Symposium More-Than-Planet à ISEA 2023 : Sur la même planète

A la délégation avec Anne-Marie Maes et Rob La Frenais comme modérateurs

L’édition « Ocean-Space-Ocean » de la série de colloques « More-Than-Planet » a réuni artistes et chercheurs pour questionner le rôle des océans dans les équilibres planétaires et les perspectives offertes par la biodiversité marine dans la transition écologique. L’événement a eu lieu les 16 et 17 mai 2023 à la Délégation Wallonie Bruxelles (Paris) dans le cadre d’ISEA 2023.

Rob La Frenais

« Les pouvoirs de transformation de la vie sociale humaine ont toujours dépendu de l’établissement de relations avec les potentialités inhumaines de notre planète. » (Clark and Szerszynski – Planetary Social Thought)

Le symposium More-Than-Planet de l’ISEA 2023 à la Délégation générale Wallonie-Bruxelles à Paris, bien qu’il s’agisse d’un événement partenaire de l’ISEA, a presque été une version miroir de l’évènement principal, et de nombreux délégués ont préféré s’échapper du Forum Des Images souterrain éclairé au néon dans les Halles, pour l’architecture classique de ce bâtiment de l’ambassade, afin d’entendre une gamme impressionnante d’orateurs sur la façon dont nous voyons notre planète en mutation. Le colloque s’est concentré sur les couches planétaires entre les océans et l’espace extra-atmosphérique en déclarant en introduction : « L’océan n’est pas une surface solide, plate et étendue où les supertankers se déplacent, brûlant du pétrole pour transporter du pétrole, de la nourriture ou des produits manufacturés ». Cependant, Gabriel Gee, du groupe TETI, a donné le coup d’envoi du symposium avec une image illustrant exactement cette situation, en citant le projet de Christoph Swarze de 2010 « Supercargo« , dans lequel le jeune artiste autrichien est apparemment la seule personne à bord d’un porte-conteneurs semi-automatisé, en direction de Shanghai, sur une « autoroute océanique ». Il n’est là, semble-t-il, qu’à des fins d’assurance et, comme le navire traverse le canal de Suez et se dirige vers la mer Rouge, il est également à l’abri d’une capture par des pirates, puisqu’il serait le seul otage et que la quasi-totalité des conteneurs sont vides. Il devient peu à peu fou, donne des noms à tous les conteneurs et finit par s’y installer avec son sac à dos, jusqu’à ce qu’il soit transporté hors du navire, à demi-conscient, par des travailleurs maritimes à Shanghai. Comme une récente interview de lui s’intitule « Faking The Truth », il pourrait s’agir d’une fiction, mais elle est très intelligemment construite. C’est une image puissante qui a ouvert le symposium et qui rappelle notre confusion quant à la planète sur laquelle nous nous trouvons. Comme le dit Gee, « la standardisation des conteneurs dans le transport maritime a induit une distanciation entre les sociétés mondialisées modernes et les mers ».

Gee a également présenté le travail d’un autre membre du groupe Teti, David Jacques, dont je connaissais le travail « Oil Is The Devil’s Excrement » (Le pétrole est l’excrément du diable). Le terme vient du fondateur de l’OPEP, l’homme politique vénézuélien Juan Pablo Pérez Alfonzo, qui a déclaré : « Dans dix ans, dans vingt ans, vous verrez, le pétrole nous mènera à la ruine. Le pétrole est l’excrément du diable ». L’artiste a ajouté : « La description du pétrole comme l’obscénité infernale du capitalisme « l’excrément du diable » a également permis à Alfonzo de remonter dans le temps, en invoquant les peuples précolombiens auxquels ce terme a été attribué pour la première fois. »

Gee a cité un certain nombre d’œuvres importantes, notamment celles de l’artiste singapourien et navigateur olympique Charles Lim, dont la série influente « Sea State » était une « enquête approfondie d’un artiste qui examine les deux systèmes créés par l’homme, ouvrant de nouvelles perspectives sur notre environnement quotidien, des paysages invisibles et des îles en voie de disparition aux frontières imaginaires d’une future masse continentale ». Au cours de la discussion qui a suivi, nous avons également évoqué le travail plus récent de Lim sur l’achat massif et le déplacement de sables par le gouvernement de Singapour pour créer de nouvelles terres. Il a également fait référence à l’œuvre marine fictive d’Ursula Biemann, « Acoustic Ocean », qui met en scène une biologiste-plongeuse sami (originaire du nord de la Scandinavie) qui déploie toutes sortes d’hydrophones, de micros paraboliques et de dispositifs d’enregistrement pour détecter dans l’espace sous-marin des formes d’expression acoustiques et biologiques, et « Subatlantic », qui juxtapose la science de la géologie et de la climatologie à l’histoire de l’humanité. Ces travaux sont cités dans son livre « Maritime Poetics », qui « s’intéresse aux pratiques artistiques contemporaines et à la poétique critique qui retracent une autre construction des imaginaires et des aspirations de nos sociétés actuelles au carrefour de la mer et de la terre – en tenant compte des passés complexes et des histoires interconnectées, des flux transnationaux, ainsi que des frontières matérielles et immatérielles ». Enfin, il a mentionné le travail collaboratif à distance, adapté en raison de la pandémie, « Ghost Ship », qui pose la question suivante : « Quelles formes les spectres émergeant du passé prennent-ils dans notre présent industrialisé ? »

Ghostship par TETI Group

Maya Minder, la première des « cyanobactériennes » (comme un membre du public les a appelées plus tard) nous a montré des images satellites d’algues vertes prises depuis l’espace. Elle a également souligné que les industries massives de la viande, l’élevage de vaches, de porcs et de poulets étaient des facteurs majeurs dans le changement climatique, ainsi que l’activité humaine. Elle a préféré les algues et d’autres sources d’alimentation marines et a évoqué son projet « Micul Micul », qui recueille les connaissances des Japonais. Elle a indiqué qu’en mangeant des algues pendant de nombreux siècles, les scientifiques pensent qu’un transfert latéral de gènes s’est produit dans le microbiome japonais, ce que l’on appelle l' »effet Sushi ». Plus radicalement, elle propose une « évolution alimentaire verte ouverte – diététique et une coévolution endosymbiotique pour devenir Homo Photosyntheticus ». En d’autres termes, elle suppose que la consommation d’algues et d’autres produits marins pourrait révolutionner le corps humain de manière à ce que les aliments puissent pénétrer par la peau grâce à la lumière du soleil, de la même manière que les plantes. En entendant cela, au cours de la discussion, je me suis souvenu du culte de « Breatharianism » dans lequel les membres essayaient littéralement de « vivre de l’air libre ». Un autre aspect intéressant de son exposé était le rôle de la spiruline, non seulement comme nourriture spatiale potentielle, mais aussi comme « nourriture nostalgique » envoyée dans l’ISS par JAXA, l’agence spatiale japonaise. Maya Minder et son équipe ont ensuite présenté « AQUATIC DEVOLUTIONS : Un dîner bioalimentaire en spéculations contrapuntiques », avec le groupe TETI et la composition sonore de Matthieu Philippe de l’Isle, à l’ambassade de Suisse, dans une performance culinaire ambitieuse et visuellement spectaculaire. Peut-être avons-nous tous pu évoluer un peu au cours du repas de ce soir-là.

Dîner performatif à l’ambassade de Suisse avec Maya Minder et des collaborateurs du groupe Teti

L’auteur Sébastien Dutreuil, directeur de recherche au CNRS de Marseille, est l’une des principales autorités mondiales sur la relation complexe entre la microbiologiste Lyn Margulis et le chimiste James Lovelock dans le développement de l’hypothèse Gaia. Il a retracé l’histoire de Gaia, depuis son rejet initial par des biologistes évolutionnistes tels que Richard Dawkins et son adoption par le mouvement néo-païen, jusqu’à la pensée plus évoluée de la science des systèmes terrestres, une combinaison de géologie, de chimie, de biologie et de physique qui est aujourd’hui essentielle à la compréhension du changement climatique ici sur terre, ce que le projet More-Than-Planet cherche à comprendre à un niveau culturel et pluridisciplinaire. Rejetant le célèbre dicton de Buckminster Fuller : « Nous ne serons pas en mesure d’exploiter notre vaisseau spatial Terre avec succès et pour longtemps si nous ne le considérons pas comme un vaisseau spatial à part entière… », Lovelock a écrit : « Gaia est un vaisseau spatial à part entière ». Et aussi : « (Gaia) est une alternative à cette vision pessimiste qui considère la nature comme une force primitive à soumettre et à conquérir. C’est aussi une alternative à cette image tout aussi déprimante de notre planète comme un vaisseau spatial dément, voyageant éternellement, sans conducteur et sans but, autour d’un cercle intérieur du soleil ». (Extrait de l’essai de Dutreuil sur l’hypothèse Gaia de Margulis et Lovelock : « Un nouveau regard sur la vie sur Terre ».

L’exposé de M. Dutreuil et la discussion qui a suivi se sont concentrés sur les opinions controversées de M. Lovelock sur tous les sujets, de l’énergie nucléaire à la géo-ingénierie, cette dernière étant en rapport avec le thème de la journée puisqu’il a été demandé si les algues géantes observées dans les océans d’aujourd’hui pouvaient être activées pour ingérer du carbone et ainsi réguler le changement climatique. En 2007, Lovelock a déclaré : « Si nous ne pouvons pas guérir la planète directement, nous pouvons peut-être l’aider à se guérir elle-même », proposant une série de conduites géantes dans l’océan qui fertiliseraient les algues. De nombreux scientifiques ont mis en garde contre la géo-ingénierie, l’un d’entre eux ayant lui-même publié un roman dystopique sur l’ensemencement des nuages, le professeur Bill McGuire avec « Skyseed (Hacking The Earth Might Be The Last thing We Do)« , et Lovelock lui-même plus tard s’est prononcé contre cette approche en 2009, écrivant dans The Guardian : « La géo-ingénierie implique que nous avons une planète malade qui a besoin d’un remède. Mais notre ignorance du système terrestre est grande ; nous n’en savons guère plus qu’un médecin du début du XIXe siècle sur le corps humain. La géo-ingénierie, c’est comme essayer de soigner une pneumonie en immergeant le patient dans un bain d’eau glacée ; la fièvre serait guérie, mais pas la maladie ». M. Dutreuil nous a présenté un contexte historique utile pour la compréhension des systèmes terrestres, en citant l’essor de la géophysique pendant la guerre froide et le développement ultérieur de la météorologie.

Toujours dans le domaine des algues, l’artiste et photographe Alice Pallot a décrit son projet « Algues Maudites« , à propos de la prolifération des algues vertes qui ont envahi la côte bretonne. Ce phénomène est le résultat d’un processus appelé eutrophisation, lié à une surabondance de matière organique, il conduit à l’asphyxie de l’environnement. La multiplication des algues vertes est induite par la présence excessive de nutriments chimiques (nitrates et phosphates) dans les eaux côtières. Cela résulte du rejet des eaux usées, des eaux de ruissellement agricole, des déchets industriels et des rejets massifs d’engrais azotés provenant de l’élevage et de l’agriculture intensive ». L’image photographique qu’elle a montrée d’un écologiste anonyme étudiant cette algue était troublante en ce qu’elle montrait une aliénation totale entre le scientifique et l’environnement en détresse. D’après l’essai de Constance Nyugen sur son travail, ses métaphores disent que « derrière le vert, il y a le noir », « les marées noires sont les nouvelles marées vertes… », la plage « stérile ». Alice Pallot glane des déchets, des algues récupérées sur les plages bretonnes pour les utiliser comme filtres photographiques. « Nous regardons alors la scène à travers le prisme de la pollution ». Elle a ensuite collaboré avec des scientifiques du CNRS de Toulouse pour créer un aquarium artificiel afin de reproduire ce phénomène.

L’apicultrice et artiste Anne-Marie Maes

J’ai découvert le travail d’Anne-Marie Maes et de son  » agence des abeilles  » dans l’exposition  » Beehave  » organisée par Martina Millà à la Fundació Joan Miró de Barcelone en 2018, qui portait entièrement sur… les abeilles. Elle a construit un impressionnant jardin sur un toit dans le centre de Bruxelles, où elle élève non seulement des abeilles, mais encourage également d’autres colonies d’insectes et la vie végétale : « Mon jardin sur le toit est mon laboratoire. C’est mon terrain d’entraînement pour développer ma créativité. » À More-Than-Planet, elle a présenté son Theatrum Algaerium, une performance de longue durée à grande échelle sur la plage d’Ostende, qui travaille avec les marées, les artistes collectant des échantillons d’algues dans des boîtes de Petri et les distribuant aux passants. « Tôt le matin et tard le soir, entre la marée basse et la marée haute, le Theatrum Algarium surgit de la mer. Des cadres métalliques retiennent les herbes flottantes. Les bocaux en verre se remplissent d’eau de mer, leurs formes rondes agissent comme une lentille et se concentrent sur la morphologie des algues flottantes ».

Le biologiste et artiste Hideo Iwasaki

Hideo Iwasaki est un chercheur biologiste à l’origine de la découverte de gènes d’horloge interne chez les cyanobactéries et de la reconstitution in vitro de leurs rythmes circadiens. Il est également le fondateur de l’espace art-science-bioesthétique Metaphorest. Son intervention a porté sur la manière dont ces horloges biologiques, tant chez l’homme que chez les cyanobactéries, intègrent les cycles de rotation de la terre dans les schémas de sommeil et le comportement des cellules. Un exemple intéressant de son travail art-science est le projet « aPrayer » : un service commémoratif pour les micro-organismes et les cellules et vies artificielles. Il a également décrit son projet « CyanoBonsai qui crée une architecture de bulles tridimensionnelles avec des cyanobactéries. Iwasaki est un très bon exemple de chercheur scientifique de haut niveau qui s’est également plongé dans le processus artistique.

L’artiste-plongeuse Anthea Oestreicher

Le premier jour a été conclu par Anthea Oestreicher, qui non seulement considère l’océan comme un sensorium, mais plonge directement dans le phytoplancton, à la fois avec un équipement de plongée conventionnel, mais aussi en utilisant les techniques de respiration en apnée utilisées par les communautés indigènes marines, ce que les plongeurs appellent apnoea diving, une technique ancienne qui remonte à des millénaires, comme la pratique les plongeurs de perles Ama du Japon ou les plongeurs d’éponges Haeneyo en Corée. En utilisant la plongée pour développer une relation sensible avec le phytoplancton qui respire, elle entend « aider à mieux comprendre et apprécier les complexités de l’écosystème océanique… et cultiver une appréciation plus profonde de leur rôle vital dans l’écosystème et de l’impact des activités humaines sur leur vie ».

