en même temps sont « l’échologie » (2) d’une persistance de la fonction des sculptures traditionnelles, en tant qu’objets rituels qui assurent la continuité de la vie communautaire dans toute sa dimension sociale, culturelle et spirituelle. Les figures allégoriques, ancestrales et/ou futuristes des œuvres du CATPC incarnent cette aptitude de reliance entre la nature et la culture, voies et voix essentielles à la compréhension d’un monde multiple. Elles nous informent depuis le deuxième poumon de la planète, les forêts tropicales de la RDC d’une dimension holistique où chaque aspect de la vie est interconnecté, respectant les cycles naturels, préservant la biodiversité par une réactivation volontaire des mémoires collectives afin de pouvoir se projeter dans un avenir plus florissant.

Le CATPC poursuit une multitude d’activités distinctes qui vont de l’art à l’agroforesterie. Tous pratiquent une forme de théâtre rural d’histoire vivante dont le plus significatif est leur création « le jugement du White Cube ». En tant que porte-parole de la communauté, Cedart Tamasala (vice-président du CATPC), Matthieu Kilapi, Mbuku Kimpala et Jean Kawata participent régulièrement à des conférences et des tables rondes dans le monde entier. Ils expliquent que : « En tant que collectif ayant l’opportunité d’exposer notre art dans des musées à travers le monde, nous sommes conscients que d’autres communautés, vivant dans des situations similaires aux nôtres, n’ont pas accès à ce même privilège. Elles ne peuvent pas, comme nous, exprimer leurs idées, les partager et honorer leurs ancêtres, ou récupérer leurs terres grâce à la force que nous procure la vente de notre art. Ce privilège restera abject tant qu’il ne pourra pas toucher et inspirer d’autres communautés à se reconnecter à leur environnement comme nous le faisons à nos terres. »

Initiation à l’art, workshop CATPC pour les femmes de Lusanga 2024, E.Hellio

Les artistes-planteurs ont inauguré il y a trois ans un centre d’activité pour les enfants destiné au partage des connaissances en langues locales. Des ateliers pour les femmes d’initiation à l’art et à la polyculture sur la post-plantation ont été initiés cette année avec 42 participantes.

Les membres du CATPC viennent d’obtenir le grand prix du S+T+ARTS Africa 2024. Et de façon remarquable, le CATPC occupe cette année le Pavillon hollandais de la 60ème Biennale de Venise inaugurant dix ans d’un processus de résilience écologique active et de résistance aux paradigmes extractivistes et destructeurs, guidées par la préservation des savoirs ancestraux, l’autodétermination et le respect des équilibres naturels.

notes :
(1) Cette expression est en mouvement ; d’autres préfèrent, dans ce contexte, la notion d’art mondial.
(2) Ce concept est utilisé par Séverine Kodjo-Grandvaux, Devenir vivants, Éditions Philippe Rey, Paris, 2021.

Cet article a été publié pour la première fois dans le cahier spécial « Soil Assembly » du journal La Planète Laboratoire N°6 – soutenu par le programme Rewilding cultures co-financé par l’Union Européenne

Les sites internet du CATPC et de Human Activities

David Legrand à La Chaufferie de la Hear Strasbourg, une poétique transdisciplinaire de l’espace

Visualisation du caveau-dancing de Hans Arp. Le Transmutatiographe, exposition à La Chaufferie de la HEAR, février – juin 2024, Strasbourg

Le Transmutatiographe est une exposition en forme d’expérience collaborative au sein d’univers multiples, conçue par David Legrand. Elle a lieu jusqu’au 30 juin 2024 à La Chaufferie, galerie d’exposition de la Haute Ecole des Arts du Rhin, à Strasbourg. Revue de détail.

Erik Avert

David Legrand développe un travail artistique et numérique en collectif depuis plus de trente ans. La première fois que j’ai rencontré son travail, il donnait un workshop de recréation complexe entre Hi et Low Tech, avec des étudiant·es en école d’art. Pour l’événement, il avait loué un contenaire et ils·elles y opéraient une magie de transmutation de textes en images et de filmages sur fond vert en une poétique vidéo doucement dingue. Ce temps d’échange et de monstration m’avait frappé car il donnait corps à une vision transdisciplinaire et transmédia de l’art en la transformant en une poétique des espaces projetés. Elles et ils donnaient une forme partagée collectivement à ces mondes liminaux entre nos imaginaires et la dureté de leur actualisation en images.

David Legrand. Histoire chuchotée à Mademoiselle Imagination, performance orale, DNSEP Nantes, 1997

On pourrait penser à la vision de l’intermédia chez Dick Higgins (1), c’est-à-dire une liberté nouvelle entre les médiums purs qui permettait de retrouver des champs libres. Cependant, certains artistes de Fluxus, dans les années 1960, reprenant en partie l’héritage de Duchamp ou de Cage, ont commencé à esquisser une voie de sortie plus franche encore de l’art, pour aller vers la vie quotidienne et toutes les connaissances qui lui sont liées. Ainsi l’art, chez des artistes comme George Brecht, s’est déplacé vers une forme de recherche transdisciplinaire concrétisée en art. Les penseurs transdisciplinaires des années 1990, dans la lignée de Basarab Nicolescu (2), souhaitaient créer des ateliers et des lieux de société qui permettent de faire se recouper les disciplines des sciences exactes et les sciences humaines. Pour ces penseurs de tous horizons, les réalités découvertes par les disciplines logiques et scientifiques devaient trouver une union avec les perceptions que les êtres humains en ont, dans le but d’éviter les risques humains et écologiques dont nous commençons à prendre conscience aujourd’hui. La représentation et le travail artistique permettaient en grande part d’esquisser cette prise de conscience. L’art numérique, notamment en tant que recoupement entre un modèle mathématiques et un travail des images et du son, peut être l’outil idéal à porter une vision transdisciplinaire. Pour René Berger, c’est cet art qui donne accès à « de nouveaux types d’espace, de temps, d’identité, de durée, de disponibilité (3) ». S’il est possible de douter de l’intérêt de ces machines à côté de la puissance de nos imaginaires et de nos mondes intérieurs, les cosmos loufoques, hybrides, indéterminés voire délirants de David Legrand concrétisent et donnent donc accès à « visiter » des mondes issus d’un imaginaire, le sien, mais aussi celui toutes et tous les artistes autour desquel·les il gravite. Ses travaux ont de nombreuses dimensions pleinement transdisciplinaires.

Quelques points biographiques sur David Legrand

David Legrand commence par faire de la musique, à l’école expérimentale de Châteauroux, en 1990, du rock/indus/électronique, mélange expérimental de musique, dans le groupe Pulse, avec Henrique Martins Duarte, Bruno Douet, Maxime Touratier, Rainier Lericolais, Fabrice Cotinat, Christophe Alaphilippe et Stéphane Landry. En parallèle de ce projet collectif, il commence à créer des poupées hybrides, entre humains et animaux, qui semblent se référer à une symbolique très personnelle, comme si elles avaient été contenues en lui. Il y a également l’influence de la science-fiction dans ce premier travail, des figurines de Star Wars de son enfance, mais leur présence en tant qu’êtres inanimés joue sur une inquiétante étrangeté qui nous touche de manière imperceptible. Durant les performances qu’il réalise, il leur chuchote à l’oreille de la poésie, ou des mots d’un langage qu’on a du mal à comprendre. Il le nomme langage plastique. Etant bègue à la base, David tente de trouver un lieu qui l’engage dans une refondation du langage, dans des mots entre soi et les autres. Il crée un verbe qui le distancie et le rapproche contradictoirement du monde, entre humain et inhumain. Ces êtres sont également à l’image des poupées de sortilège berrichonnes : inanimées, à qui il confie ses mots qui font bégayer la langue communicationnelle, pour dire des sorts ou des choses qu’on ne dit pas à tout le monde. Ces poupées représentent aussi des parties de lui, des extensions de ce qu’il ne pouvait dire au monde. Il crée cet univers auquel il parle et qui le représente comme il nous représente en retour, par une association liminale avec les formes hybrides et pourtant humanoïdes de ces figures.

L’artiste continue vers l’école des beaux-arts de Nantes, jusqu’en 1997. Par la suite, il fait de nombreuses formes vidéo collectives avant d’en arriver aux recréations de mondes imaginaires en VR. Avec Fabrice Cotinat et Henrique Martins-Duarte ils commencent à travailler à partir de 1999 sur un dispositif vidéo appelé La galerie du cartable qui pouvait se déplier un peu partout. Avec une caméra vidéo, un petit écran et une batterie, logés dans un cartable d’écolier, ce dispositif permettait d’aller montrer des expérimentations vidéos, partout et à tout le monde : Dans les bars, dans les rues, dans les églises, c’est-à-dire préférentiellement dans le quotidien. Par ce geste, l’art devenait un moyen de pédagogie et de diffusion sans distinction et en se passant des circuits classiques.

Parcours-diffusion à Gennevilliers « La Commune d’images », 2003, Ecole des beaux-arts/galerie Edouard Manet, Gennevillier, © photographies Laurent Lecat

Dans les années 2000, il créa avec ses deux comparses et Phillipe Zunino des dialogues fictifs entre deux personnages historiques. On compte parmi ces travaux, des échanges entre Léonard de Vinci et Nicolas Poussin, ou bien Roland Barthes et Marguerite Duras, Le Corbusier et Albrecht Durer, Robert Filliou, et même une séance de psychanalyse de Guy Debord par Sigmund Freud. Chacune de ces vidéos créait un rapport fictif entre deux personnages historiques et faisait écho à des questions médiatiques ou artistiques contemporaines. Ils réinventaient un monde où des histoires du passé se racontent aujourd’hui, où l’imagination et le rêve font écho à ce que nous vivons tous les jours et à la situation de la société contemporaine.

Dans ces dialogues fictifs, les traits des personnages étaient souvent forcés. L’humour tendait au grossier, les ficelles de la fabrication des vidéos étaient toujours visibles. Ces images rappelaient l’aspect grossier de la farce. Et comme c’était le cas de cette forme, les grossièretés étaient prétextes à transgression symbolique du servage de l’art. Rien n’était laissé tranquille. Toutes les hiérarchies, les idées reçues et les formes fixes de l’art étaient dézinguées. Nous assistions, dans ces vidéos, à une forme de carnaval, de jeu populaire d’infraction des normes implicites du monde intellectuel et artistique. Mais, à travers cette transgression, le grotesque et la moquerie servaient également à faire passer les idées des personnages représentés. Derrière le rire continue de se cacher la puissance que pourraient avoir les idées de ces morts.

David Legrand commence à créer dans les années 2010, des workshops en école d’art, notamment autour de l’école d’art de Bourges mais il s’en émancipe tout doucement pour créer ce qu’il nomme Hall Noir, avec l’association Bandits-Mages, aujourd’hui Antre Peaux, et notamment dans le Château d’eau – Château d’art de Bourges. L’idée de cette structure est de court-circuiter les réseaux classiques de diffusions et d’apprentissage de l’art. C’était une base d’échange entre artistes et étudiants, qui devaient déterminer une œuvre à faire, puis la réaliser. L’idée était qu’en créant une œuvre ensemble, les savoirs émergeraient et que la réalisation dépasserait ce que l’on pouvait attendre. C’est une entité au financement autonome, mais qui utilise les ressources humaines et parfois techniques des écoles d’art pour créer une expérience de pédagogie du maître ignorant4 et une création collective de mondes infinis. Il y rencontre d’ailleurs en 2019 Léo Sallanon et Etienne Muller, qui ont tous deux fait des métiers d’artisanat et se sont ensuite dirigés vers l’art en 3D pour exploiter ses capacités. Ce sont eux qui lui montrent la puissance des casques VR comme un outil de création de transformation.

Devant à tous ces travaux précédents et tentant de les synthétiser, l’exposition de ce travail qui est actuellement visible à la Chaufferie, le lieu d’exposition de la Haute école des Arts du Rhin à Strasbourg, est une tentative pour l’artiste de résumer une grande partie de son travail dans un lieu qu’il est possible d’explorer en casque VR.

Le Transmutatiographe, exposition et workshop, La Chaufferie, galerie de la Haute École des Arts du Rhin, février – juin 2024, Strasbourg. © Photographie d’Antoine Lejolivet

L’exposition en elle-même

Dans l’espace de la galerie, David Legrand a réparti cinq de ses poupées d’êtres hybrides qu’il avait créées à Châteauroux. Il les a enfermées dans des vitrines, dont des protubérances en verre soufflées par la jeune artiste Maguerite Kalt permettent de faire passer des câbles électroniques qui relient ces cinq pièces entre elles. Au centre de la salle, une très grande poupée, composée de ficelles, de fils et de câbles, fait le lien entre ces différentes figures présentes. Elle semble avoir les bras en l’air, ce qui donne à l’ensemble une dimension un religieuse voire christique. Cette poupée principale est l’entremetteur neutre entre ces différentes figures hybrides d’une humanité relative.

Le Transmutatiographe, exposition et workshop, La Chaufferie, galerie de la Haute École des Arts du Rhin, février – juin 2024, Strasbourg. © Photographie David Legrand

Les différentes poupées sont des constituants d’une grande machine. On peut ainsi penser à la symbolique des grandes machines du désir chez Duchamp. Notamment, La Mariée, une des premières peinture qui inspirera Le Grand verre : « Moins qu’une abstraction, c’est une anatomie transmutée, à la fois un insecte, une machine et des organes féminins (5). » Cependant, chez David Legrand, il y a plutôt des êtres-machines présents dans le lieu d’exposition, qui évoquent une machinerie de l’imagination qui doit permettre de transmuter la salle d’exposition de La Chaufferie en un espace de réalité superposée pour apporter un nouveau regard. Ces êtres provenant d’une autre réalité que la nôtre, avec des règles différentes semblent être produits par cette énorme poupée christique. Faite de fils à gigot, elle est encore une fois, un espace liminal entre le trivial et le céleste. Ainsi il y a dans cet espace, une manière de faire une transmutation presque alchimique du regard. La pièce nous offre de transcender notre façon habituelle de voir et donc de regarder l’espace de la galerie. Mais pour cela, il va falloir en découvrir la face cachée à travers la construction numérique.

Le Transmutatiographe, exposition et workshop, La Chaufferie, galerie de la Haute École des Arts du Rhin, février – juin 2024, Strasbourg. © Photographie d’Antoine Lejolivet

Le reste de l’aventure se passe avec un casque de réalité virtuelle sur la tête. Les univers représentés sont concrétisés dans une forme virtuelle qui doit venir s’ajouter à notre perception du monde. David les appelle des outils de voyance, car ils permettent de se retrouver projetés dans des visions, dans des mondes imaginaires concrétisés qui ne viennent pas de nous-mêmes. Les espaces visibles dans ces dispositifs sont des simulations voire des simulacres, mais ils permettent de ressentir cela avec une force qui nous tire hors de nous. Ici, le virtuel n’est pas œuvre directement alchimique ou chemin de transcendance. Elle est plutôt un indicateur de possibles mondes sans fins à la frontière entre le physique, le virtuel et l’imaginaire. Ceux-ci tendent à pouvoir faire visualiser des dépassements d’une simple vision matérialiste de l’être. Nous pourrions reprendre la théorie de Pierre Levy (6) qui indique que le virtuel ne s’oppose pas au réel mais à l’actuel. La virtualisation est l’opération qui permet de créer du potentiel à partir du concret. Elle invente de nouveaux problèmes et de nouvelles manières de comprendre ce qui est physiquement ici. Ainsi, il peut exister une réalité virtuelle, mais toujours critiquable dans le sens où elle veut « faire réalité ». Les casques VR sont des systèmes audiovisuels, ils simulent un espace virtuel qui tente de faire comme-ci. Dans le cas qui nous occupe peut-être vaudrait-il mieux parler de monde imaginal concrétisé audiovisuellement.