Marko Peljhan avec la modératrice Pauline Briand

Marko Peljhan a ouvert la deuxième section du symposium en attirant notre attention sur ce qu’il a appelé le paysage de l’imagination et la manière dont il interagit avec les complexités sociales et biologiques des systèmes planétaires, à une époque où l’on stocke plus de données qu’à n’importe quel autre moment de l’histoire. Se référant à l’actualité (l’une des plus grandes attaques de missiles hypersoniques de Poutine contre Kiev venait d’avoir lieu au moment de notre rencontre), il nous a rappelé que nous vivions l’époque la plus dangereuse depuis la Seconde Guerre mondiale. Peljhan, dont le travail critique les systèmes extrêmement complexes de pouvoir politique, économique et militaire, avait correctement prédit l’avenir des armes hypersoniques dans son œuvre représentant la Slovénie à la Biennale de Venise 2019, « Here We Go Again…System 317… » En ce qui concerne nos relations avec notre planète, il nous a demandé de considérer que ce qu’il a appelé la « fin de partie cosmique » ne devrait pas être auto-infligée. Ce n’est peut-être pas une coïncidence, en ces temps difficiles, que Peljhan s’engage directement avec les forces du contrôle technologique, politique et militaire en tant que cofondateur et partenaire de la société slovène de drones C-Astral (dont la devise est Fly Further – See Better).

Table ronde avec Rob La Frenais

Elena Cirkovic de l’Institut Max Planck au Luxembourg, s’est concentrée sur les systèmes complexes Terre-Espace extra-atmosphérique, et les structures formelles du droit international, en comparant le droit de la mer, le futur traité des Nations unies sur la haute mer et le traité sur l’espace extra-atmosphérique. Le Traité sur la haute mer fournira pour la première fois dans l’histoire des règles juridiques pour la biodiversité et, comme le souligne Cirkovic, la première référence aux communautés indigènes et à leurs systèmes de connaissances. Mais elle souligne que les océans ne sont pas l’espace extra-atmosphérique et vice-versa. Le Traité sur l’espace extra-atmosphérique visait à garantir l’utilisation pacifique de l’espace extra-atmosphérique, mais il reposait sur l’hypothèse qu’il n’y avait « rien là-haut ». Si la vie existait sous quelque forme que ce soit, elle ne serait pas protégée par le traité sur l’espace extra-atmosphérique. En fait, jusqu’à l’entrée en vigueur du traité sur la haute mer, toutes les nations peuvent pêcher ou exploiter les eaux internationales comme elles l’entendent, à condition que les eaux internationales soient protégées d’une manière ou d’une autre. Il s’agit en fait d’une similitude avec le traité sur l’espace extra-atmosphérique, car si ce traité couvre théoriquement l’ensemble de l’espace extra-atmosphérique, chaque nation spatiale est en fait responsable de toute violation. Or, dans de nombreux cas, des nations comme la Chine ont techniquement violé le traité en créant délibérément des débris orbitaux tout en testant des armes spatiales, alors que les États-Unis ont une présence militaire active dans l’espace. Comme l’a souligné Marko Peljhan au cours de la discussion, « on peut toujours faire exploser un satellite en dépit du traité sur l’espace extra-atmosphérique ». En réponse à la question que j’ai posée à M. Circovic, l’invocation rétrospective du traité ne s’est jamais produite au cours de ses 55 années d’existence, à l’exception d’une question à moitié plaisante concernant une amende infligée à la NASA par le conseil du comté d’Esperance en Australie occidentale pour avoir « sali » le paysage après l’atterrissage brutal de Skylab avec des débris (j’ai vérifié). Sur la question des facteurs humains, Circovic a souligné que l’espace reste dangereux et que si les astronautes peuvent mourir, « l’exploration spatiale ne peut pas se faire dans votre cuisine ». Les accidents sont de la responsabilité du pays de lancement ou du pays dans lequel la société privée est basée.

Xavier Fourt de Bureau D’Etudes

Xavier Fourt de Bureau d’Etudes a parlé de la Planète Laboratoire, (le titre d’une publication fondée avec Ewen Chardronnet), planète devenue laboratoire selon eux après la première explosion nucléaire en 1945, après trois siècles de « planète comme usine ». Comme le coorganisateur Miha Turšič l’a mentionné dans l’introduction, il a fait référence aux couches planétaires, qu’il a appelées « empilement planétaire ». Il a parlé de la couche physique, de la couche biologique, de la couche psychique et de la couche spirituelle, en référence à Vladimir Vernadsky, qui a inventé le terme « noosphère ». Le projet Laboratory Planet, à la fois journal, exposition itinérante et producteur d’un « Atlas of Agendas » – un atlas politique, social et économique informant le public sur les structures de pouvoir sociopolitiques, utilise la « paranoïa comme méthode exploratoire » pour exposer « l’industrialisation et la massification du secret ». Se référant au « capitalisme extraterrestre », Laboratory Planet joue avec l’idée que le capitalisme a une origine extraterrestre, mais aussi avec la planète en tant que laboratoire en termes de boucles de rétroaction, de photosynthèse et de géo-ingénierie. Ils font référence au cosmisme russe dans son rêve initial d’envoyer les humains et les non-humains loin du berceau humain, mais concluent que depuis l’explosion de la bombe, « seuls les élus ont pu y accéder, laissant le bio-prolétariat post-nucléaire enfermé sur une Terre dévastée ».

John Palmesino de Territorial Agency

John Palmesino de Territorial Agency a complété l’image d’ouverture du Supercargo de Gabriel Gee en nous invitant à écouter la terre pendant quelques minutes, depuis le fond de l’océan, avec un échantillon de données audio hydroacoustiques provenant d’un système de détection de détonations nucléaires sous-marines, qui surveille les violations du traité d’interdiction des essais nucléaires, en vertu duquel les essais sous-marins sont interdits (selon Palmesino, la dernière violation de ce type remonte à trois ans). Le son était très émouvant, car il contenait des données acoustiques sur les navires, les baleines, les forages, l’activité sismique et bien d’autres sons humains et non humains. Les stations sous-marines, au nombre de 11 dans le monde, sont patiemment à l’écoute de toute anomalie qui indiquerait un essai nucléaire sous-marin dans ce cocktail de sons. Territorial Agency collabore avec TBA21-Academy dans le cadre du projet « Oceans In Transformation » afin d’enregistrer et d’utiliser ce type de données sur l’océan. L’océan est un sensorium : il enregistre les transformations de la Terre dans sa dynamique complexe et réinscrit ses propres cycles dans les formes de vie… L’océan se trouve dans une nouvelle phase de son histoire non linéaire, façonnée par l’intensification de l’impact des activités humaines sur le système terrestre – l’Anthropocène ». En associant des scientifiques, des artistes, des décideurs politiques et des défenseurs de l’environnement, ils considèrent le projet comme « une incitation à de nouveaux modes cognitifs de rencontre avec l’océan et une ligne vers des solutions réalisables ». Il a parlé de « renégocier l’horizon » des océans, étant donné que l’élévation du niveau des mers est presque invisible, et s’est demandé « comment commencer à sentir l’océan qui nous sent ? ».

Nicolas Maigret, de Disnovation, a fait écho à l’exposé de Maya Minder sur l’Homo PhotoSyntheticus en soulignant que la lumière du soleil était la principale source d’énergie pour la plupart des formes de vie sur terre et que, comme le souligne Vaclav Smil dans « How The World Really Works », l’énergie est la seule monnaie universelle. Maigret a proposé la création d’une « part solaire« , une monnaie comestible constituée d’une « unité d’échange spéculative basée sur la photosynthèse » qui nous permet de « prendre pleinement conscience de la dépendance humaine à l’égard des flux d’énergie perpétuels activés par le soleil sur Terre ». Elle serait basée sur la quantité moyenne de lumière solaire nécessaire pour un mètre carré de plantes sur terre et pourrait être échangée contre des biens ou des services. Il s’agirait d’un « prototype post-croissance » ayant la forme d’un biscuit.

Frederico Franciamore de Space4Good

La dernière présentation était une étude très complète des activités de Space4Good par Federico Franciamore, expert en télédétection. Space4Good utilise des données de télédétection provenant de nombreux satellites en orbite autour de la Terre. Bien que ses activités couvrent toutes sortes de secteurs environnementaux tels que le suivi des événements de déforestation, la surveillance de la biodiversité, la détection de la pêche illégale (particulièrement pertinente pour le projet « Oceans in Transformation » mentionné ci-dessus), le domaine le plus pertinent à l’heure actuelle est sans aucun doute celui de ses activités en faveur de la paix et de la justice. Ils déclarent : « La télédétection permet une surveillance non invasive et sûre des zones de conflit, ce qui permet à Space4Good d’obtenir des informations sur l’évaluation des dommages post-conflit, la détection et la classification des munitions non explosées (UXO), ainsi que l’identification des tombes clandestines. » J’ai demandé s’il y avait des zones sensibles pour lesquelles ils pourraient être empêchés d’obtenir des données. Il m’a répondu qu’étant donné qu’ils n’exploitaient pas eux-mêmes les satellites et qu’ils achetaient les données, le principal problème pourrait être celui des données commercialement sensibles qui entreraient en conflit avec les intérêts des sociétés de satellites elles-mêmes. Il a également souligné certaines utilisations inhabituelles de la télédétection de la Terre, par exemple pour déterminer quelles communautés rurales disposent du plus grand nombre de toilettes et quels sont les meilleurs endroits pour relâcher des tigres dans la nature (évidemment pas à proximité de communautés habitées). Pour More-Than-Planet, Space4Good organisera quatre ateliers où artistes et scientifiques pourront partager leurs connaissances et leur expérience dans le contexte du changement climatique et de l’observation de la Terre.

Le repas du dîner performatif

Dans la discussion finale, le fantôme de Bruno Latour, récemment décédé, était très présent, avec des termes tels que « causalité rétroactive ». De nombreux commentaires dans la discussion étaient en résonance avec ceux que j’ai entendus à l’état embryonnaire au cours de la dernière décennie lors du spectacle du symposium Monument à l’Anthropocène à Toulouse, organisé par Latour et Bronislaw Szerszynski. Cependant, ce latourisme a été remis en question par Marko Peljhan, citant les écrits de Zoe Todd sur l’échec du « Grand Latour » à reconnaître « les penseurs indigènes pour leurs millénaires d’engagement avec des environnements sensibles, avec des cosmologies qui enchevêtrent les gens dans des relations complexes entre eux et toutes les relations », dans ses arguments concernant Gaïa. Le nouveau féodalisme et la dissolution de la démocratie par « Elon Musk et sa petite cabale de personnages » ont également été discutés. Comme l’a souligné un délégué, Latour, lors d’un dialogue avec Hans Joachim Schellnhuber à HKW à Berlin, a déclaré qu’en France, « jeter des objets pointus dans le tissu social (pour résoudre la question du climat) s’appelle une guillotine ». Malgré ces réserves, Latour est important pour le débat principal avec sa description d’une « zone critique » – la fine couche dans laquelle nous pouvons vivre, dans une vision plus poreuse des liens entre la biosphère et l’orbite, la lune, l’énergie du soleil, qui influencent également la vie, et comme Ewen Chardronnet l’a mentionné, l’impact des humains sur l’espace extra-atmosphérique avec les débris orbitaux. Il y a également eu une discussion sur la noosphère de Vernaksky et des comparaisons avec l’hypothèse Gaia de Lovelock. Le mot de la fin pourrait peut-être venir de la conservatrice ukraino-russe Daria Parkhomenko, fondatrice et directrice de la fondation moscovite Laboratoria Art and Science Foundation, qui a été contrainte de fermer ses portes depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie (sur son site web, le seul mot « tragédie »), qui s’est exprimée depuis la salle : « Comment allons-nous aller plus loin ?

Toutes les photos sont de Quentin Chevrier

Le site web More-than-Planet

A Corfou, la science et l’intime pour explorer la reproduction artificielle

Au magasin de l'ADN, vendez vos gènes ! © Elsa Ferreira

Pendant 10 jours, une douzaine d’artistes se sont retrouvés pour explorer les technologies de reproduction. Une collision de pratiques, d’approches et de sensibilités pour explorer le sujet intime et politique de la reproduction artificielle. Reportage.

Elsa Ferreira

Le 5 juin, l’article a été modifié pour ajouter la déclaration suivante : Les opinions et les idées exprimées ici sont uniquement celles de chaque artiste et n’expriment pas les points de vue ou les opinions des autres artistes ou des organisateurs qui ont participé à cet événement.

L’annonce de l’événement est venue avec un trigger warning : « Nous parlons de psychologie et de chirurgie. Ces deux sujets peuvent être sensibles. (…) Nous voulons respecter les limites tout en permettant la libre expression. Cet équilibre n’est pas toujours facile à trouver, mais essayons. » Nous voilà prévenu. En trois camps, TTTlabs (pour Tabou-Transgressions-Transcendence) BioFeral.Beach Camps (BFBC) ambitionne d’explorer les avancées des technologies de reproduction à travers l’éducation informelle et les méthodes DIY.  Pour sa première édition, les organisateurs ont réuni douze artistes des arts numériques, bio-artistes et artistes performeurs, sur l’île grecque de Corfou. Au programme : discussion sur la collecte d’ovocytes et de spermatozoïdes, leur stockage cryogénique et la conception d’un appareil d’utérus artificiel spéculatif. « Le sous-texte de ce camp est de renaître soi-même, présente Adam Zaretsky, artiste, directeur artistique du camp et co-organisateur avec Dalila Honorato, directrice scientifique. Bien que ce soit un peu kitsch et sectaire à la façon des années 70, c’est aussi quelque chose dont les gens ont vraiment besoin et qu’ils ont trouvé ici. » L’outil principal de cette renaissance est la performance, « pour expérimenter la dramaturgie et comprendre ce que cela signifie de libérer son corps de ses habitudes », présente l’organisateur. 

Adam Zaretsky et Kalan Sherrard (la créature) dans une performance sur la plage. © Elsa Ferreira

Simuler le prélèvement d’ovocytes avec de l’alginate

Si la fécondation in vitro est désormais une technique éprouvée, elle n’en reste pas moins un processus médical qui peut être intrusif. La première étape est le prélèvement des ovocytes décrit Aisen Caro Chacin, device artist formée par Hiroo Iwata, titulaire d’un doctorat en informatique humaine et l’une des deux résident·es invité·es pour investiguer la fécondation in vitro sous ses facettes techniques et philosophiques. Basée au Texas, elle dirige au sein d’un hôpital universitaire un laboratoire de prototypage pour mettre au point des appareils destinés à aider les praticiens et les patients. « Le prélèvement d’ovules nécessite une intervention chirurgicale par aspiration. Les femmes reçoivent un traitement médicamenteux pour augmenter et faire mûrir artificiellement et simultanément de nombreux follicules et ovules, explique-t-elle. Normalement, les femmes n’ont qu’un seul follicule mature par cycle. Une fois que tous ces follicules ont mûri artificiellement, une sonde ultrasonique intra-vaginale munie d’une aiguille d’environ 10 cm est utilisée pour drainer chaque follicule. Le liquide est ensuite transmis à un embryologiste pour qu’il trouve l’ovule à l’intérieur du liquide. Parfois, ils y parviennent, parfois non ». Elle prévient que la procédure peut provoquer des effets secondaires chez la femme : « Parce que l’on pique et draine chaque follicule mature, il peut y avoir des hémorragies internes qui peuvent être très douloureuses et les femmes peuvent également développer un syndrome d’hyperstimulation ovarienne. »

Schéma de la procédure de prélèvement d’ovocytes :

Pour faciliter cette opération médicale, comme pour d’autres, Aisen Caro Chacin croit au rôle de la simulation. « Les hôpitaux d’enseignement médical ont vraiment besoin de simulation. Au Texas, elles peuvent être prises en compte dans les heures de formation. Auparavant, il fallait s’entraîner sur une vraie personne et réaliser les opérations en apprenant. Avec cette politique, nous avons plus de sécurité pour les patients. » La plupart de ces simulateurs sont néanmoins fabriqués par des entreprises et sont chers. Aisen Caro Chacin et son équipe de prototypage travaillent à en développer en interne. Elle donne l’exemple de la cholécystectomie, soit l’ablation de la vésicule biliaire. Le modèle utilisé pour s’entraîner coûte 200 dollars pour un usage unique – l’équipe de prototypage a mis au point une alternative 80% moins chère et en partie réutilisable. Dans le lab plus DiY et avec vue sur la mer du BFBC, à Corfou, elle met au point une technique pour simuler le processus de collecte d’ovocytes. En collaboration avec la bio-artiste Laura Rodriguez, elle simule l’ovocyte avec de « l’alginate, du calcium et la technique de gastronomie moléculaire de la sphérification. Nous drainons le gel de l’intérieur et le remplaçons par de l’eau pour qu’il reste toujours liquide et nous mettons à l’intérieur un petit morceau de pistil – l’ovocyte de la fleur ». Elle espère pouvoir publier cette simulation et donner une vie scientifique à cette création artistique.

Les sphères d’alginate de Laura Rodriguez. © Elsa Ferreira
Laura Rodriguez et Aisen Caro Chacin testent une simulation du prélèvement d’ovocytes et l’observent à l’ultrason. © Elsa Ferreira

Développer des narrations alternatives

Dans la nature printanière et exceptionnellement pluvieuse de Corfou, science et arts deviennent le support d’une approche critique des techniques reproductives. Ainsi Lindsey Walsh, second·e résident·e du programme de TTTLabs, explore les alternative aux narrations de reproduction, « en particulier les récits qui étudient les méthodologies et études queer », présente-t-iel. Dans son corpus, l’artiste, auteur·e et chercheur·euse travaille avec les matériaux vivants et explore les questions queer de santé et de justice reproductive. Iel visite aussi les récits de morts queer et les relations entre les différents organismes, humains et non humains, et la manière dont ils sont liés à la technologie. Ici, dans ce summer camp centré autour de la fertilisation, iel interroge le corps humain en dehors de sa fonction reproductive. « Je suis fascinée par le placenta en tant qu’interface. C’est un organe qui se créé temporairement pour faciliter les interactions entre deux entités parfois opposées : le fœtus et son porteur. Ce mécanisme de transmission pourrait s’appliquer à de nombreuses technologies biomédicales.» Lindsey Walsh a ainsi mené des recherches pour cultiver artificiellement un placenta et l’utiliser pour améliorer la santé. Une façon d’utiliser les technologies reproductives en dehors de la reproduction. 

Une approche adoptée également par Laura Rodriguez, artiste à l’intersection de la science, la technologie et du design. Intéressée par toutes les connections entre l’humain et le non-humain – « la reproduction en fait partie », souligne-t-elle – elle s’est récemment intéressée à l’appareil reproductif animal, en particulier celui de son chien, Volta, un chihuahua qui a fait une grossesse fantôme après sa stérilisation (à cause de leur petite taille, les chihuahuas ont des grossesses risquées et doivent accoucher par césarienne, nous explique Laura). Elle aussi s’intéresse aux fonctions non reproductives des organes reproducteurs. « Si on supprime la fonction de reproduction de l’organe, il se passe encore beaucoup de choses. Je m’intéresse aux réactions au niveau moléculaire et aux répercussions sur la société. »

 

 
 
 
 
 
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Qu’est-ce que la vie ? 

Pendant dix jours, on questionne la vie, la mort, et la porosité entre les deux. On s’interroge aussi sur les différentes formes de vie. Ainsi Lindsey Walsh évoque les organismes cellulaires : « Nous avons beaucoup parlé de la production d’ovules et de spermatozoïdes en vue de la naissance d’un bébé. Mais ce processus est également utilisé pour produire des cellules souches. Qu’est-ce que cela signifie pour ce que nous considérons comme la production de la vie ? Car il s’agit bien de vie, mais d’un type différent. »

Mary Maggic, artiste et chercheur·euse diplomé·e du MIT Media Lab connu·e pour son projet Open source Estrogen, un protocole DiY pour détecter et extraire des hormones, explore les sujets d’aliénation, de toxicité environnementale, de politique des genres et des corps, d’identité ou encore de xénoféminisme. Des enjeux de recherches qu’elle incarne dans son rapport au bioplastique – un atelier et une matière particulièrement apprécié ici à Corfou. « Je me suis penchée sur les déchets, les ordures et les détritus de l’industrie et du capitalisme, en particulier du capitalisme du désastre », explique l’artiste. Nombreux de ses workshops mettent en forme le « rapprochement avec l’étranger (alien, en anglais) pour créer une nouvelle intimité et histoire ». Pour iel, l’alien est « tout ce dont on essaie de se protéger, ce qui est différent, anormal, qui n’entre pas dans les catégories que l’humain a fabriquées. Nous ne nous rendons pas compte à quel point nous nous restreignons dans cette bulle de peur, bloqués dans ces définitions. » Pour iel, l’intimité et la filiation avec l’étranger – l’alien – est une façon de sortir de ces cadres et de se libérer.  

Mary Maggic durant son atelier bioplastique. © Elsa Ferreira
Déchets et bioplastique pour une esthétique d’apocalypse environnementale. © Elsa Ferreira

Kalan Sherrard, artiste performer et marionnettiste, invite aussi à questionner nos conceptions. Dans son portfolio, radical, anarchiste et provocateur, on trouve The Morphology of XOS, ouvrage mi-roman graphique mi-fanzine dans lequel un superhero trans-anarchiste, Jethr@ Rube, donne naissance à une planète démoniaque. L’artiste conserve aussi une banque de sperme DiY, raconte-t-iel, où les semences de chaque donneur se mêlent dans un seul bocal, et rêve de faire des marionnettes à partir de « petits tératomes, ces petites tumeurs avec des dents et des poils ». Pour iel, « la marionnette est d’une certaine façon en vie – c’est là où la vie commence. Je suis animiste et je ne crois pas aux « personnes en tant que personnes ». Nous payons les droits de l’homme par l’extinction des animaux et l’idée que l’homme [soit dominant] sur cette planète me semble stupide. C’est pour ça que je fais des marionnettes.» Dans le workshop qu’iel propose à Corfou, iel invite les participants à représenter des processus de fertilisation alien imaginés plus tôt. A partir de têtes de poupées, de pommes de terre, de peaux de bananes, de poupées désarticulées ou des boules à poils, les artistes donnent vie à des scènes qui n’existent pas. « Peux-tu imaginer ce que tu n’as jamais vu ? », interroge le·la marionnettiste. Pour iel, la brèche se niche dans l’erreur d’interprétation – une idée empruntée à Walter Benjamin. L’artiste demande alors aux spectateurs de raconter ces scénettes absurdes auxquelles ils viennent d’assister, en quête d’un accident heureux. Sortir du cadre et se libérer, encore.  

Kalan Sherrard donne les consignes pour son atelier marrionnettes. © Elsa Ferreira

Techno-fratrie et biopolitique

Il ne faudra pas oublier que la fertilisation, in vitro ou non, est aussi (et avant tout ?) une affaire d’intime. Stefanía Ólafsdóttir, artiste performer sous le nom de Organic Matter for the Moon, est arrivé·e d’Islande pour parfaire la pièce de fin d’année de son master d’art-performance. Dans une auto-fiction, iel fait intervenir ses cheminements personnels et les mémoires de sa famille – l’artiste est ce qu’iel appelle un « techno-baby » ou « techno-child » puisqu’iel est né·e par des technologies de reproduction artificielles et un donneur de sperme. Un point de départ intime pour discuter de « biopolitique, perspectives féministes, post-humaines et éco-sexuelles ». Iel rappelle ainsi que la première insémination impliquant un donneur officiellement enregistrée date de la fin du 19ème siècle. « La première fois que ça a été réalisé, le consentement de la femme était altéré. Le médecin homme, le père et les étudiants en médecine étaient présents tandis que la femme se faisait inséminer sans le savoir. Ce point de passage entre le miracle et la violence m’intéresse. » Iel évoque aussi les implications coloniales et nationalistes de ces échanges de semences : d’origine islandaise, son donneur est danois. Or, « l’Islande a longtemps été sous domination danoise », rappelle Stefanía. Désormais, l’Islande a ouvert sa propre banque de spermes et d’ovules, et « ne livre que les pays scandinaves », affirme-t-iel. « Il y a quelque chose dans la façon dont nous préservons l’ethnicité et les identités nationales à travers ces techno-reproductions. » Dans une « utopie queer », Stefanía Ólafsdóttir propose de faire des tests ADN pour retrouver sa « techno-fratrie ». Iel considère ces nouveaux liens familiaux – le docteur deviendrait alors sa « techno-maman » – qu’iel fait exister dans un espace liminal et paradoxal qui invite à une profonde introspection. « Y a-t-il un bien inhérent à la vie ? », interroge l’artiste.

Éthique du progrès

45 ans après la naissance du premier bébé-éprouvette au monde et près de cinq ans depuis que les premiers enfants génétiquement modifiés sont nés – illégalement – en Chine, l’humanité semble être à un point charnière. Une époque d’« évolution consciente », analyse Aisen Caro Chacin, à laquelle les citoyens doivent prendre part. « Nous sommes à la croisée des chemins. Je pense que nous verrons bientôt des groupes évoluer différemment, selon les technologies auxquelles les citoyens ont accès ou non. L’art peut provoquer des discussions et nous amener à créer de nouvelles possibilités et de nouvelles incarnations pour des réalités qui ne viennent pas d’une science centrée sur le progrès. »

Une vision techno-futuriste de l’humanité que Daisy Fairclough, « clown du chaos » et « bouffon » revendiquée qui prodigue également des « massages de fertilités », rejette viscéralement. « J’avais hâte de venir ici, découvrir ces travaux et apprendre avec un esprit ouvert et d’acceptation. Mais après quelques jours je me suis rappelée à moi-même, retrace-elle. Je suis profondément anti-capitaliste et c’est pourquoi je pense que la science, la technologie et la recherche ne seront jamais pour le bien des gens, mais pour celui des machines. » Pour elle, le problème est que les humains, en particulier occidentaux, « pensent qu’ils ont le droit » : celui d’influencer la nature, de la dominer et la contraindre. Si certains artistes présents revendiquent justement interroger les limites de la science par l’art, Daisy n’est pas convaincue. « Je ne crois pas que nous posons les bonnes questions. Si nous parlons de ces choses assez extravagantes [les discussions autour de la reproduction artificielle et des possibilités, parfois futuristes voire dystopiques, des technologies reproductrices comme par exemple l’édition génomique humaine, Ndlr], d’où cela vient-il ? Quelles sont les conséquences de tout ça ? Comment cela est-il lié à la façon dont les humains vivent aujourd’hui ? Est-ce que cela bénéficie à la conscience humaine ? Pourquoi voulons-nous échapper à nos flux naturels et aux cycles de nos existences ? Pourquoi voulons nous subvertir et jouer à Dieu ? Quelles sont les conséquences du progrès ? Pour moi, c’est ça qui importe. »

Daisy Fairclough, clown du chaos, danse. © Elsa Ferreira

Dans cette diversité d’opinions, d’approches et de pratiques, les artistes naviguent et explorent ce délicat art de la vie et du vivant. Des sujets « sensibles », nous avait-on prévenus, mais auxquels chacun apporte sa graine pour une « fertilisation des idées », évoquent les participants. « L’une des choses les plus intéressantes de ce lieu a été de comprendre la relation de chacun à la techno-reproduction et les raisons de cet intérêt, analyse Stefanía Ólafsdóttir. C’est rarement parce que c’est un concept intéressant – c’est un sujet très personnel. »

Découvrir l’intégralité des artistes ayant fait partie de cette édition, ainsi que les résidents

En savoir plus sur TTTlabs  

TTTlabs fait partie du projet coopératif Rewilding Cultures cofinancé par le programme Europe Creative de l’Union européenne.

 

Fabrikarium Tokyo, des prothèses tous azimuts au pays des washlets

« Eye Show » du DJ Kajiyama au Fabrikarium Tokyo 2023

Le fameux makeathon inclusif de My Human Kit pour fabriquer des solutions pratiques aux problèmes quotidiens des personnes en situation de handicap a eu lieu pour la première fois au Japon du 4 au 6 mai 2023, en partenariat avec le Fablab Shinagawa et sous l’égide du musée du futur Miraikan à Tokyo.