Visualisation du monde virtuel, Le Transmutatiographe, exposition et workshop, La Chaufferie, galerie de la Haute École des Arts du Rhin, février – juin 2024, Strasbourg.

David Legrand parle d’ailleurs de réalité superposée, car Léo Sallanon lui a permis de trouver des manières de scanner et de modéliser les espaces concrets et les remettre en jeu dans la projection numérique. Il appelle cette opération « Physiquer » l’espace d’exposition dans des lieux de projection. Nous retrouverons dans les différents mondes les poupées conçues par David Legrand avec chacune des caractéristiques hybrides entre humain et inhumain :

The Sheep Boy est un être hybride homme/mouton. Il utilise un langage autre, un langage bêlant. Fait-il référence à la figure de l’âne bâté? Il est en tout cas un être qui s’adresse à nous mais d’une manière qui nous est inhabituelle.

Le Sheep Boy de David Legrand. © Antoine Lejolivet

• Il en est de même avec le Pig Boy, petit garçon avec une tête de cochon. Ces hybrides humain/animal permettent aussi à David Legrand, aidé par les voix de Philippe Zunino, de prendre des figures sales, viles, comme le mouton ou le cochon. Il y a une dimension rabelaisienne dans son travail. Le gag, le crasseux, voir l’abject n’est jamais loin. S’il explore des mises en monde d’êtres, de poupées qui sont des êtres inhumains, parfois presque spirituels, ils ont toujours ce double rôle de très mondains et de transcendance. Un peu à la manière dont les maîtres bouddhistes peuvent dire que Bouddha est un bâton à merde (7).

Ahmad est un hommage au film Où est la maison de mon ami ? du réalisateur iranien Abbas Kiarostami. Ce petit garçon, figure principale du film, vit une longue aventure pour essayer de retrouver son ami et lui éviter d’être renvoyé. Il est une figure de l’altérité et de la transcendance des frontières. David Legrand, en tant que berrichon, tente de comprendre comment vivait un iranien, notamment durant le contexte de la guerre Iran-Irak, durant laquelle la France livra des armes aux deux belligérants, engrangeant d’énormes bénéfices. Cette figure est aussi une volonté de comprendre le rapport différent au temps que l’on sent dans le cinéma de Kiarostami, comprendre le monde à hauteur d’enfant. Aller vers l’Orient c’est aussi faire appel à une dimension spirituelle dans la symbolique traditionnelle.

• Le Phacochère-ingénieur est un personnage présent depuis longtemps dans l’imaginaire de David. C’est un personnage né de sa fascination pour Star Wars. Il est aussi l’occasion de faire des blagues de prout et des bruits de bouche particulièrement osés. C’est comme s’il était le côté un peu cradingue, un peu slob de l’artiste, mais aussi une représentation de soi en autodérision.

Mademoiselle Imagination est représentée par une petite fille. Elle nous parle d’une dimension imaginative et féminine chez l’artiste. Elle est aussi un hommage aux femmes de son histoire (son arrière-grand-mère, sa grand-mère) qui lui ont transmis un rapport à la fois spirituel et imaginaire au monde particulièrement présent dans ses travaux en VR.

Les trois petits cochons sont trois personnages secondaires que l’on croise dans les mondes. Ils se parlent entre eux sans qu’on ne comprenne ce qu’ils se racontent. Comme pour les précédents personnages, ils sont un entre-deux une frontière entre ce que nous sommes et des mondes que David a du mal à appeler non-humains, pour l’aspect publicitaire qu’a pris ce terme ces dernière années.

Ahmad, l’un des personnages du Transmutatiographe © Antoine Lejolivet

Être hybrides créatures agenrées, dégenrées, dérangées et dérangeantes, toute sorte d’êtres hybrides s’y côtoient. On peut aussi y voir une façon de se confronter aux idées du cyborg et du trouble chez Donna Harraway (8). Mais les mondes comme les êtres représentés par cette création virtuelle dépassent le point de vue d’un Gender trouble (9) ou d’un trouble entre humain et non-humain. Dans ces mondes audiovisuels explorables en trois dimensions, il n’y a pas de frontières fixes entre les genres, les racialisations, les espèces et toutes les formes de différences visibles ou audibles. Ainsi, les êtres créés par l’artiste et ses acolytes sont des hybrides, des monstres, des entre-deux, des pas vraiment, qui remettent en doute nos dualités. David Legrand lutte toujours contre toutes les fixités et les préjugés. Ainsi les modes théoriques ne suffisent pas à enfermer ses personnages imaginaires. Ils relèvent véritablement d’une vision d’un au-delà, d’un trouble entre toutes les catégories fixes et d’une vision iconoclaste de ce qui cherche à toujours faire identité.

Si l’on revient aux idées développées par Basarab Nicolescu, qui fonde sa théorie sur la notion de tiers-inclus de Stéphane Lupasco (10), il devient criant que Le Transmutatiographe de David Legrand s’inscrit dans la lignée de l’art numérique transdisciplinaire. En effet lorsqu’on pense aux êtres hybrides que nous avons pu côtoyer, on se dit qu’iels sont l’incarnation d’un dépassement des limites sur lesquelles reste bloquée notre fixité et notre attachement à un niveau de perception du monde pré-atomique, dans lequel A et non-A sont mutuellement exclusifs. L’imaginaire débridé de David Legrand que l’on peut visiter à loisir grâce aux casques VR, nous permet de rentrer de plain-pied dans cette logique non-dualiste et d’aborder le passage d’une humanité duelle à des espaces spirituels et leurs logiques à n dimensions.

Visualisation du monde virtuel avec le Phacochère-ingénieur, l’un des personnages du Transmutatiographe

Il faut noter par ailleurs, le travail sonore du compagnon d’aventure de toujours, Philippe Zunino, qui crée encore une fois une ambiance sonore et musicale tremblante, liminale et prompte à nous faire entrer dans ces mondes inconnus. On notera particulièrement le beau thème d’introduction qui reprend des sons de saxophone pour ponctuer l’aventure de « pocs » et de notes tremblotantes. Ce son-musique continuera à nous hanter encore après l’aventure et à nous ramener à la folie de ce que nous avons vus. De plus, ensemble, David et Philippe reprennent leurs habitudes de délires de voix, que l’on pouvait voir déjà dans les Dialogues fictifs, qui leur permet d’incarner les personnages du Transmutatiographe. Dans certaines des voix, on assiste à une maîtrise de l’art de la farce en son, comme les langages bêlants, ou les bruits incongrus du phacochère.

Quelques mondes présentés en réalité superposée

Pour revenir à l’espace visuel numérique, il est une imagination de David physiquée en collaboration avec tous les artistes présent. Notamment, Léo Sallanon est le développeur de la plupart des univers de cette exposition et de ceux que l’on retrouve dans les œuvres 3D de David. Il met à profit sa connaissance de l’outil pour faire fonctionner les mondes entre eux et créer l’espace numérique à la manière du sculpteur.

Le premier univers que l’on peut explorer reprend assez simplement l’espace de la galerie, dont l’entièreté est d’une blancheur assez déroutante, mais dont le toit est ouvert. Au-dessus de nous volent des sphères grises qui ressemblent à l’étoile de la mort de Star Wars. Notre avatar est une extrapolation par Colombe Delacoste des poupées de Sophie Taeuber-Arp. Dans cette galerie, se trouvent des écrans surmontés de sphères (œil qui nous regarde, caméra, ou simplement éclairage, comme sur les panneaux publicitaires ?), dans lesquels on retrouve les poupées de notre histoire. Le Phacochère Ingénieur se trouve dans l’espace et nous harangue pour introduire notre expérience. Il nous dit que le transmutatiographe n’est pas qu’un bidule high-tech de divertissement supplémentaire, c’est une véritable expérience artistique et poétique. Sur le côté droit, Ahmad, étrangement devenu adulte et ressemblant à David Legrand, nous interpelle en nous demandant, pourquoi on le regarde, pourquoi on insiste à le regarder. Il est question de différence visible et donc de frontière entre ce que l’on considère soi et ce que l’on considère altérité. Ahmad, petit enfant iranien, devenu adulte nous ramène à cette différence.