Cherise Fong

Au 7e étage du Miraikan, le musée national des sciences émergentes et de l’innovation, le petit auditorium noir bourgeonne de t-shirts turquoise au slogan incontournable imprimé au dos : FABRIKARIUM TYO 2023. Ils sont tous plantés face au grand écran quand la musique commence. Au début, c’est une douce percussion qui s’empare de la salle obscure. Puis un joueur de contrebasse se joint au live jam sur scène, pendant que derrière lui l’écran s’anime d’images psychédéliques. Peu à peu, les spectateurs lèvent les bras et les agitent en l’air, le rythme synchrone de leurs mouvements activant de petites lampes bleues suspendues au-dessus de leurs têtes.

À l’écran, un insert vidéo en direct capture l’ambiance sur scène, ainsi que le visage de l’artiste, qui orchestre en virtuose cet « Eye Show » extraordinaire. C’est DJ Kajiyama, atteint de dystrophie musculaire grave depuis son adolescence, mais qui depuis son fauteuil roulant a déjà l’habitude de piloter des dispositifs musicaux, des jeux vidéo et même des drones en utilisant son pouce gauche, ses deux grands orteils, ses joues et le mouvement de ses yeux. DJ Kajiyama est accompagné d’une équipe de vidéastes et de musiciens, d’ingénieurs du son et de l’image et de l’intelligence artificielle. Jonathan Ménir, président de My Human Kit, participe également au spectacle depuis son fauteuil électrique à l’aide de son Magic Joystick fabriqué en fablab. Il est une des 15 personnes venues de France jusqu’au Japon pour participer au premier Fabrikarium franco-japonais.

Au bout de trois jours intensifs de collaboration bilingue, nombre d’essais et de prototypes, Eye Show est la pièce de résistance orchestrale de la présentation publique qui conclut en fête ce Fabrikarium Tokyo 2023. Parmi les autres objets prototypés au cours du makeathon inclusif : des prothèses de main équipées d’outils culinaires, un embout de canne en forme de cerisier en fleur, un modèle détaillé d’un réacteur de fusée imprimé en 3D destiné à l’appréciation tactile par les malvoyants, et un kit portable pour transformer n’importe quel cuvette de WC à abattant en washlet bidet à l’appui d’un bouton.

Depuis le lancement du concept par My Human Kit, association créée initialement pour accompagner le projet de prothèse myoéléctrique d’avant-bras de Nicolas Huchet à Rennes, le Fabrikarium reste fidèle à ses origines : un atelier de fabrication numérique inclusif et open source qui réunit des équipes formées d’une dizaine d’individus (ingénieurs, designers, programmeurs, ergothérapeutes, aide-soignants…) pendant quelques jours intenses et conviviaux autour des besoins particuliers de personnes en situation de handicap qui, chacune, porte son projet. Ainsi, les porteurs de projet sont aussi appelés « Need Knowers », puisque ce sont eux qui savent le mieux ce dont ils ont besoin.

Le premier Fabrikarium franco-japonais

Après un premier Fabrikarium hors-Hexagone co-organisé avec Maker’s Asylum en Inde en 2018, le Fabrikarium Tokyo 2023 est la première collaboration franco-japonaise de My Human Kit, co-organisé avec le Fablab Shinagawa. Le succès de l’initiative est aussi en grande partie grâce à l’énergie charismatique de Sonoko Hayashi, ergothérapeute depuis 20 ans et directrice du Fablab Shinagawa ainsi que du ICT Rehabilitation Research Group, connue entre autres pour ses adaptations multicolores imprimées en 3D pour faciliter la motricité et la manipulation d’outils.

Des projets du Fabrikarium Tokyo 2023 documentés sur fabble.cc

Sa vision de la rééducation par les fablabs rejoint celle de Nicolas « Bionico » Huchet, qui persiste dans sa mission de créer et maintenir une communication dynamique entre les personnes en situation de handicap et les personnes en situation de leur proposer des solutions.

« J’ai plein d’idées de possibilités d’invention que je n’avais pas avant, quand je n’avais pas conscience de tout ce qu’on pouvait faire avec mon handicap, avec une main en moins, dit-il. Les porteurs de projets n’ont pas encore forcément imaginé que par exemple on peut manger debout en ayant qu’une seule main. Parce qu’on peut être debout et tenir le bol avec l’adaptation qui a été fabriquée et manger avec la main valide. (…) La technologie n’est pas suffisante. Il ne suffit pas d’avoir une solution et de la donner, on a besoin que la personne en face soit réceptive et qu’on se comprenne. »

Gadget Tools : des outils à portée de prothèse

En développant le Bionicohand de Nicolas Huchet, toujours en cours d’amélioration et de raffinement, deux nouveaux projets japonais du Fabrikarium Tokyo avaient pour but d’équiper leur porteur d’adaptations culinaires à bout de bras.

« Ken-chan » Ono de Fukushima, amputé de l’avant-bras gauche suite à un accident du travail il y a plusieurs années, rêve de reprendre sa vocation de 30 ans dans l’industrie culinaire, et même d’ouvrir son propre restaurant, si seulement il pouvait encore cuisiner comme un pro. Son équipe a fabriqué une adaptation pour le Bionicohand lui permettant de tenir fermement une grande poêle de 28 cm, avec laquelle Ken-chan s’est réjoui de cuire une omelette. S’il souhaite davantage de stabilité au niveau de la prothèse, il apprécie le fait de pouvoir adjuster l’angle sur trois axes et reste enthousiaste quant à son amélioration prochaine.

Kouta Kawabe, 19 ans, né sans main gauche, a pu couper lui-même sa viande pour la première fois à l’aide d’une adaptation en forme de couteau. Le rire spontané qui a suivi sa première bouchée en dit long sur sa joie de découvrir l’autonomie gastronome avec sa nouvelle prothèse fabriquée sur mesure. « Il y a tellement de choses qu’on peut manger avec une fourchette et un couteau, dit-il à la présentation, maintenant j’ai envie de manger du steak, des pancakes… »

Nicolas Huchet insiste sur l’engagement actif de potentiels porteurs de projets : « Je voudrais que les personnes amputées de la main qui ont très peu d’activité dû à leur limitation aient connaissance de ces alternatives qu’on est en train d’inventer et qu’elles s’impliquent de plus en plus dans la co-création de leurs solutions, [car] c’est elles avec leur handicap qui vont faire avancer ces choses. »

Leg It Go : des embouts de canne tout-terrain

Lisa Fujita, une étudiante japonaise en beaux-arts à Nantes, souffre d’un syndrome pseudo-poliomyélitique depuis l’âge de quatre ans, ce qui lui a rendu les jambes invalides. À présent elle peut marcher à l’aide d’une orthèse et d’une canne, mais souvent la canne glisse sur les surfaces mouillées et elle trébuche facilement en traversant des surfaces inégales. En plus d’un trépied pour poser sa canne et une bretelle pour porter ses béquilles, son équipe a fabriqué deux embouts de canne adaptés au sable et aux surfaces glissantes. Et comme Lisa aime beaucoup se promener sous les cerisiers en fleur, le design des embouts intègre des formes de sakura pour une personnalisation sans pair et la confiance retrouvée en route.

Mirai Can See : « It’s not rocket science »

Kazunori Minatani est né avec une déficience visuelle, mais depuis une douzaine d’années il mène sa recherche sur diverses technologies tactiles et haptiques, souvent à l’aide d’imprimantes 3D, pour assister les personnes malvoyantes à mieux appréhender leur environnement. Lors du Fabrikarium au Miraikan de Tokyo, il voulait rendre les expositions scientifiques du musée plus accessibles aux personnes malvoyantes. Premier prototype : un modèle très détaillé d’un réacteur de fusée imprimé en 3D, à manipuler à volonté par tous ses doigts.

Modèle d’un réacteur de fusée imprimé en 3D (Photo : MyHumanKit)

Notaboo : Jérôme au pays des toilettes douches

Jérôme Jankowiak, 40 ans, est né avec une déficience de la motricité fine, d’où son manque d’autonomie dans beaucoup d’aspects de la vie quotidienne. Mais là où il s’est décidé de prendre ses besoins en main, c’est aux toilettes: « Quand vous avez un handicap comme le mien, que vous ne pouvez pas vous essuyer les fesses tout seul, tout ce qui touche à la pureté, se laver, ça touche à la confiance en soi. Je veux préserver mon intimité sans avoir à faire appel à un autre. Parce qu’il s’agit de tous les jours, vous pouvez avoir moins confiance en vous parce que vous savez que vous n’êtes pas autonome. »

Jérôme a la chance d’avoir une toilette « japonaise » équipée un jet d’eau chez lui à Lille, mais comme ces washlets coûteux ne sont pas la norme en France ni dans la plupart du monde, il cherche depuis longtemps à développer une solution portable. « Cela fait dix ans qu’on est dans les toilettes, rigole Mireille, la mère de Jérôme. Enfin, cela fait dix ans qu’on cherche une solution pour Jérôme, donc on est parti de très loin, avec les petites piles qu’on met dans les réveils, une pompe d’aquarium et un support de buse en fer. C’était très rustique. »

S’il existe déjà dans le commerce au Japon certains appareils à jet d’eau portables, leur manipulation peu ergonome est difficilement accessible aux personnes ayant une déficience de la motricité fine. Depuis environ un an, Jérôme et Mireille collaborent avec le fabmanager du Humanlab Yohann Véron et toute une équipe de bénévoles autour de My Human Kit à Rennes sur un dispositif qui consiste notamment d’une pièce qu’on place sous l’abattant du WC et dont le jet d’eau est actionnable par un seul gros bouton « télécommande ». Le tout rentre dans un boitier compact à emmener avec soi aux toilettes.

Jérôme Jankowiak appuie sur le bouton rouge pour préparer le dispositif… 
… puis sur le gros bouton « télécommande » qui actionne le jet d’eau.

Et comme le premier pas pour trouver une solution, c’est de pouvoir parler ouvertement du problème, l’association de Jérôme ne se laisse pas limiter par la barrière de la pudeur, à commencer par son nom : Notaboo Solutions.

Au Japon, Jérôme retrouve un paradis de washlets aussi bien privés que publics. Le Miraikan de Tokyo avait même commissionné une exposition dédiée aux toilettes en 2014. C’est une belle opportunité pour les membres français de l’équipe de s’inspirer des multiples formes et fonctions des WC, ainsi que pour tout le monde de considérer le formidable impact social (et hygiénique) de ces « shower toilets » quasi omniprésentes au Japon depuis plusieurs décennies.

Le #fabrikariumtokyo2023 c'est déjà fini 😭 Nous avons vécu trois jours forts en émotions. Nous repartons en France riches de nouvelles idées, de nouvelles façons de faire et de nouvelles amitiés 🤗 ありがとうございます Arigato gozaimasu 🙏 Au plaisir de se revoir bientôt 🌸 pic.twitter.com/ouU5h8dioT

— My Human Kit (@MyHumanKit) May 7, 2023

Au bout de ces trois jours passés à discuter et à fabriquer ensemble au Miraikan, Nicolas Huchet espère voir se poursuivre « cette dynamique qui a été mise en place par le Fabrikarium Tokyo : les rencontres, la découverte de makers et de fablabs et du DIY [par les porteurs de projets actuels et potentiels] ». Sans oublier de rigoureusement tout documenter en ligne : « Le but c’est de partager, de modifier et de repartager pour le bien commun de l’humanité. »

Cette forme d’empowerment par la « prise en main » individuelle de sa prothèse ou de sa pathologie à l’aide des technologies open source rappelle le Open Artificial Pancreas System et autres patient-led projects, ou même le « guitariste manchot » Teruhiko, un guitariste japonais atteint de congestion cérébrale au pic de sa carrière, qui s’est retrouvé subitement paralysé de la moitié droite de son corps, et qui, suite à cinq ans de rééducation, s’est réinventé sur scène en jouant de la guitare avec sa main gauche et des pédales.

Car le Fabrikarium, c’est aussi l’occasion pour nous tous de faire évoluer les perceptions du handicap, au-delà des barrières, aux yeux du grand public, en faveur d’une situation catalytique pour inventer ensemble de nouvelles solutions : ouvertes, adaptables, autonomes.

Le site du Fabrikarium Tokyo 2023

Lire aussi le reportage de Makery sur le STEAM Fabrikarium à Mumbai en 2018

Fungi Cosmology – Chapitre 1 : L’expérience amazonienne. Un espace d’imagination de l’inconnu

Credit: Maya Minder

Fungi Cosmology Brazil est une initiative de diffusion art & science dans le domaine de la recherche sur les champignons. Le programme a été créé par CAB Patagonia et LabVerde à la suite d’une invitation de Pro Helvetia à encourager un dialogue international entre les institutions sud-américaines en 2020, en collaborant avec des artistes et des scientifiques du Brésil, de la Suisse et du Chili. Mélangeant les disciplines des arts visuels, de la mycologie, de l’anthropologie et de la linguistique, la transdisciplinarité est l’objectif principal et le point de départ de cet échange de trois ans. Récit du premier séjour en Amazonie en mars dernier.

Maya Minder & Juli Simon

Nous sommes coincés avec le fait de vivre en dépit de la ruine économique et écologique. Ni les récits de progrès, ni les récits de ruine ne nous disent comment penser la survie collective. Il est temps de s’intéresser à la cueillette des champignons. »  – Anna L. Tsing

“Chaque année, on recommence à se demander lequel des fleuves de la planète Terre est le plus long. Le Nil et l’Amazone se font concurrence en changeant continuellement leur longueur d’environ 10 à 40 km par saison ou par an. Il est indéniable que l’Amazone transporte 10 000 fois plus d’eau que le Nil.”  – Rafael Estrela

Crédit : Maya Minder
Crédit : Juli Simon

Depuis la distribution par Netflix du film documentaire de Louie Schwartzberg Fantastic Fungi, les gens sont de plus en plus sensibilisés aux champignons – non pas pour leurs substances actives psychédéliques ou en tant que condiments, mais pour leur rôle écologique important en tant que symbiotes des arbres et autres plantes, régénérateurs de terres dévastées ou symboles de vastes réseaux, incarnant théories du rhizome de Guattari/Deleuze. Les champignons ont longtemps été sous-estimés en taxonomie, car ce n’est qu’en 1969 qu’ils sont devenus un règne distinct aux côtés des plantes, des animaux, des bactéries et des protistes. À ce jour, seules quelque 148 000 espèces de champignons ont été identifiées, sur un total estimé à 3,8 millions d’espèces.