Visualisation du monde virtuel et commun des étudiant·es de Narraction et Hors Format.

Le deuxième monde est celui qui a été conçu en collaboration avec les étudiant·es du groupe Narraction à Strasbourg, avec la grande aide de Oh-Eun Lee, enseignante qui les a accompagnés tout le long du processus. Ce monde est beaucoup plus sombre. Des formes de vie étranges (dans son plein sens d’estrange, d’extra, ce qui est hors de nous) nous sont présentées, notamment des formes végétales ou fongiques inconnues. Sont aussi présents des crapauds, ainsi que des petits êtres à deux pattes, qui traversent le sol, noirs avec des yeux rouges, tous créés par Filémon Aufort. Des corps flottants semblent se mouvoir ou danser dans le ciel et au loin, on aperçoit des ombres qui marchent. Ils ont été créés à partir d’un dessin et des mouvements de Maylis Cominetti. Les sons et la musique proviennent d’une collaboration entre Corentin Boubay et Olivier Duverger Houpert. L’utilisation de son saxophone et de ses grincement permet de rendre vivant le son de cet entre-deux mondes. On ne comprend pas bien s’il s’agit de sons concrets, des grincements et s’ils sont musicaux ou pas. Ici, même le design sonore nous maintient dans un état à l’horizon de nos percepts. Pour la narration, un être proche d’un centaure créé par Vincent Aguilera passe dans notre champ de vision. Il est composé de deux êtres humains liés ensemble, dont un gros molosse tatoué d’un Hello Kitty et un être plus petit au-dessus, coiffé d’un cône de signalisation et qui tient un bâton composé d’un pot d’échappement avec des canettes de la boisson énergétique « Monster ». Le monstre, c’est celui qui montre sa différence. Ici il est question de cette altérité avec cette forme de vie qui se comprend sans nous. Il·elle traverse la « Map », la carte en nous disant sa fuite d’une fin du monde qui arrive. Ils·elles dialoguent, mais l’on n’entend pas l’être moteur à quatre pattes. Seul le « cavalier » du centaure dit à l’autre qu’il a une manière particulière de résumer des concepts complexes dans un langage laconique. À ce·s passant·e·s succède une agitation des ombre proches de l’horizon. Une très grosse vague blanche et rouge monte tout doucement puis finit par envahir toute la carte. La carte devient plane et toute blanche. Tout a disparu, sauf les quelques créatures bipèdes devenues blanches. On ne peut s’empêcher de voir que ces jeunes créateur·ices semblent être travaillé·es par des questions de fin du monde et d’apocalypse, proche de celles de Jérôme Bosch. Venant d’un monde occidental du triomphe matérialiste, il semble que, dans leur narration, le recommencement, le Kali Yuga des spiritualités hindoues (11), se rapprochent des imaginaires collapsologistes pour nous donner une entrée dans l’inconscient collectif de notre époque.

Le monde suivant donne la parole à nouveau au Phacochère ingénieur pour nous dire l’infinité de possibilités de ces mondes virtuels réfractés en multitudes. On y voit monter et descendre, vers un vide sans fond sous nos pieds des hybrides entre le Sheep Boy, Le War Boy, le Pig Boy, Ahmad, etc.
Ensuite, une recréation du caveau-dancing de l’Aubette fait danser des formes organiques spectres sur une musique années 20 légèrement tordue par Philippe Zunino. Etienne Muller a pu recréer le caveau-dancing de l’Aubette à partir des trois seules photos qui existent encore. En tant que tailleur de pierre, il a une appréhension corporelle aigue de la géométrie et de l’espace. Il peut ainsi manier facilement la photogrammétrie. Il a aussi créé les spectres du lieu avec un algorithme qui change sans cesse leurs formes. Cela donne des êtres en transformation permanente. Hors du dancing lui-même, se dessine un monde fongique dans lequel des espèces de champignons attaquent ou envahissent cette création de Hans Arp, qui représente le type-même de l’épure moderniste. Lorsqu’on s’approche des murs, on entend une composition mélange swing et rave par Corentin Boubay et Olivier Duverger Houpert, qui trouble la légèreté de la musique années folles précédente. Ils ont également créé un son différent pour chaque spectre.

Ensuite, un monde semble être dédié à Mademoiselle Imagination dans lequel elle nous accueille. Un monde « où le tangible se fond avec le réel (…). Je suis une forme de vie qui ne rentre pas dans un calcul économique. » Mais le visage que nous voyons nous parler est un hybride entre David et une jeune fille. Dans ce monde transmuté, l’imagination permet à David de devenir chacun de ces personnages hybrides et de les mélanger entre elles et eux. On revoit également Ahmad et le Sheep Boy, qui sont pareillement des passages buggés et glitchants entre l’apparence de David et celle de ces êtres. On y découvre une machine à hybrider les poupées en de nouvelles formes d’altérité. À côté de nous les trois petits cochons parlent un langage que nous ne comprenons pas. Ce dernier monde finit de clouer cela en nous : nous sommes pris dans l’imaginaire particulier de David Legrand, dans lequel il nous invite à entrer pour que ces images actualisées prennent part aux nôtres et nous donne l’envie de continuer nous-mêmes ce travail de mise en forme de l’imaginaire.

Nous avons changé de plasticité, exposition-laboratoire et coopérative de la Base Hall noir, La Baraka 16, tiers-lieu culturel, Angoulême, avril 2024. © Photographie David Legrand.

On peut voir dans ce dernier travail un résumé : l’artiste a utilisé l’évolution de ses travaux, ainsi que les réseaux d’amitié et de création qu’il développe depuis 30 ans, pour nous donner l’essence première de sa recherche. La création en collectif est un point de départ. La suite est un déplacement de l’espace d’exposition vers des lieux d’imaginaire et de partage sans frein. On sent bien l’influence de la poétique de l’espace chez Bachelard (12), dans laquelle l’espace physique répond à l’espace mental, tout comme la maison devient l’entremetteur de qui nous sommes. En revêtant ces casques, nous transformons l’espace de la galerie en une réalité superposée dans laquelle les limites de notre monde physique semblent s’atténuer et nous permettre de devenir des voyants d’une autre histoire que David nous chuchote à l’oreille. Cheminant dans ces dédales psycho-physiques, nous prenons part à des utopies de mondes hybrides à venir dans lesquels même notre compréhension limitée du monde s’efface et nous transmutons notre regard sur le monde et sur la manière dont il est possible de faire de l’art.

Au final, on repart de cette aventure dans une indécision assez représentative de ces mondes. On ne sait pas si l’on a vécu une véritable transmutation alchimique, qui a changé la matière de notre corps et notre manière de voir le monde ? Ou bien avons-nous participé à un grand sabbat de poupées berrichonnes et sommes maintenant porteurs d’un sort, bon ou mauvais ? Pourtant, au fond, nous n’avons fait qu’être projetés dans les imaginaires de tous·tes ces différent·es créateur·ices et sommes restés qui nous sommes. Peut-être était-ce là une forme d’entrée, de mise en images des délires de David et de tous les autres ? Simplement une expérience cathartique à la manière du théâtre antique qui nous a permis de décharger les propres êtres, les altérités qui peuplent notre psyché et ainsi revenir dans un monde « concret » en se sentant plus « réel » ? Sans doute, avons-nous pu voir une nouvelle façon d’exposer l’art qui échappe complétement aux impératifs du marché et des institutions. Possiblement, plutôt que de le voir sur un plan imaginal, nous n’avons simplement faits qu’être bombardés de photons qui doivent faire re-présentation ? Ainsi, le travail montré à La Chaufferie ne serait qu’une superposition divertissante et aucunement une expérience psychique particulière. Peut-être n’avons-nous fait qu’entrapercevoir un monde hybride entre humain et non-humain, agenré dans lequel ce que nous appelons monstruosité n’existe plus ? Une vision politique d’une utopie à venir ?

Il serait pourtant impossible de donner la réponse entre ces lignes qui ne sont, au final, que des mauvaises façons de rationaliser, d’enfermer dans des mots cette expérience, qui les dépasse. Il vous faudra maintenant vous-même aller appréhender ces mondes et cette altérité audiovisuelle superposée.

Notes

(1) Higgins (Dick), Intermedia, publié dans The Something Else Press Newsletter vol.1 n°1, février 1966, traduit dans Feuillie (Nicolas), dir., Fluxus Dixit, Une anthologie vol.1, Dijon, les presses du réel, 2002.
(2) Nicolescu (Basarab), La transdisciplinarité : Manifeste, Monaco, Les éditions du Rocher, 1996.
(3) Berger (René), Du transdisciplinaire à la réalité virtuelle, dans Cazenave (Michel), Nicolescu (Basarab), dir., L’Homme, la Science et la Nature, Aix-en-Provence, Le Mail, 1994, p. 157.
(4) Rancière (Jacques), Le maître ignorant, Paris, Fayard, 1987. Reprenant l’expérience de Joseph Jacotot en 1818, qui avait enseigné le français à des néerlandophones, sans les comprendre, Rancière postule une façon d’enseigner dans laquelle professeur et élèves cherchent ensemble à trouver quelque chose qu’ils ne connaissent pas encore.
(5) De Loisy (Jean),​ « La Mariée » de Marcel Duchamp (1912)​ [Émission de radio], France Culture, 27 septembre 2014.
(6) « L’actualisation invente une solution au problème posé par le virtuel. Ce faisant, elle ne se contente pas de reconstituer des ressources, ou de mettre une forme à la disposition d’un mécanisme de réalisation. Non : l’actualisation invente une forme. (…) La virtualisation, enfin, passe de l’acte – ici et maintenant – au problème, aux nœuds de contraintes et de finalités qui inspirent les actes. (…) Créatrice par excellence, la virtualisation invente des questions, des problèmes, des dispositifs générateurs d’actes, des lignées de processus, des machines à devenir », dans : LÉVY (Pierre), Qu’est-ce que le virtuel ?, Paris, La Découverte, 1995, p. 137.
(7) « Un jour, un moine demande à Porte-des-nuées (Yunmen,Unmon) : “Qu’est-ce que le Bouddha ? ”
Porte-des-nuées : “Un bâton à sécher le bran.” », dans : Huikai (Wumen), La passe sans porte [13e siècle], Paris, Points, 2014, p. 126.
(8) Haraway (Donna), Vivre avec le trouble [2016], Vaulx-en-Velin, Les éditions des mondes à faire, 2020.
(9) Butler (Judith), Trouble dans le genre [1990], Paris, La découverte, 2006.
(10) Lupasco (Stéphane), Du devenir logique et de l’affectivité [1935], Paris, Vrin, 1973.
(11) Référence à la cosmogonie hindoue et le Kali Yuga « âge sombre » dans lequel nous vivrions. Ère durant laquelle l’être humain dégénère spirituellement, pour se tourner vers des valeurs technicistes et matérielles.
(12) Bachelard (Gaston), La poétique de l’espace [1957], Paris, PUF, 1961.

L’exposition continue jusqu’au 30 juin 2024 à La Chaufferie, galerie d’exposition de la Haute école des Arts du Rhin à Strasbourg. Une fête de la transmutation avec un concert en réalité superposée aura lieu le 29 juin.

La carte 2024 des summer camps en Europe (et au-delà)

Bientôt les vacances ! Comme chaque années, Makery vous concocte sa sélection des camps et universités d’été, pour un été DiY et en pleine nature. Un tour de l’Europe, de la Slovénie au Portugal, en passant par l’Arménie, le Royaume-Uni et bien sûr la France… il y en aura pour tous les goûts !

la rédaction

Vous organisez un camp qui ne figure pas sur la carte ? Faites-le nous savoir ! Contactez-nous par courriel à l’adresse contact@makery.info

Entre prospective et performance culinaire, le lancement de l’anthologie Amazonies Spatiales

Soirée Amazonies Spatiales. Rencontre avec les auteur(e)s. Photo: © Quentin Chevrier.

Le 26 avril dernier, la Cité des Sciences à Paris a accueilli la soirée de clôture de la résidence d’écriture initiée par Matrice (centre d’innovation technologique, artistique et sociale). Un événement pour célébrer la parution d’Amazonies Spatiales en présence des auteur(e)s. Cette anthologie publiée chez Bragelonne regroupe des textes qui repensent, de manière positive, l’aventure spatiale à l’orée de 2075. Ce futur proche a été imaginé en partenariat avec l’Observatoire de Paris et l’ESA (l’Agence Spatiale Européenne).

Laurent Diouf
Une audience de 400 personnes assistait au lancement dans le vaste premier étage de la Cité des Sciences. © Quentin Chevrier.

Les mangroves de l’imaginaire

Cette soirée a permis de revenir sur les interrogations autour de l’exploration spatiale qui ont traversé cette résidence d’écriture et emmené les auteur(e)s de Paris, à Toulouse puis à Kourou au Centre Spatial Guyanais.

Pour reprendre la formulation de Lancelot Hamelin, dramaturge et coordinateur artistique d’Amazonies Spatiales, l’objectif de ce projet était de retrouver un élan et du rêve alors que se pose toujours la question de savoir « pourquoi et comment cette aventure s’est-elle réduite à un projet de conquête capturé par le lobby militaro-industriel, et aujourd’hui par des milliardaires aux comportements infantiles ? »

Les interventions en binôme de Claudie Haigneré (spationaute et ancienne ministre) et Christophe Fiat (écrivain et performeur), Mathieu Luinaud (manager-conseil en stratégie @ PwC Space Practice) et Haïla Hessou (autrice de théâtre), Stéphane Israël (PDG d’Arianespace) et Christiane Taubira (ancienne garde des Sceaux et ancienne députée de Guyane) ont ouvert cet événement.

Stéphane Israël, Blaise Mao (Usbek & Rica) et Christiane Taubira. © Quentin Chevrier

Le terme « battle » était finalement bien mal choisi pour qualifier ces échanges : leurs propos étaient complémentaires, pas forcément contradictoires, prospectifs, mais en aucun cas « explosifs » comme annoncé… Ils ont tous réaffirmé ou prolongé les réflexions développées dans l’anthologie et insisté sur la nécessité de reconsidérer l’épopée spatiale de manière positive.

Pour cela, dans un article au sommaire d’Amazonies Spatiales, Claudia del Prado Sartorius, Simon Guirriec et François-Xavier Petit (directeur général de Matrice) préconisent de prendre « la fiction comme point de départ et d’arrivée », car c’est « l’angle le plus puissant pour penser l’avenir et renouveler nos imaginaires ».

Mais finalement « qui de la science ou de la littérature est plus à même de décrire le futur ? » Sur ce sujet, impossible de faire l’impasse sur la littérature d’anticipation. À commencer par Jules Verne, dont les héros ont tourné autour de la lune un siècle avant les missions Apollo, ou H.G. Wells qui a anticipé le rayon laser…

Soirée Amazonies Spatiales. Cité des Sciences, la salle sur les systèmes support-vie et la nutrition spatiale dans l’exposition Mission Spatiale. Entre cultures de spiruline et de salade. © Quentin Chevrier.

Le prisme de la science

La poésie sera invoquée à de nombreuses reprises par les intervenants. Pour autant, la littérature n’a pas le monopole de l’imaginaire. Mais le prisme de la science, entre « réalisme magique » et « désenchantement de l’outre-monde », nous offre désormais une vision de l’espace en proie à la pollution (les débris en orbite notamment) et à la militarisation croissante.