Le projet artistique et scientifique Fungi Cosmology a été lancé en 2021 par Lilian Fraiji, curateur du Labverde à Manaus, au Brésil, et Maria Luisa Murillo, curatrice du CAB en Patagonie, au Chili. Elle est le fruit d’une réflexion approfondie sur le potentiel de la collaboration transdisciplinaire basée sur les solides piliers de la recherche sud-américaine en mycologie et sur la confiance dans les réseaux existants entre l’INPA et l’UFAM du Brésil et la Société chilienne de mycologie. Il s’agissait également d’une réflexion critique sur la prédominance de la science occidentale et sur la manière dont la connaissance est principalement produite dans des structures hiérarchiques rigides du haut vers le bas au sein du monde universitaire. Grâce à leur initiative commune, Pro Helvetia les a mis en contact avec Irène Hedinger, directrice de Artists-in-Labs, ZhdK, un programme de recherche artistique et de résidences à long terme sur l’art et la science, et Margaux Schwab, conservatrice de Food Culture Days, une plateforme de partage de connaissances et de savoir-faire sur la souveraineté alimentaire, l’art et les processus et pratiques communautaires.

Credit: Maya Minder

L’objectif de ce programme de résidence était de réaliser trois sorties sur le terrain : deux en Amérique du Sud, au milieu de l’Amazonie au Brésil, et une au sud de la Patagonie au Chili. Une troisième initiative et une résidence finale auront lieu en Suisse en 2024. Cette collaboration s’appuie sur la recherche, la documentation, la création, l’imagination et des approches attentives selon un processus qui fait résultat.

Pour ce premier voyage à Manaus et São Paulo, une équipe composée d’une quinzaine d’artistes, de scientifiques, de curateurs, d’un guide touristique et de tout l’équipage d’un bateau a remonté le Rio Negro pour visiter divers sites d’intérêt. Nous avons visité des forêts flottantes, observé différents écosystèmes de l’Amazonie, comme les forêts de sable blanc, cherché des champignons comestibles dans la jungle, appris à connaître les saisons et les paysages changeants, et enfin rencontré des populations indigènes.

Le voyage sur un bateau de croisière fluviale dans les profondeurs de la jungle amazonienne a rappelé les paysages sauvages du film de Werner Herzog Fitzcarraldo. Enfin, après trois jours, nous sommes arrivés au Museu na Floresta (Musée de la forêt), une initiative multilatérale visant à sensibiliser à l’écologie de l’Amazonie. Le Museu na Floresta est situé dans la rivière Cuieiras, un affluent du Rio Negro et une zone protégée administrée par l’INPA. Le musée se trouve au milieu de nulle part, entouré d’une rivière, d’une jungle, de grenouilles, de champignons et de serpents, tous appauvris par la civilisation humaine. Accompagnés de mycologues, d’ethnographes et de linguistes de l’Institut national de recherche amazonienne (INPA) et de l’Université fédérale d’Amazonas (UFAM), nous avons passé plusieurs jours et plusieurs nuits sur place, dormant dans des hamacs et effectuant des excursions dans la jungle.

Crédit : Maya Minder
Crédit : Juli Simon

Plutôt que de se concentrer sur un seul objectif de recherche scientifique, un volet supplémentaire d’études ethnographiques et linguistiques a permis de mieux comprendre les pratiques et les systèmes de croyance des populations indigènes, qui se considèrent encore aujourd’hui comme les protecteurs de la forêt amazonienne. Étant donné que les méthodes scientifiques occidentales ont exploité les populations et extrait les ressources au cours des siècles d’histoire de l’Amérique du Sud et qu’elles ont opprimé les populations indigènes tout en causant des problèmes écologiques, il est plus que temps de donner une voix à ceux qui sont réprimés et non entendus. Un rassemblement communautaire avec les populations indigènes a été organisé pour célébrer mutuellement et partager la nourriture et les histoires. Le groupe a été accueilli par une riche table de la culture alimentaire indigène et a partagé un repas avec des champignons girolles ramassés dans les champs et préparés par l’équipe.

Crédit : Juli Simon

Avant notre départ, Labverde et Swissnex ont organisé des introductions et des présentations. Le professeur Charles R. Clement a fait une présentation intitulée « La domestication de l’Amazonie » sur la modification des paysages et l’histoire de la colonisation humaine en Amazonie. Au lieu de se référer à l’histoire de la colonisation espagnole et portugaise, il a décrit l’occupation de l’Amazonie depuis l’Antiquité, avec une multitude de personnes habitant la forêt et utilisant les avantages de ses voies d’eau pour le transport et la migration. Les chercheurs ont découvert qu’en analysant le sol pour révéler la « terra preta », les archéologues pouvaient examiner les traces de l’existence et de l’installation de l’homme. L’emblème de la structure de la niche et les décharges créées par les « déchets » humains, tels que le compost ou les céramiques, créent un sol sombre brûlé dans la terre qui constitue un point de repère traçable. Les peuples indigènes ont pratiqué l’horticulture et créé l’agroforesterie, ils ont emporté de la terre avec eux pour peupler de nouveaux territoires, symboliquement comme un rituel, mais aussi pour modifier concrètement l’holobiome du sol. En conclusion, on estime que les populations indigènes ont peuplé l’Amazonie entre 5 et 12 000 ans avant l’arrivée des Européens, avant d’assister à un effondrement démographique dû à l’importation de maladies et à l’esclavage. Tenue par la mycologue en Phd Tiara Crabal, je considère qu’il s’agit d’une approche de la manière dont la science combinée à l’anthropologie peut donner des résultats prometteurs en incluant des études linguistiques et comparatives dans la recherche sur le terrain. Différentes recherches utilisant ces méthodes ont été précédemment appliquées pour montrer le lien entre l’activité humaine indigène et la biodiversité fongique.

Crédit : Juli Simon

La mycologue Noemia Kazue Ishikawa a montré comment améliorer la connaissance des champignons en intégrant le savoir du peuple Yanomami dans la recherche scientifique sur la mycologie. Ishikawa a écrit de nombreux articles sur les nouveaux champignons découverts, avec ses étudiants, dont certains ont également participé au projet Fungi Cosmology, ainsi qu’avec un spécialiste qui a suivi l’expédition. Ishikawa a utilisé la métaphore du vaisseau de la connaissance, le comparant à l’espace imaginaire de l’inconnu créé en se rencontrant et en réfléchissant ensemble à mi-chemin entre la science et la sagesse indigène – un échange mutuel afin d’examiner comment la science moderne pourrait être pensée et apprise d’une manière plus humaniste et holistique.

Crédit : Juli Simon

Parmi les mycologues de l’équipe, il y a eu une forte collaboration entre la scientifique chilienne Patricia Silva-Flores, qui fait également partie de la Société Micofilos du Chili, Juli Simon Cardoso, diplômée de l’INPA, qui a déjà participé à la découverte de l’espèce brésilienne des champignons bioluminescents avec Noemia Ishikawa en 2020, et la scientifique suisse Dr. Martina Peter de l’Institut fédéral de recherches sur la forêt, la neige et le paysage (WSL). Cette collaboration multilatérale semble également s’être terminée dans l’amitié, avec de nombreuses nouvelles idées et découvertes.

Le livre d’Anna L. Tsing, The Mushroom at the End of the World (Le champignon de la fin du monde – NDT), ainsi que Of Possible Life in Late Capitalism, qui a été traduit en portugais par l’artiste participant Jorge Menna Barreto, ont fait l’objet de nombreuses discussions. Le livre d’Anna L. Tsing est un texte clé dans la recherche menée à Fungi Cosmology. Ce livre a rendu célèbres les approches féministes queer de l’histoire des marchandises, éloignant les points de vue de l’anthropocentrisme au profit d’une compréhension du monde plus qu’humain et orientée vers l’objet, et de la manière de créer une grande narration contemporaine. Son livre a pour héros principal le champignon Matsutake, un mets délicat au Japon qui atteint des prix faramineux sur les marchés de gros japonais, et qui sert de symbole à la culture profondément enracinée du don au Japon. Son livre raconte les histoires entremêlées d’une marchandise qui passe des mains souillées des migrants pour devenir un cadeau de luxe pour les classes supérieures de la société, en décrivant les chemins et les obstacles au sein du système capitaliste dans lequel nous vivons actuellement. Le point de vue d’Anna L. Tsing sur comment narrer l’histoire en prenant les champignons comme cœur du récit offre une vision plus enchevêtrée, les points de vue féministes queer englobent une approche audacieuse qui ose inclure les facettes submergées et souterraines de la vie pour dévoiler ce qui est préliminaire à l’existence de nos mondes.

L’auteur et philosophe Walter Benjamin a décrit le travail de traduction dans son livre de 1923 The Task of the Translator, où il avance que la traduction est un acte porteur de poésie. Afin de créer une compréhension à partir du sens, il faut révéler des associations et des faits qui dormaient auparavant dans le texte lui-même, et qui ne peuvent être découverts que par le travail de traduction lui-même. La cosmologie fongique, dont l’objectif ambitieux est de favoriser la recherche transdisciplinaire, pourrait également contribuer à créer de nouvelles significations potentielles.

La première résidence a finalement culminé à São Paulo avec un dîner accueilli et organisé par Swissnex Brésil pour les personnes et les artistes concernés. Nous prévoyons le deuxième voyage d’étude au printemps 2024 en Patagonie, au Chili, dans le cadre de la résidence CAB, afin de poursuivre ce projet passionnant.

Crédit : Juli Simon

En savoir plus sur Fungi Cosmology

Ultra : design libre et pensée archipélique en Bretagne

Depuis 12 ans, Ultra défend un design libre et inclusif pour favoriser l’autonomie du plus grand nombre. Une philosophie que l’association insufflera aussi à Artlabo Retreat, événement d’une semaine sur l’île de Batz, co-organisé du 5 au 11 juin 2023 avec Makery dans le cadre du programme Rewilding Cultures.

Elsa Ferreira

Depuis 2011, Ultra promeut le design libre sur le territoire breton. « Nous avons fondé l’association en se replongeant dans le travail du designer Enzo Mari », retrace Claire Laporte, cofondatrice et directrice artistique de l’association. Avec son projet Autoprogettazione, le designer, architecte et illustrateur italien offrait dès 1974 une intention forte et engagée sur le partage des objets et sur la signification politique de construire soi-même. Dans la galerie qui accueille sa performance, il offre à son public des plans pour construire en deux jours du mobilier en bois pour toute la famille. « J’ai pensé que si les gens étaient encouragés à construire de leur main une table, ils étaient alors à même de comprendre la pensée cachée derrière celle-ci », expliquait-il alors de sa démarche. Une édition de ces plans est toujours disponible.

50 ans plus tard, l’Association Ultra poursuit cette vision et la défense du design libre, c’est-à-dire « des connaissances que l’on peut travailler, diffuser et pratiquer, définit Claire Laporte. Nous voulons lever l’abstraction des objets et regagner en autonomie dans le savoir-faire ». Un discours qui aujourd’hui fait son chemin mais était encore minoritaire lors du lancement d’Ultra, précise la cofondatrice. Des associations comme Le Collectif Etc ou Entropie diffusaient alors ces idées, « mais nous étions très peu nombreux ». Inspirée par ces précurseurs, Ultra construit sa propre programmation. Celle-ci est conçue sur le temps long avec des projets de trois ans, période pendant laquelle l’artiste invité bénéficie d’une résidence de recherche, une résidence de production et une exposition. « On se pose la question comment faire émerger des formes innovantes dans d’autres contextes qui ne sont pas ceux de l’art mais ceux du domaine du handicap, des champs de l’économie sociale et solidaire, avec nos structures partenaires. La co-création est chez nous un temps très fort. »

Claire Laporte, cofondatrice et directrice artistique de l’Association Ultra. © Ultra

Oasis culturel

Ateliers, stages, projets pédagogiques, formations pour les engagés volontaires en service civique, résidences, expositions et autres événements… le programme est protéiforme et le public vaste. « La programmation de l’Association Ultra s’ancre dans une réflexion tournée vers des pratiques artistiques résilientes, réalisées à une échelle locale ou en micro édition. Nous attirons les curieux, les bricoleurs, les gens qui s’intéressent aux questions des transitions, ceux à la sensibilité écologique. Nous avons des personnes qui aiment l’art contemporain, d’autres qui s’intéressent au design, nous avons aussi un ancrage territorial très fort », se réjouit la directrice artistique. L’inclusivité est au cœur de la pratique de l’association. « Un atelier peut être adapté aux tout petits autant qu’aux personnes en situation de handicap. »

 

 
 
 
 
 
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Un lieu d’accueil pour tous, idéalement situé dans une gare, au Relecq-Kerhuon près de Brest, qui tend vers le concept d’Oasis. « Dans sa forme la plus aboutie, une oasis se construit autour de cinq principes fondamentaux, cinq leviers de changement individuel et collectif, définit Ultra sur son site : agriculture et autonomie alimentaire ; éco-construction et sobriété énergétique ; une gouvernance respectueuse ; l’accueil et l’ouverture sur le monde ; mutualisation. » Si Ultra ne prétend pas à l’autonomie alimentaire, elle s’approche de l’oasis culturel, un « lieu de partage et d’ouvrage pour les colibris que nous pouvons être », précise Claire Laporte. Afin de parfaire cette vision, la fondatrice se forme dans des éco-lieux qui portent cet ethos, de La Ferme des enfants de Sophie Rabhi à l’écovillage de Pourgues, dans les Pyrénées.