Autre débat : « Le futur de l’exploration spatiale peut-il s’écrire sans conquête ni appropriation ? » On le sait, les mots ont leur importance et le terme de « conquête » reflète bien la mentalité, l’imaginaire avec lequel la course à la lune s’est opérée. Kennedy dans son célèbre discours de 1962 à Houston parlait d’une nouvelle frontière. Cette bataille contre l’URSS a été gagnée par les États-Unis qui ont planté leur bannière étoilée à la surface de ce nouveau territoire…

Sur Terre, cette exploration spatiale doit aussi se débarrasser de ses oripeaux néo-colonialistes. Christiane Taubira a rappelé le prix que la population guyanaise a payé lors de la construction du Centre Spatial Guyanais. Ce qui était un angle mort de l’épopée spatiale française et européenne sera (enfin) reconnu au sein d’un futur musée qui ouvrira bientôt dans la foulée du programme d’Ariane 6.

Au final, « Peut-on faire confiance au rêve spatial pour sauver la Terre ? » Cette vaste question reste ouverte… L’idéal serait de concevoir l’espace comme un bien commun et durable. Juste après ces considérations, les auteur(e)s ont pris la parole pour nous faire part des « feedbacks » qu’ils ont reçus suite au rêve éveillé qui a été le leur durant ce temps de résidence.

Intervention des auteur(e)s de la résidence. © Quentin Chevrier.

Slippery grounds

Le public a ensuite été invité à suivre Maya Minder. Avec théâtralité, la tête recouverte d’un casque avec une visière opaque comme ceux des ouvriers des hauts-fourneaux, l’artiste et performeuse culinaire, s’est dirigée vers des tables sur lesquelles se dressaient des paysages de nourriture aux formes et couleurs proches de décors d’aquarium.

Maya Minder, artiste et performeuse culinaire, conduisant l’audience vers le buffet. © Quentin Chevrier

Préparé en collaboration avec Lei Saïto, Romain Descombes et Fransisca Tan, ce buffet-performance était proposé et produit par ART2M et Makery dans le cadre du programme More-Than-Planet cofinancé par l’Union européenne. Intitulée « Slippery Grounds« , cette proposition artistique part du principe que « notre consommation alimentaire transforme notre existence terrestre, puisqu’en mangeant tous les jours, nous sculptons nos paysages, depuis le fond des océans jusqu’à l’espace ».

Au menu, cinq plateaux différents, dont les noms offrent une vue en coupe de notre planète. Et pour ouvrir le buffet, Maya Minder s’adressait à l’audience en démarrant également par une perspective fictionnelle :

« Je m’appelle Ye, je suis une taïkonaute de la mission spatiale chinoise et j’ai volé avec le vaisseau spatial habité Shenzhou-18 jusqu’à la station spatiale Tiangong hier, le 25 avril, en 2024.

Je suis la première Homo Photosyntheticus, génétiquement modifiée pour devenir la première humaine capable de photosynthèse. Pour voler vers Mars, je n’ai plus besoin de manger ou d’absorber de l’énergie extérieure par la nourriture. Je peux récupérer l’énergie du soleil. Mon homéostasie énergétique est maintenue par la seule énergie solaire. Je suis la première Homo Photosynteticus. Je suis devenue la première être humaine auto phototrophe. Je suis la première expérience réussie pour que l’humanité devienne multi-planétaire.

Je vous présente ce dîner comme un repas où l’on mange l’abondance de la planète Terre. Lithosphère, Hydrosphère, Biosphère, Stratosphère et Exosphère. Le point de vue antropocentrique du centre de l’Univers. Il y a une citation célèbre qui dit que le centre de l’Univers, c’est vous, parce que nous ne sommes capables d’imaginer l’Univers qu’à partir d’un seul point de vue. C’est le point de vue que je vous offre depuis l’espace, à travers les lunettes d’une macro-vision, du macro au micro. »

Maya Minder s’adressant à l’audience. © Quentin Chevrier

À dominante bleu-vert, « Hydrosphère » fait référence aux océans et se compose notamment de ceviche d’algues sur feuilles de chicorée, de salade de wakamé, de chou bleu, de kimchi, de spiruline et de sablés à la sarriette… En rapport avec les minéraux et la géologie, « Lithosphère » offre un « mezzé » de fromage de chèvre, de crumble de caroube, une montagne de riz brun aux flocons de nori, de carottes, de brioche au charbon végétal et de crackers complets…

En lien avec le vivant et la biodiversité, « Biosphère » est une farandole de champignons marinés, brocolis, choux-fleurs, chicorée de Catalogne, radicchio (trévise) et endives frisées… Placée sous le signe des nuages et de la météo, « Stratosphère » est un éventail sucré qui regorge de barbe à papa, de meringues, de crèmes citron, de bonbons japonais (kohakutou) et autres sucreries aux pousses de pin… Et pour figurer l’espace extra-atmosphérique, « Exosphère » mise sur du raisin vert, des pommes vertes et un assemblage de fruits exotiques…

Buffet-performance, « Slippery grounds », menu « Biosphère ». © Quentin Chevrier.

Lecture intimiste et discussion impromptue

Après cette expérience culinaire, très appréciée par l’assistance, place à des moments de lectures intimistes. En comité restreint, les écrivain(e)s ont rassemblé quelques auditeurs autour d’une table pour distiller des extraits de leurs récits. Un exercice enrichissant, tant pour les auteurs que pour les lecteurs.

Ces rencontres ont aussi permis de retrouver la communauté, ou du moins une petite partie de la cinquantaine d’experts qui a accompagné les écrivain(e)s durant leur résidence. Parmi les ingénieurs, sémiologues, prospectivistes, économistes, roboticiens, géographes, astrophysiciens qui ont été mobilisés figuraient Jean-Pierre Andrevon et Gérard Klein (figures tutélaires de la science-fiction française), Jean-Michel Truong (consultant, écrivain transhumaniste et posthumaniste), Jacques Arnould (chargé des questions éthiques au Centre National d’Études Spatiales), Frédéric Keck (philosophe et anthropologue).

Soirée Amazonies Spatiales. Séances de lecture. © Quentin Chevrier.

Ce moment d’échange informel a aussi été l’occasion de débattre de la portée de certains aspects de ce projet. Au-delà des récits, comment concevoir un futur désirable et réalisable demain, en 2075 ? Peut-on vraiment espérer que la création « de nouveaux paradigmes de science-fiction pourront, en se disséminant, inspirer la vision des décideurs et in fine permettre que l’espace soit réellement au service de l’ensemble de l’humanité »…?

Nous avons joué le jeu de la discussion impromptue avec deux experts, Loïc Besnier (prospective) et Isabelle Duvaux-Béchon (observation de la Terre, géographie et écologie). Nous les remercions encore d’avoir supporté nos questions, un peu décalées, sur un autre angle mort de l’épopée spatiale française : celui des scientifiques allemands récupérés par la mission Joliot-Curie pour le CNRS dès 1945.

Peu compatibles avec le « roman spatial national », nous avons en effet oublié, si ce n’est occulté, ces ingénieurs mis à contribution pour le développement des premières fusées françaises au LRBA (Laboratoire de Recherches Balistiques et Aérodynamiques), le « Pennemünde français » à Vernon dans l’Eure… Notamment Karl-Heinz Bringer qui a mis au point le moteur Viking qui équipera les premières versions d’Ariane.

Soirée Amazonies Spatiales. Rencontre avec les auteur(e)s. © Quentin Chevrier.

Mission spatiale

Cette soirée de clôture se tenait à l’étage où a lieu la nouvelle exposition permanente de la Cité des Sciences : Mission Spatiale. Un espace qui présente de nombreuses maquettes de base lunaire, des rovers et des sondes, un ancien prototype de combinaison spatiale, des tableaux historiques, des schémas et des mises en perspective, des dispositifs interactifs et des interviews vidéo… Tout, ou presque, ce qui a fait l’exploration spatiale d’hier et d’aujourd’hui et fera celle de demain.