La Gare, espace culturel où est installé Ultra depuis 2021 sous convention avec la ville du Relecq-Kerhuon. © Ultra

Retraite archipélique bretonne en collaboration avec Makery

Claire Laporte porte ce design d’autonomie et le partage de connaissance dans le projet que Ultra co-produit avec Makery : Artlabo Retreat, un événement d’une semaine sur l’île de Batz, en face de Roscoff. Cette fois-ci, c’est la « pensée archipélique », théorisée par le romancier, poète et philosophe Édouard Glissant, qui inspire le rassemblement. « Comment travaille-t-on ensemble, vit-on ensemble, fait-on œuvre commune et comment chacun peut embarquer sur une pirogue pour aller à la rencontre des autres ? » La programmation est tournée vers la biologie marine, l’alimentation durable et la cueillette sauvage. Makery et Ultra ont invité artistes, scientifiques et designers pour travailler dans un « mentorat horizontal » avec des groupes d’étudiants, présente la directrice artistique. Ainsi, la designer Camille Bernicot réalisera une carte sensible, à la subjectivité assumée, en collaboration avec les participants mais aussi les habitants de l’île ; l’artiste d’origine hongkongaise Joanna Wong, membre fondatrice du collectif Enoki, partagera sa vision de l’univers culinaire comme support de réflexions politiques ; tandis que le Design Social Club nous invitera à créer des objets biosourcés. Le collectif p-node tiendra quant à lui un atelier radio « les pieds dans l’eau ». Une « communauté de savoirs multiples », présente la directrice artistique, réunie pour inventer une écologie insulaire à partager.

La colonie du phare, lieu d’accueil de la retraite artistique organisée par Ultra et Makery. © Ultra

En savoir plus sur l’Association Ultra. Consulter Flatshape, son site de diffusion des ressources de design, ou suivre l’actualité de l’association sur ses pages Facebook ou Instagram

En savoir plus sur Artlabo Retreat, du 5 au 11 juin sur l’île de Batz. Cette résidence est soutenue par la Drac Bretagne / Ministère de la Culture et de la Communication, dans le cadre du volet Innovation Territoriale.

En savoir plus sur Rewilding Cultures, programme co-financé par l’Union Européenne.

 

La carte 2023 des summer camps en Europe (et au-delà)

Au PIF Camp 2017, un rendez-vous pour hackers et makers dans les Alpes slovènes. © Julien Goret

Où aller cet été ? Makery a fait une sélection des summer camps et universités en Europe édition 2023. 20 destinations (à ce jour, d’autres à venir), du Portugal à la Slovénie, en passant par la France, l’Espagne, le Danemark, et même dans le Grand Nord.

Elsa Ferreira

Vous organisez un camp qui ne figure pas sur la carte ? Faites-le nous savoir ! Contactez-nous par courriel à l’adresse contact@makery.info

Soil Assembly à la Biennale de Kochi: transport alimentaire, changement climatique et routes océaniques (2/2)

Avontuur, géré par Timbercoast, célèbre l'artisanat du fret maritime. Crédit : Timbercoast (https://timbercoast.com/)

Lors de la « Soil Assembly » – du 1er au 5 février 2023 à la Biennale de Kochi-Muziris, en Inde – la table ronde sur les échanges océaniques a montré les enjeux du transport des denrées alimentaires, ainsi que les alternatives à faible émission de carbone, présentes et futures. Tim Boykett de Time’s Up a fait valoir que les carburants alternatifs, l’efficacité accrue et les meilleurs systèmes d’acheminement ne suffisent pas à résoudre les problèmes fondamentaux de notre système de transport actuel. Pour proposer une solution tangible, Boykett a présenté six voiliers de transport de marchandises actuellement en service et plusieurs projets de transport sans émissions carbone, en cours de développement. Il a également examiné le potentiel de mise en place d’un réseau commercial de cargos à voile autour de l’océan Indien. Boykett prolonge ses réflexions dans cet essai (deuxième partie).

Tim Boykett

La semaine dernière, nous avons abordé une série d’idées allant de la terre à la voile, sur la base des exposés et des réflexions de The Soil Assembly à la Biennale de Kochi (lisez la première partie ici). L’interconnexion de la terre et de la voile, de l’empire et de l’extraction, des producteurs, des négociants, des marchands et des consommateurs, ainsi que leurs interactions avec la culture et les arts, constituent une danse et un champ de force presque invisible qui remonte à plusieurs siècles.

Scénarios Voile Terres

La plupart des transports effectués à la voile par des organisations existantes concernent des denrées alimentaires. A l’exclusion notable de Vega, qui transporte de l’aide humanitaire vers des îles éloignées de l’archipel indonésien, de Grain de Sail qui transporte de l’aide humanitaire de New York à Haïti et à la République dominicaine, et du premier voyage du Tres Hombres, qui a transporté de l’aide à Haïti. L’Avontuur a transporté une voiture électrique et des rapports font état de quelques transports plus petits, non alimentaires.

Le Canopée transportera des fusées de la France à la Guyane française pour les lancements de l’Agence spatiale européenne ; il est certain que d’autres projets de ce type verront le jour à mesure que l’énergie éolienne deviendra plus acceptable pour les compagnies maritimes. L’émergence de grands bateaux à vent pourrait s’inscrire dans de nombreux scénarios, comme dans le monde disciplinaire de l’effondrement qu’on trouve dans La Fille automate, jusqu’aux scénarios de continuation qui imprègnent la littérature de Neoliner et d’autres grands acteurs.

Si nous réfléchissons à la convergence de situations qui impliqueraient des projets comme Sarjapura Curries (voir partie 1) et le fret par bateaux à voile, nous arrivons à quelque chose qui ressemble à des réseaux de petites fermes, cultivant des produits locaux et saisonniers et échangeant certains produits et ressources par le biais de réseaux de fret par petits voiliers. Steve Woods, du Hudson Maritime Museum, a entrepris des recherches sur les ressources maritimes nécessaires pour approvisionner diverses villes américaines en ressources ; il y a des raisons de penser que les goélettes de taille moyenne sont le bon standard, la technologie appropriée, pour un tel scénario. Autour de l’océan Indien, il y a un certain nombre de régions avec des profils de production distincts, depuis les grands espaces du nord-ouest de l’Australie, les riches îles de l’archipel de Malaisie-Singapour-Indonésie-Papouasie-Nouvelle-Guinée, les terres arrosées de l’Himalaya du sous-continent, les dunes arides du Moyen-Orient, la côte orientale de l’Afrique, jusqu’à la richesse de Madagascar. En mettant l’accent sur le régionalisme à la manière de Sayapura, les effets des biorégions seront fortement ressentis, et les avantages du commerce et des échanges entre ces biorégions seront bénéfiques pour tous. L’analyse de Ricardo sur le commerce semble indiquer que la spécialisation est meilleure pour tous ; nous savons que ce n’est pas tout à fait vrai car son analyse ignore les coûts de transaction du transport ainsi que les risques de fragilité et les besoins de préparation à l’instabilité, deux forces qui suggèrent que l’autosuffisance au niveau régional est une bonne chose. Néanmoins, le commerce de ressources précieuses, de spécialités locales et d’autres biens a beaucoup à offrir en termes de qualité de vie. La création de réseaux d’échange structurés par les pairs constitue ici un défi fondamental. Comment s’assurer que les erreurs des comportements coloniaux ne sont pas reproduites dans la création de nouveaux réseaux ? Les réflexions et analyses féministes, post-coloniales et autres théories économiques seront essentielles pour imaginer ces scénarios de manière cohérente.

Ce scénario pourraient s’inscrire dans un scénario global d’effondrement, avec de petits navires affrontant les pirates et les « douaniers » rapaces des fiefs des seigneurs de la guerre, ou simplement des commerçants faisant traverser les mers aux épices et à l’insuline depuis les endroits où elles peuvent encore être produites. Il pourrait s’agir d’un scénario « Transform » d’autosuffisance collaborative radicale et d’échange entre pairs. Ou d’un scénario « Discipline » où les combustibles fossiles sont fortement réglementés, de sorte que le transport sans combustibles fossiles deviendrait l’une des rares possibilités. Il n’est pas particulièrement compatible avec un scénario de continuation, où le processus de croissance des structures de pouvoir hégémonique et de centralisation conduit à des économies d’échelle et à la conformité, chaque ville ayant les mêmes supermarchés.

Ces scénarios ne sont que des esquisses de ce qui pourrait être possible. Dans les limites des réalités économiques actuelles, il est difficile de se faire une idée de la manière dont ils pourraient fonctionner. Il est même difficile de les tester, comme nous le constatons avec les diverses petites entreprises de transport à voile qui fonctionnent actuellement. Certaines des techniques utilisées relèvent du domaine de la préfiguration, empruntant aux idées activistes radicales de créer un nouveau monde dans la coquille de l’ancien. Les pratiques artistiques et culturelles de préfiguration, en particulier les processus de Prehearsal du FoAM, permettent d’entreprendre des expériences qui donnent un aperçu non seulement des résumés des scénarios, mais aussi de l’expérience vécue et des sentiments subjectifs d’un certain scénario. Avec des mots tels que subjectif, nous pouvons être certains qu’il ne peut y avoir de réflexion analytique ; toutes nos preuves seront nécessairement anecdotiques et personnelles, non reproductibles.

Les approches plus entrepreneuriales sont peut-être un peu plus objectivement analysables, comme dans les expériences de José Ramos, où les activistes tentent de construire des expériences sûres, de petite taille, de courte durée, simples et partageables afin d’étudier la possibilité de changer les pratiques ou d’en développer de nouvelles pour répondre à une situation, et tester un scénario émergent. Nous prétendons que Sarjapura Curries est exactement une expérience d’anticipation de ce type. Ou une préfiguration culturelle. C’est à la fois culturel, subjectif, expérimental et anticipatif. Plutôt que d’appeler à l’aide, cela crée un fragment d’un avenir souhaité dans la coquille de l’ancien, en l’occurrence une micro-ferme dans une ville.

Le projet Danube Clean Cargo a également adopté une telle approche, en imaginant puis en construisant les structures nécessaires pour assurer le transport régional de denrées alimentaires sans combustibles fossiles le long du Danube. Le projet Vermont Sail Cargo de 2013 était plus proche d’une expérience d’anticipation, avec un agriculteur comme instigateur, apportant une sélection de produits depuis les hauteurs de la rivière Hudson vers différents ports jusqu’à la ville de New York. Le projet Maine Sail Freight de 2015 a été conçu de la même manière, comme une expérience culturelle tournée vers le public ; pas nécessairement pour comme un éventuel réseau de fret maritime, mais plutôt comme une exploration culturelle des possibilités et des cultures du fret et du transport maritimes. Comme le dit Fleming, il a également été conçu comme un spectacle, une exploration en tant que spectacle très public et plein de possibilités. Ces deux derniers projets étaient, d’une certaine manière, des expériences qui ont « échoué » selon de nombreux critères de réussite, mais il s’agissait d’expériences culturelles qui laissaient entrevoir un avenir possible. La goélette Apollonia qui a commencé à naviguer sur l’Hudson en 2020 est l’enfant entrepreneurial de ces projets, offrant un service commercial qui se développe et commence à se frayer un chemin dans le monde.

L’Apollonia transporte des marchandises le long de l’Hudson, de New York City vers l’amont, sans être plus cher qu’un camion. Crédit : Trans-Bioregional Networks

On peut affirmer que le transport de denrées alimentaires n’a de sens qu’à travers les biorégions. Les biorégions sont définies par l’intersection des précipitations, des températures, des vents, des types de sol, des formes de terrain et d’autres aspects de la biogéographie. Des biorégions similaires permettent de cultiver des denrées alimentaires similaires, l’idée d’ analogues climatiques étant le lien permettant l’apprentissage mutuel entre des biorégions similaires séparées par de grandes distances. De même, les structures humaines et l’environnement social dans des biorégions similaires sont souvent similaires. Entre l’Écosse et la Norvège, il y a peu de différences dans les cultures et donc peu de besoin de transport, sauf si l’on se concentre sur des spécialités locales (haggis et whisky échangés contre du poisson fermenté et de l’aquavit ?) Cependant, la circulation des denrées alimentaires entre le Royaume-Uni et le Portugal, à une distance comparable, est utile parce qu’il s’agit de biorégions distinctes. Par conséquent, l’échange est bénéfique pour les deux parties, car il permet de faire venir d’une région un produit difficile à produire dans une autre. Cela contredit, dans une certaine mesure, les idées de David Ricardo et la théorie de l’avantage comparatif, qui soulignent les avantages du commerce en dépit des avantages locaux.

Ces réseaux reliant différentes biorégions ne peuvent que nous rappeler le Soil Food Web tel qu’il a été décrit par Elaine Ingham et d’autres. Les premières sciences agricoles considéraient apparemment le sol comme un substrat mort contenant des nutriments plus ou moins accessibles. Sol = saleté + engrais. C’est la métaphore centrale de ce que l’on appelle la révolution verte, qui devrait peut-être être mieux connue sous le nom de révolution brune de l’agriculture industrielle alimentée par les combustibles fossiles. Cette révolution a transformé l’agriculture en infrastructure industrielle. Au cours de la décennie écoulée, notre meilleure compréhension du sol en tant qu’écosystème de racines, de champignons, de nématodes et d’une grande variété d’autres formes de vie animées et inanimées, dont chacune joue un rôle dans les flux récursifs de nutriments et d’énergie, nous rappelle que les systèmes permacirculaires sont un cas d’échange mutuel. Chaque organisme du réseau donne et reçoit de la matière qui est transformée mais ne devient jamais un déchet. Les techniques agricoles antérieures acceptaient le rôle de la « nature » en tant que partie intégrante du sol et du support, non pas en tant qu’infrastructure invisible, mais en tant que partie visible du processus. En fait, on peut dire que la nature est un joli mot pour un certain type d’infrastructures, les choses que nous voulons avoir « là-bas » et dont nous ne nous préoccupons pas, sauf lorsque nous voulons nous promener dans les bois. Comme Timothy Morton ne cesse de nous le rappeler, ce traitement de la nature est peut-être le problème ; la nature, comme l’infrastructure, fait partie de l’utilisation et nous en faisons partie.

Le réseau alimentaire du sol, tel qu’il a été décrit et étudié par Elaine Ingham et bien d’autres, montre la complexité des écosystèmes qui composent le sol. Credit: Elaine R. Ingham, design Nancy K. Marshall.

L’analyse 2×2 de l’économie circulaire que nous avons vue dans la première partie de cet essai indique également que, s’il n’y a pas de solutions technologiques, nous devrons rester dans le coin inférieur gauche, le coin permacirculaire, en acceptant les limites que la nature, en tant qu’infrastructure visible, impose. Nous devrons être conscients et accepter les processus de réseau et les coûts de transaction dans l’ensemble de la chaîne de livraison, en tant que partie d’un réseau de logistique et d’échange. Feral Trade le fait bien avec l’étiquette de coût sur leurs sacs de café. En partageant de manière transparente les étapes et les coûts de ces étapes avec chaque consommateur de leur café, ils rendent le réseau ouvert. De tels exemples de rencontre entre l’art et l’ouverture radicale sont des indications précieuses sur la manière dont le monde fonctionne et peut-être sur la manière dont nous pourrions faire preuve de plus de compréhension et de clarté dans notre vie.

Feral Trade montre de manière transparente les coûts d’une cargaison entière de café, ainsi que ceux d’un seul sac. Cette transparence ne montre pas seulement l’économie et les coûts impliqués dans la vente du café, mais partage également le réseau logistique et d’échange derrière le produit.
http://feraltrade.org/ (image : Feral Trade / Kate Rich)

Les denrées alimentaires des réseaux commerciaux de commerce équitable et de transport propre sont généralement des aliments de luxe. Il s’agit d’aliments suffisamment denses pour que les coûts de transport ne soient pas écrasants. Il s’agit de partager les coûts. Andreas Lackner de Fair Transport à Den Helder a noté que le prix du transport par voile pour une bouteille de vin était d’environ un euro. Pour une bouteille bon marché, il s’agit d’un surcoût considérable, alors que pour une bouteille de luxe, le supplément est plus ou moins insignifiant. Comme on le remarque avec les aliments biologiques, le surcoût reflète probablement les coûts réels de production de ces aliments par rapport aux coûts artificiellement réduits de la production d’aliments à l’aide d’engrais dérivés de combustibles fossiles, de semences de haute technologie et d’une mécanisation basée sur les combustibles fossiles. De même, le caractère bon marché des transports ne reflète pas les coûts réels, car nous ignorons une grande partie des coûts qui sont externalisés sur l’environnement, tant physique que social, avec le fioul lourd qui empoisonne l’air, l’eau et la terre et le travail bon marché des marins qui empoisonne les relations sociales. Le transport maritime fait partie de la mentalité extractiviste.

Les commentaires de M. Lackner reflètent la concentration des principales compagnies de transport maritime sur les marchandises à haute densité de valeur, ce qui équivaut plus ou moins à des produits de luxe. Rhums, whiskies, vins, fèves de cacao, café, sucre Panela ; la liste des marchandises ressemble trop à la liste de fret d’un voilier du 18e siècle revenant en Europe à la fin de la course qui emmenait les textiles en Afrique, les esclaves aux Amériques et ramenait les marchandises pour les consommateurs européens, afin de créer les profits qui ont permis de construire l’Europe. En l’absence de structures homologues, les producteurs de cacao des Caraïbes n’ont aucune raison d’importer d’Europe pour que le commerce soit équilibré. Peut-être s’agit-il là d’un indicateur du déséquilibre que l’on retrouve dans l’expression « extractif » ?

Deux diagrammes de Sankey pour les flux de matières dans les processus industriels et alimentaires. Le premier date de 2020, le second est une spéculation pour une économie circulaire en 2070. Ces diagrammes ont été élaborés pour l’exposition « Futures of Work » intitulée « Dr Sleeplove or : how we learned to love sleep » (2021).
https://timesup.org/activities/everything-else/better-sleep-worth-it
https://timesup.org/activities/exhibitions/work-upside-down

Néanmoins, un autre cadre est possible. L’Apollonia transporte des céréales, du malt et de la bière le long de l’Hudson. Il ne s’agit pas de produits de luxe, même si ce ne sont probablement pas les versions les moins chères et les plus banalisées de ces produits qui sont transportées. L’Apollonia calcule également les coûts d’expédition en reproduisant les coûts d’expédition par camion. Il n’y a pas de frais supplémentaires pour les livraisons propres. Le navire Undine, qui assure la liaison entre Hambourg et Sylt, était aussi bon marché, voire moins cher, que le transport par camion. Le navire Lo Entropy, actuellement en cours de réaménagement, offrira un service similaire. L’Apollonia a encore du mal à remplir ses cales pour le retour de New York sur l’Hudson, mais l’équilibre se fait peu à peu. Lorsque le Vega Gamleby commencera à transporter du café colombien à New York en 2023, il y aura davantage de produits à transporter en amont du fleuve. On pourrait assister à l’émergence d’un réseau commercial d’égal à égal, même s’il dépend en partie de l’apport de café venant de loin.

Notes sur une carte de l’océan Indien montrant les courants et les vents, les sources de marchandises diverses et les trajets possibles. Credit: Time’s Up

L’esquisse de réseau de l’océan Indien à laquelle il a été fait allusion plus haut a examiné la question et il semble que les produits pouvaient être embarqués et débarqués dans (presque) tous les ports d’escale sur le trajet. Les réseaux commerciaux séculaires qui traversent le nord de l’océan Indien, depuis l’archipel et la Chine jusqu’à Madagascar, indiquent qu’il était intéressant de faire traverser l’océan à de petites quantités de marchandises précieuses. Le commerce est une relation équilibrée qui, lorsqu’elle est bien menée, donne des moyens d’action à de nombreux niveaux, à tel point que l’on entend régulièrement des appels en faveur du « commerce et non de l’aide ».

Naviguer vers Kochi

Il est peut-être intéressant de noter que ce réseau de transport dans l’océan Indien était également utilisé pour transporter des passagers, qu’il s’agisse de migrants ou de pèlerins, d’explorateurs ou d’entrepreneurs. Ce qui nous amène à un autre point de discussion et à l’exploration d’une possibilité. Si, dans un scénario futur, l’utilisation de combustibles fossiles pour se rendre avec désinvolture à Kochi pour la Biennale depuis sa base au Surinam, en Provence ou à Surabaya est trop difficile, comment pourrait-on s’y rendre autrement ? C’est dans ce contexte que s’est posée la question de naviguer jusqu’à Kochi. Certains artistes et acteurs culturels, comme Rob La Frenais, ont déjà cessé de prendre l’avion, constatant qu’ils ont assez émis de CO2 au cours de leur vie et qu’ils ont besoin de se ressaisir. D’autres sont intéressés par l’exploration de cette question : que signifierait le transport par bateau d’artistes et d’œuvres d’art vers et depuis des événements physiques tels que la Biennale de Kochi ?

Il est difficile d’égaler la facilité et la simplicité d’un vol entre son domicile et un hub comme Singapour ou Doha, puis d’un vol jusqu’à Kochi. Les problèmes de décalage horaire se posent, tout comme la question de l’excédent de bagages pour transporter toutes les pièces d’une œuvre d’art destinée à être exposée. Dans l’ensemble, le voyage serait probablement achevé en 24 heures à peine et l’on pourrait se remettre de tout désagrément dans une chambre d’hôtel.

Remplacer cela par une route maritime n’est pas une mince affaire. Monter à bord d’un porte-conteneurs ou d’un autre cargo était autrefois considéré comme un acte de décence, mais il est devenu plus difficile depuis que la situation de Covid a explosé. Bien que le supplément de combustibles fossiles pour quelques personnes sur un navire transportant des dizaines ou des centaines de milliers de tonnes de fret dans des conteneurs soit négligeable, les émissions sont toujours là et sont significatives. Le transport maritime représente environ 2,6 % des émissions mondiales de CO2 dues aux combustibles fossiles, sans parler des autres polluants tels que le noir de carbone, les oxydes de soufre et d’azote et les métaux lourds. Il est évident que le seul moyen efficace d’y parvenir serait d’utiliser un voilier. La route qui contourne l’Afrique du Sud est pleine de dangers, de sorte que seule la route par le canal de Suez reste une option. Le danger des pirates somaliens a apparemment diminué et la guerre au Yémen n’est probablement un danger que si l’on tente d’y accoster.

Avec l’expertise de Geoff Boerne qui a emmené son cargo à voile Lo Entropy à travers le canal de Suez et la mer Rouge jusqu’en Afrique de l’Est en 2009, le temps nécessaire serait d’environ 8 semaines, peut-être un peu moins pour les artistes qui embarquent en Méditerranée. Mais nous réalisons alors l’un des avantages d’un tel projet : et si le voyage n’amenait pas seulement un groupe d’artistes d’Europe, mais rassemblait un certain nombre de participants et d’œuvres d’art en cours de route ? Les possibilités commencent à se multiplier : un groupe de passagers sur un navire forme une communauté temporaire. En se dirigeant tous vers la même destination, ils sont en quelque sorte volontaires. À bord lors d’un tel voyage, les possibilités d’échange et d’apprentissage sont nombreuses. Le mouvement Sail Training, divers groupes de réinsertion des jeunes ainsi que les stagiaires des nouvelles compagnies de transport à voile ont largement utilisé cette méthode. Christiaan de Beukelaer parle longuement et avec beaucoup d’honnêteté et de sensibilité des relations sociales au sein de l’équipage du voilier de commerce Avontuur, bloqué en route en 2020, le Covid ayant empêché de changer d’équipage ou même de passer du temps à terre.
Utiliser le temps passé à bord pour créer un symposium mobile, un environnement d’apprentissage, une sorte de forum créatif, se présente comme un moyen d’utiliser le temps de manière productive et agréable. Pourrait-il s’agir d’une expérience anticipée ou d’une pré-répétition d’un monde post-carburant fossile ?

Soyez prudent dans vos demandes

L’une des questions qui se posent alors est la suivante : que se passe-t-il en cas de succès ? L’un des arguments de vente du fret maritime est l’histoire : ce rhum a traversé l’océan à la voile, cette bière a été transportée sur l’Hudson, j’ai acheté cette huile à un marin dans le port. Alors que le fret maritime se banalise et devient moins digne d’intérêt, conservera-t-il sa valeur et sa nouveauté ? Alors que les premiers cargos à voile étaient tous gréés de manière traditionnelle et gérés par un équipage nombreux tirant activement sur des cordes, probablement au son de chansons de marins pour les coordonner, les navires tels que le Grain de Sail sont des navires modernes, faciles à gérer, avec de petits équipages professionnels et des cargaisons palettisées. Les grands projets émergents, qu’il s’agisse de TOWT ou de Neoline, commencent à transformer le fret maritime en infrastructure : des trajets réguliers, des tarifs commerciaux, des processus sans friction (ou du moins avec peu de friction). L’euro supplémentaire par bouteille de Lackner fera-t-il encore partie de l’équation coûts-bénéfices ? Ou cela deviendra-t-il une autre partie du réseau qui comprend des endroits comme la petite ferme artistique de Suresh Kumar G. ? Il y a là un dilemme, car la création d’infrastructures simplifie la vie et permet à beaucoup de se spécialiser et de devenir des producteurs culturels et des chercheurs, mais aussi des entrepreneurs extractifs. Comment allons-nous, en tant que créateurs de culture, continuer à répondre à ces questions ?

Lire la Première partie de cet article.

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Le site web Soil Assembly (Videos des présentations et des tables rondes).

Rewilding Cultures ouvre une conversation et un appel à candidatures sur la mobilité

© Bioart Society

Rewilding Cultures lance une conversation et offre des bourses pour repenser la mobilité et l’échange culturel. Les candidatures sont ouvertes jusqu’au 19 mai.

Elsa Ferreira
© Bioart Society

Rewilding Cultures (RC) est un projet collaboratif de Creative Europe auquel Makery participe et qui ambitionne de replacer la nature et le sauvage dans les pratiques artistiques liées à la science et à la technologie. Au cours des trois prochaines années, les partenaires du réseau RC accorderont huit subventions par an, chacune pouvant atteindre 1400 euros (y compris les taxes éventuelles). La forme du soutien (par exemple, honoraires ou remboursement) sera discutée individuellement.

Le projet Rewilding Cultures souhaite ouvrir une discussion sur la manière dont nous pouvons préconiser, évoluer et faire de meilleurs choix pour permettre des pratiques plus durables et inclusives dans le cadre des échanges culturels. Avec cet appel, nous souhaitons soutenir ceux qui aspirent à des choix et des pratiques plus durables, qui ont des besoins et des désirs qui vont au-delà des formes actuelles de financement, mais aussi ceux qui veulent expérimenter, tester et remettre en question non seulement à travers la mobilité mais aussi à travers le travail. Nous offrons également un soutien aux activités en cours.

Voulez-vous prendre le train plutôt que l’avion ou préférez-vous marcher ? Voulez-vous emmener votre famille avec vous ou avez-vous besoin de prendre soin des finances pendant votre absence ? Existe-t-il des difficultés d’ordre social ou personnel liées, par exemple, à des handicaps, à la racialisation ou à une situation familiale ? Souhaitez-vous tester une idée, mener une expérience ou écrire quelque chose dans le cadre de l’appel ? Qu’en est-il de l’envoi de votre travail vers une exposition, y a-t-il quelque chose que vous pouvez faire et dont nous pouvons tirer des enseignements ? Ces questions sont intéressantes dans le cadre de cet appel.

Vous pouvez poser votre candidature ici jusqu’au 19 mai.

Le projet coopératif Rewilding Cultures est cofinancé par le programme Europe Creative de l’Union européenne.

 

 

Soil Assembly à la Biennale de Kochi: transport alimentaire, changement climatique et routes océaniques (1/2)

Le Tres Hombres. Credit: Fair Trade.eu

Lors de la « Soil Assembly » – du 1er au 5 février 2023 à la Biennale de Kochi-Muziris, en Inde – la table ronde sur les échanges océaniques a montré les enjeux du transport des denrées alimentaires, ainsi que les alternatives à faible émission de carbone, présentes et futures. Tim Boykett de Time’s Up a fait valoir que les carburants alternatifs, l’efficacité accrue et les meilleurs systèmes d’acheminement ne suffisent pas à résoudre les problèmes fondamentaux de notre système de transport actuel. Pour proposer une solution tangible, Boykett a présenté six voiliers de transport de marchandises actuellement en service et plusieurs projets de transport sans émissions carbone, en cours de développement. Il a également examiné le potentiel de mise en place d’un réseau commercial de cargos à voile autour de l’océan Indien. Boykett prolonge ses réflexions dans cet essai (première partie).