On mesure la part importante que la robotique a prise par le passé et va continuer à prendre dans les futures missions spatiales. Ne serait-ce que pour des raisons de sécurité ou de temporalité pour les explorations lointaines et, de manière pragmatique, pour préparer le terrain (analyse de l’atmosphère, prélèvements de roche, mise en place de modules gonflables ou construction de structures grâce à l’impression 3D, etc.) avant l’arrivée des futurs « sélénites » d’origine terrienne…

Soirée Amazonies Spatiales. Cité des Sciences, exposition Mission Spatiale. © Quentin Chevrier.

En parcourant cette exposition, on prend conscience également de toute la complexité technique d’un vol spatial (choix de la propulsion, calcul des trajectoires, etc.). On se prend à rêver aussi face aux répliques du vaisseau Orion, qui doit prochainement transporter les astronautes vers la lune, et de l’I-HAB, l’un des modules d’habitat de la plateforme orbitale lunaire. Deux structures s’inscrivent dans le cadre du programme Artemis.

Au travers de cette soirée, l’anthologie Amazonies Spatiales a bénéficié d’un véritable « lancement ». Comme celui d’une fusée… Mais la clôture de cette résidence ne signifie pas pour autant la fin de la réflexion prospective initiée par Matrice. Au contraire. L’aventure se prolonge avec « Humanités Spatiales », un programme de recherche interdisciplinaire qui sera mené conjointement avec l’École des Hautes Études en Sciences Sociales.

Amazonies Spatiales, une anthologie réunie par Vicente Yáñez Pinzón (Bragelonne, avril 2024)
> https://www.bragelonne.fr/

Mission Spatiale, nouvelle exposition permanente, Cité des Sciences, Paris.
> https://www.cite-sciences.fr/

Amazonies Spatiales. Photo: © Quentin Chevrier.

Amazonies Spatiales : 2075, l’espace réinventé

Amazonies Spatiales
Laurent Diouf

Un demi-siècle, pas plus… C’est l’horizon temporel sur lequel se profilent les textes réunis dans Amazonies Spatiales. Cette anthologie publiée chez Bragelonne est le fruit d’une résidence d’écriture alliée à des réflexions scientifiques et citoyennes initiées par Matrice, un centre d’innovation technologique, artistique et sociale. Que pourrait être ce futur proche dans un monde blessé ? Comment rêver encore aux étoiles dans un tel contexte ? Quelles orientations technologiques pour poursuivre l’aventure ? C’est tout un faisceau de questionnements qui est aussi mené en partenariat avec l’Observatoire de Paris, l’EHESS et, bien sûr, l’ESA (l’Agence Spatiale Européenne). Lancement ce vendredi à la Cité des Sciences et de l’Industrie.

Les auteur(e)s d’Amazonies Spatiales lors de leur résidence à Kourou au Centre Spatial Guyanais en juin 2023. Photo: D.R.

Rêver peut-être…

Ce dialogue entre littérature et science a démarré en mars 2023. Il s’est déroulé en trois temps. Paris, tout d’abord. Toulouse, ensuite, cité de l’aéronautique et du spatial. Kourou, enfin, où se situe la base de lancement des fusées Ariane. Le postulat de ce projet part d’un constat assez simple : on reparle depuis peu d’une nouvelle épopée spatiale avec la Lune puis Mars en ligne de mire, mais le monde a changé. Profondément changé.

Nous ne sommes plus à l’ère du progrès triomphant qui a porté le programme Apollo. Le « new space » est aux mains du marché, annexé par les tycoons de l’économie 2.0 (Elon Musk avec Space X, Jeff Bezos avec Blue Origin, sans oublier les sociétés Virgin Galactic et Rocket Lab). Le souffle de la conquête spatiale ne transporte plus les foules ramenées à des préoccupations plus « terre-à-terre » (climat, guerre, pandémie…).

Comme le souligne Claudie Haigneré, première spationaute française, ancienne ministre et « pilote navigatrice » dans la préface de ce recueil de textes : « il est temps de renouveler l’imaginaire spatial hérité de la science-fiction des années 50 dont les récits pleins d’espoirs et de promesses se frottent à une réalité adverse et s’y sont usés ». Il faut à nouveau rêver l’avenir pour qu’il se produise.

C’est l’invitation qui a été faite à une quinzaine d’auteurs chargés d’écrire des « récits qui donnent envie d’agir pour construire un futur souhaitable, un futur qui fasse sens et qui soit actionnable ». Soutenus par une cinquante d’experts et scientifiques, ainsi qu’une communauté de passionnés réunie sur Discord, ils ouvrent un autre chapitre de l’histoire spatiale pour l’Europe et le monde en regardant vers 2075.

Claudie Haigneré à bord de l’ISS en 2001. Photo: D.R.

Cayenne c’est fini

Les intervenants viennent de la science-fiction (Sylvie Denis, Michael Roch, Saïd), mais certains ont un profil marqué aussi par le théâtre (Zacharie Lorent, Haïla Hessou), les sciences humaines (Fanny Parise), l’informatique (Mickaël Rémond), la prospective et le droit international (Sophia Guermi)… Des parcours qui multiplient les points de vue et impactent également le style, la narration, etc.

Pour certains participants, l’expérience du séjour dans cette résidence à Kourou, au Centre Spatial Guyanais (CSG), a été déterminante. Beaucoup y ont fait, manifestement pour la première fois, l’expérience d’un pays tropical avec d’autres codes, d’autres références, etc. En témoignent leurs impressions consignées dans Le journal des Amazonautes.

La Guyane a déjà par le passé imprégné la littérature avec Cendrars (Rhum), Albert Londres (Au Bagne), José Maria Ferreira de Castro (Forêt vierge)… Cette décentralisation et ce « décentrement » sont les maîtres-mots qui président au renouvellement de cet imaginaire du spatial comme le rappelle Claudia del Prado Sartorius, responsable du projet Amazonies Spatiales au sein de Matrice.

Le Centre spatial de Kourou émerge d’un désert « vert » qui contraste avec les autres bases de lancement situées dans des régions désertiques (le Kazakhstan pour la Russie) ou marécageuses (la Floride pour les États-Unis). Pour la France, la « relocalisation » des sites où mettre en œuvre des projets technologiques de souveraineté s’est imposée au sortir de la Guerre d’Algérie. Aux confins du Pacifique pour la bombe atomique. En lisière de l’Amazonie pour les fusées.

Dans son avant-propos Christiane Taubira, ancienne Garde des Sceaux originaire de Guyane dont elle fût aussi députée et « contrôleuse des ciels » de ces Amazonies Spatiales, rappelle que la construction du CSG ne s’est pas faite sans friction, spoliation et expulsion sur une terre qui porte encore les stigmates de l’esclavage et du marronnage. Son espérance ? Que ce projet d’écriture provoque « un déchoukage des narcissismes cosmogoniques et un décentrement des rites civilisationnels » !

Illustration du Livre Perdu. Cameron Brooks. Photo: D.R.

Le livre perdu

De fait, cette anthologie n’est pas seulement le prétexte à un voyage géographique, mais aussi à un voyage historique. Un voyage dans l’espace et le temps sous forme de jeu littéraire pour favoriser un « brainstorming fictionnel et conceptuel ». Avec comme point de départ un trou dans le catalogue du Rayon Fantastique, collection mythique de l’âge d’or de la Science-Fiction. Défaut ou erreur de numérotation ? Toujours est-il que le numéro 111 n’existe pas. Il aurait dû paraître en 1963, entre John W. Campbell et A.E. van Vogt…

Mais dans une « réalité parallèle », ainsi que nous l’explique Lancelot Hamelin chargé de la coordination artistique du projet, un exemplaire de ce livre perdu aurait été découvert quelque part en Afrique en 2020… Son contenu procède « d’une imagination et d’une virtuosité baroque, mêlant récits, poèmes, pièces de théâtre, citations, abécédaire de théories scientifiques encore inédites au moment de la publication du livre »…

Mieux encore, « chaque fragment décline les possibles de l’aventure spatiale telle qu’elle pourra être ou plutôt « sera », tant le texte s’impose comme vision incontestable de ce qui est en l’an 2075… Au réalisme des enjeux scientifiques et technologiques concernant l’aventure spatiale, et aux intuitions vertigineuses sur des découvertes à venir, s’ajoute au fait que la décision du gouvernement français d’établir une base spatiale en Guyane est datée d’avril 1964″. Soit un an après la parution de ce livre perdu…

Amazonies Spatiales est donc « livre reconstitué », une histoire du futur qui nous vient du passé. Pour complexifier encore un peu plus le socle de cet essai transfictionnel, des notes, brouillons et cahiers attribués à un mystérieux Vicente Yáñez Pinzón, pseudo emprunté à un navigateur espagnol contemporain de Christophe Colomb, viennent ajouter des éléments d’inspiration pour les auteurs. Ce « personnage » est d’ailleurs censé être à l’origine de cette anthologie décidément très atypique.

Fusée Ariane sur son pas de tir au Centre Spatiale Guyanais à Kourou.

La piste aux étoiles

Sur la base de ce scénario, chaque auteur s’est vu attribuer un script pour garantir une cohérence à l’ensemble de cette fiction spéculative. Au final, sous leur plume électronique, à quoi ressemble notre futur antérieur ? En 2075, le changement climatique a fait son œuvre.

« Les fusées ont déserté Kourou dès les premiers signes de montée des eaux. Les ports spatiaux se sont raréfiés au profit du continent africain ». Le Bénin, berceau du vaudou, le Kenya, le Burkina Faso, sans oublier l’Agence spatiale des EANU (États d’Afrique du Nord Unifiés) font de l’Afrique un acteur de premier plan pour l’épopée spatiale. Et l’animisme a fait des adeptes en dehors de ce continent…

À Kourou, « les antennes se sont tournées vers le sol, les grillages sont tombés, toutes les IA du centre ont été reprogrammées pour essayer de dialoguer avec les plantes et les animaux ». Du moins, ceux qui subsistent encore. Sur une terre survolée par des drones errants, les hologrammes ont remplacé bon nombre d’animaux « depuis que le programme Nature n’a trouvé que ce moyen pour pallier l’extinction de certaines espèces ».

« Sous l’impulsion des crises sociétales, écologiques et climatiques, l’humanité a pris un tournant radical : la décarbonation massive. Les villes, autrefois animées par le bruit des moteurs à combustion, sont désormais silencieuses, les rues se remplissent de véhicules électriques, les usines fonctionnent grâce à des énergies renouvelables et les ménages sont alimentés par des panneaux solaires et des éoliennes ».

Amazonies Spatiales

Premier contact

Dans ce monde d’après (ou d’avant…), le renouveau de la conquête spatiale passe de manière pragmatique par la conception radicalement différente des combinaisons des astronautes, par exemple. L’ingénierie génétique est une hypothèse pour adapter le corps humain aux contraintes exercées par ce milieu peu hospitalier…

On peut imaginer aussi que le biologique remplace le métallique. Un champignon pourrait ainsi recouvrir un vaisseau spatial de mousse pour le protéger des radiations solaires… À côté de ces bio-composants, des insectes ou des araignées pourraient aussi s’intégrer aux circuits des machines.

Cette symbiose pourrait aussi s’observer, ou plutôt s’éprouver, dans d’autres domaines. À Kourou, « le long tunnel, qui servait autrefois à canaliser l’explosion des décollages de fusée, vibre aujourd’hui au son d’une bio-deep lumineuse. Sur le dance floor, à trente-trois mètres sous terre, un DJ homme-feuille, magnifique Chewbacca végétal, fait tourbillonner du bout des doigts des criquets amazoniens, parakwas remixés et singes hurleurs pitchés, pour la plus grande joie des danseureuses »…

Pour l’exploration du lointain, certains réactivent des projets qui étaient restés à l’état de fiction, justement, faute de moyens pour les mettre en œuvre (ascenseur spatial, vaisseau intergénérationnel…). Mais la solution, c’est peut-être tout « simplement » d’imaginer des voyageurs immobiles. Les spationautes restant à terre, sur Terre, tandis que leurs « esprits, leurs sens et leur raison » vagabondent via des robots ultrasensibles et pilotés grâce à « une liaison directe, cerveau / machine ».

Mais aujourd’hui comme hier, la quête absolue de la conquête spatiale reste la découverte du vivant. Peut-être sur les lunes de Jupiter, qui sait… Plus loin, c’est l’intelligence qui peut se manifester. Se posera comme toujours la question de l’autre et du premier contact… Et de la forme de la communication que cela prendra : par le son, par des formules mathématiques ou par « contagion »… « Bonjour. Après avoir reçu votre Golden Voyager, envoyé en votre année 1977, nous nous sommes penchés vers vous »… On peut rêver. On doit rêver.

Amazonies Spatiales. Une anthologie réunie par Vicente Yáñez Pinzón (Bragelonne, avril 2024)

Lancement ce vendredi 26 avril à partir de 18h30 à la Cité des Sciences et de l’Industrie, en partenariat avec ART2M et Makery. Buffet-performance orchestré par Maya Minder à 20h30, Slippery Grounds, Gastronomie du Système Terre à l’heure du tournant écologique. Entrée libre, inscriptions recommandées.

En savoir plus sur https://amazonies-spatiales.fr/

Abécédaire d’auto-édition féministe : « nos livres sont nos armes »

Avec Abécédaire d’auto-édition féministe, Apolline et Clémentine Labrosse livrent un ouvrage généreux, honnête, pratique et politique.

Elsa Ferreira

Il en faut de la passion pour mener à bien la fabrication, l’édition et la publication d’un magazine féministe indépendant depuis plus de 5 ans. Beaucoup de connaissances aussi, accumulées au fil des numéros, des erreurs, « des errances ». C’est tout cela que Apolline et Clémentine Labrosse, fondatrices de Censored, prodiguent dans Abécédaire d’auto-édition féministe, parue aux éditions troubles, maison qu’elles ont également fondée.

Du A au Z, on découvre les considérations techniques et éthiques de l’accessibilité visuelle (avec la fonte inclusive OpenDyslexic par exemple ou les questions de lisibilité de l’écriture inclusive) et matérielle (fixer un prix permettant de rémunérer les contributeurs·rices tout en mettant en place des mécanismes pour permettre l’accès aux personnes précaires). Les questions pratiques et environnementales des couleurs, du grammage du papier ou des modalités d’envoi. Celles libératrices de l’expérimentation (« La lutte commence dans l’imaginaire », affichent les sœurs Labrosse pour slogan). Ou encore les réflexions éminemment politiques sur les archives (qui décide de ce qui mérite d’être gardé ?), les modes de diffusions (avec les libraires comme « antichambres des luttes ») et la force du collectif et de ses biais. Les autrices appuient leurs apprentissages sur pléthore de ressources qu’elles livrent ici : sites internet, livres, formations, auteurs·rices références, artistes, lieux et événements, logiciels, outils techniques… Un terreau riche pour quiconque voudrait tirer les fils.

Dans un exercice d’une honnêteté et d’une humilité rafraîchissantes, les sœurs Labrosse nous embarquent dans leur cheminement, leurs apprentissages, et livrent un « outil de démocratisation de [leurs] savoirs ». En rendant toujours hommage à celles et ceux qui ont défriché les sentiers avant elles, l’Abécédaire s’inscrit dans une tradition militante et offre une plongée dans la ferveur de l’édition DiY, sans fioritures ni nombrilisme. « Nos livres sont nos armes », écrivent les sœurs en préambule. Celui-ci est à mettre entre toutes les mains, que vous soyez prêt·es à vous lancer dans l’aventure du zine, ou pas (encore).

Le site du magazine Censored et le livre Abécédaire d’auto-édition féministe