Tim Boykett

Le commerce n’est pas une nouveauté, les réseaux de transport maritime et terrestre remontent à des millénaires. L’un de ces réseaux avait pour point nodal la région de Kochi. Le transport et le commerce contemporains, tout comme l’agriculture contemporaine, font abstraction de ces banalités pour assurer le bon fonctionnement du commerce et de la société. Les expériences de préfiguration et autres désinvisibilisations dans les secteurs de l’activisme et des arts ramènent ces pratiques dans le domaine de l’expérience, soulevant des questions sur les processus transformés et les futurs alternatifs. Curieusement, il semble que leur succès conduirait, une fois de plus, à une marchandisation de la nourriture et du transport, perdant leur aspect culturel de « faire spécial » et devenant juste un mode de transport parmi les autres.

Le mouvement contemporain Sail Freight (Transport de frêt à la voile – NDT) a (ré)émergé au cours des 15 dernières années en expérimentant des moyens de transport propre pour faire face aux crises écologiques dues aux combustibles fossiles polluants. Si de nombreuses personnes sont issues du milieu nautique, un certain nombre d’entre elles viennent des mouvements de la permaculture, un système de conception qui utilise les systèmes naturels, l’horticulture et l’agriculture, ainsi que la théorie des systèmes pour comprendre et concevoir leur pratique.

Nous allons évoquer ci-après les questions relatives à la façon dont le sol et la voile s’entrecroisent. Nous commencerons par discuter de la manière dont les rôles du sol et de la voile s’entremêlent dans le temps profond de l’Holocène et de l’Anthropocène, puis nous réfléchirons à l’infrastructure en tant que lieu où ces éléments et d’autres sous-structures fondamentales de notre culture disparaissent. Imaginer des solutions pour sortir du réchauffement climatique et des autres crises que nous nous imposons à nous-mêmes nécessite une réflexion sur l’avenir, afin d’imaginer les futurs possibles et de choisir parmi eux celui qui est préférable et pour lequel nous souhaitons travailler. Le transport alimentaire à la voile se présente sous la forme d’un large éventail d’expériences, dont certaines permettent et encouragent des liens étroits avec des visions terrestres. Imaginer des réseaux sol-voile à travers les biorégions est quelque chose qui a du sens dans divers contextes culturels et artistiques. Nous terminerons en imaginant le déplacement d’artistes et d’œuvres d’art dans des voiliers sans carburant fossile (ou avec très peu), au lieu d’avions ; quelles répercussions un tel type de voyage pourrait-il avoir ? Et que se passerait-il si ces visions aboutissaient ? Se contentent-elles de se transformer en une autre forme d’infrastructure ? Le succès est-il essentiellement extractif ?

Anthropocène = Temps du Commerce ?

Kochi est depuis longtemps le nexus d’un réseau commercial qui remonte à la fin de la dernière période glaciaire. Alors que les Aborigènes australiens se retiraient de leurs régions côtières, que leurs légendes parlaient encore de la montée des eaux et que leurs traditions faisaient encore référence à des sources d’eau douce situées à des mètres sous la surface de l’océan, il existait un réseau commercial qui s’étendait sur la côte africaine et Madagascar, la mer Rouge, le golfe Persique, l’archipel vers la Papouasie-Nouvelle-Guinée et le continent de ce qui est aujourd’hui la Chine. On peut affirmer que le commerce et les échanges océaniques sont aussi anciens que l’Holocène.

Selon le point de vue de chacun, la genèse des problèmes auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui, le réchauffement de la planète et le capitalisme du désastre, peut être constituée de nombreux développements. Par exemple, l’apparition des langues écrites, telle que décrite par Lewis Mumford et Fabian Scheidler dans leur concept de Megamachine. Ils évoquent des systèmes de pouvoir plus vastes, principalement industriels et militaires, dont ils considèrent qu’ils sont apparus avec l’invention et l’utilisation généralisée de l’écriture, de l’argent et des métaux. L’asservissement des individus à ces mégamachines, ou à la mégamachine suprême, sape la bioviabilité du monde et la place qu’y occupent les sciences humaines.

Nous pouvons également situer les racines de la crise dans l’Anthropocène, l’ère géologique façonnée par l’humanité. L’Anthropocène a de nombreuses dates de départ suggérées, y compris celle la création de l’agriculture (donc identique au point de vue de la mégamachine ci-dessus), ou celle de l’augmentation soudaine de l’utilisation des combustibles fossiles lors de la révolution industrielle. Si nous considérons que l’Anthropocène est délimité par la couche de plutonium et d’autres radionucléides déposée à la suite des diverses explosions d’armes nucléaires entre les années 1940 et 1970, cela correspond à ce que Piketty désigne comme le moment où l’inégalité entre les employés et les détenteurs de capital a atteint un minimum ; peut-être un moment qui aurait pu marquer la fin du capitalisme extractif. C’est aussi l’époque de l’invention du conteneur d’expédition, la boîte intermodale qui a accéléré le transport de marchandises à l’échelle mondiale.

Il ne s’agit pas détailler si les relations d’échange et de production nécessitent ou non de l’énergie nucléaire ou autre. Si nous qualifions l’ensemble des pratiques visant à maximiser les matériaux, l’énergie et le travail à partir du sol, de la terre, des animaux, des cultures et des personnes comme « extractivisme », celui-ci a une longue histoire. L’extractivisme peut être considéré comme pratique ne nécessitant pas forcément des combustibles fossiles, par exemple dans différents pays qui ont déforesté pour la construction navale ; La Grèce, l’Italie et l’Espagne, ont transformé leurs montagnes boisées en paysages karstiques stériles, et encore plus dans les îles de Croatie ou encore lors de la déforestation totale de Lampedusa pendant la colonisation par les Bourbons à partir de 1843. Ces processus ont dénudé la terre et la fertilité des sols a été perdue, une caractéristique observable dans une grande partie de l’Europe. Une assemblée des sols pourrait être le lieu où les sols perdus se réuniraient pour partager leurs expériences et lutteraient pour un retour à leur terre d’origine. Une assemblée des sols est un lieu où la construction navale du passé rencontre les désirs de développement de la couche arable du présent, pour envisager un avenir où le transport maritime ne dénude pas les paysages ou la société, où le transport maritime est intégré à la société comme pourrait l’être l’alimentation.

Suresh Kumar à propos de Sarjapura Curries :

Les pratiques agricoles et d’entretien des terres non extractivistes n’étaient apparemment pas très répandues en Occident, la tradition européenne étant celle de la culture sur brûlis, utilisée pendant une génération, puis transférée dans un nouveau village pendant que la forêt régénérait les terres précédentes. Cette pratique est encore en vigueur, par exemple, dans certaines régions de Papouasie-Nouvelle-Guinée où la fécondité du sol et la faible densité de population permettent à la terre de se régénérer. Lorsque les Européens ont adopté cette pratique pour leurs implantations en Amérique, ils ont d’abord transformé les rivières claires et poissonneuses en écoulements boueux (Roberts 2009), puis, lorsque les problèmes ont commencé à s’accumuler, avec par exemple les sécheresses et la perte de la couche arable lors du Dust Bowl, ils ont essayé de comprendre ce qui n’allait pas. Farmers of 40 Centuries (King 2004), publié à la suite d’un voyage d’étude au Japon, en Corée et en Chine effectué par King au début du 20e siècle, est largement considéré comme l’ouvrage de référence des pratiques agricoles régénératives et durables, à l’origine des développements de la permaculture de Bill Mollison et David Holmgren, et de tant d’autres approches plus équilibrées de l’agriculture.

Le concept de Permacircularité, développé vers 2014-2016, applique les principes de permaculture à la conception et à l’analyse des économies circulaires. Dans une analyse panoramique des modèles et pratiques de l’économie circulaire, Martin Calisto Friant et ses collègues ont adopté différentes perspectives pour analyser les discours sur l’économie circulaire. L’une d’entre elles est le tableau 2×2 ci-dessous. L’un des axes de l’analyse porte sur les considérations sociales, économiques, écologiques et politiques, les alignant entre des perspectives holistiques et des pratiques plus segmentées ou individualistes. L’axe orthogonal traite de la foi que chaque discours affiche dans les solutions technologiques. L’une des extrémités est une approche solutionniste selon laquelle les technologies peuvent résoudre nos principaux problèmes, par opposition à une attitude plus conservatrice, voire techno-sceptique. On peut soutenir que la permacircularité se situe dans le quadrant inférieur gauche du diagramme, mais avec une certaine souplesse pour s’approcher du quadrant supérieur gauche. Il est clair que les deux quadrants de droite encouragent des approches antagonistes et égoïstes qui ont peu de chances de nous sortir de la situation difficile actuelle. On pourrait prétendre qu’une approche appropriée consiste à agir comme si le quadrant inférieur gauche était la voie à suivre ; les technologies que nous savons pouvoir mettre au service de l’ensemble de l’humanité. Cependant, il est utile de garder au moins un œil sur le quadrant supérieur gauche, afin de permettre aux développements technologiques de nous faire évoluer vers un modèle peut-être moins frugal. Ce point de vue est en accord avec les discussions de Tack to the Future de Christiaan de Beukelaer.

Une analyse 2×2 des différents types d’économies circulaires, différenciés selon les axes de la pensée systémique et de l’amélioration générale de la société ; le développement technologique. Les modèles permacirculaires se situent dans le quadrant inférieur gauche, avec l’espoir de se rapprocher du quadrant supérieur gauche.

Lors de Soil Assembly, Suresh Kumar G. a discuté de la réintégration de la production alimentaire dans ses pratiques et ses structures sociales traditionnelles avec le projet Sarjapura Curries. Faisant écho aux propos de nombreuses personnes, il éloigne la nourriture de son caractère banal et générique et lui redonne un sens et une relation, quelque chose de présent et d’agréablement problématique plutôt qu’une chaîne d’approvisionnement abstraite. L’infrastructure est, par définition, invisible, elle est la base sur laquelle nous construisons d’autres niveaux de signification. L’infrastructure en tant que métasystème est complice de son propre effacement comme nous le rappelle Paul Raven. Nous n’avons pas besoin de nous préoccuper de la conservation des produits du jardin lorsque nous pouvons avoir des petits pois surgelés dans le congélateur, dépendant de structures invisibles d’agriculture, de transport, de préparation des aliments, de fabrication de produits et d’approvisionnement en électricité. Une fois que nous n’avons plus à nous inquiéter, nous pouvons penser à la poésie et à l’art, à l’optimisation des transactions financières et aux plaisirs de l’amour plutôt que d’écosser des pois et de les conserver.

Infrastructures

Rendre visible l’invisible, telle pourrait être l’essence de plusieurs pratiques artistiques autour des sols, des transports, en fait de l’infrastructure en général. On pourrait dire que la civilisation et la culture consistent à faire abstraction de la cueillette, du partage et de la consommation de nourriture ; qu’il s’agisse des processus canoniques de développement de la civilisation, du chasseur-cueilleur nomade à l’accro au téléphone, ou des formulations plus complexes des David Graeber et Wengrow, le processus général consiste à s’éloigner du sol. Qu’il s’agisse des communautés de pêcheurs de l’Inde côtière ou des agriculteurs du Mühlviertel autrichien, il existe un désir d’aider la prochaine génération à s’éloigner de la terre ou de la mer, avec son travail éreintant et ses dangers répétitifs. Un désir tout à fait compréhensible, car le rôle d’un pêcheur ou d’un agriculteur dans le monde marchand d’aujourd’hui est définitivement un rôle de précarité et d'(auto-)exploitation.

The Anecdote Concerning the Lowering of Productivity (Anekdote zur Senkung der Arbeitsmoral) de Heinrich Böll en 1963, revient dans les réflexions sur le travail. Un cadre en vacances visite une ville portuaire banale. En discutant avec un homme qui pêche tranquillement dans l’après-midi, ils évoquent la vie du pêcheur. Ils se lèvent tôt, ramènent leurs prises, vont au marché local, déjeunent, se reposent et réparent. Ils discutent des marchés et de l’exportation, de la possibilité d’avoir un ou deux bateaux plus grands, de pêcher davantage pour l’exportation, peut-être un camion-congélateur ou des conserves, des revenus plus élevés et de la croissance. Ils discutent de l’objectif final, à savoir atteindre la retraite et la stabilité financière, où l’on peut faire ce que l’on veut. C’est-à-dire, peut-être, s’assoupir sur le quai en pêchant paresseusement. Le chef d’entreprise regarde l’homme qui pêche sans rien faire, et on ne sait pas s’il voit quelqu’un qui a atteint l’illumination ou non.

Un vieux dilemme est posé ici. Faut-il travailler pour avoir suffisamment de ressources (financières) pour faire ce que l’on veut sans avoir à le rendre financièrement gratifiant, ou faut-il faire ce que l’on veut et trouver un moyen de survivre tout en le faisant ? Une façon d’envisager ce vieux dilemme est de considérer que le premier est un processus de transfert, qui consiste à extraire de la valeur de l’emploi ou d’ailleurs afin de créer un environnement propice à la liberté d’action, tandis que le second est une approche intégrée de la création de valeur et de l’activité préférée.

Le Tres Hombres et d’autres navires demandent à la plupart de leurs équipages non professionnels de travailler à bord en tant que stagiaires. En apprenant les ficelles du métier (littéralement) et en participant à une lente révolution, ces équipages vivent une aventure sans avoir à devenir marins à plein temps. Credit: Fair transport.eu et http://sandytlam.com/travel/sailing/tres-hombres/

La question qui reste la plus importante dans ces réflexions est peut-être de savoir si le processus d’abstraction et d’infrastructure d’un problème fondamental est positif, ou si c’est quelque chose où « ça dépend » ? L’argument de la mégamachine affirme que toutes les abstractions ont conduit à ce présent problématique et qu’elles sont donc toutes fausses, dans une forme de reductio ad absurdum historique à grande échelle. L’écriture, l’agriculture, les métaux, l’organisation, tout est problématique. Graeber et Wengrow notent par ailleurs que ce raisonnement n’est pas linéaire, qu’il y a de nombreuses tangentes sur la route qui mène à aujourd’hui qui auraient pu être prises, et beaucoup qui l’ont été, et qui n’ont pas conduit aux processus d’empire extractivistes, destructeurs, déshumanisants, coloniaux qui empoisonnent notre monde aujourd’hui. « Un autre monde est possible » est le cri de ralliement qui s’oppose au « There is No Alternative » de Thatcher ; notre travail, pourrait-on dire, consiste à examiner ces options et à nous demander laquelle des alternatives nous voulons, et comment nous pouvons désamorcer la tendance au « TINA ».

Cela aussi passera.

Mais peut-être pouvons-nous parler de la façon dont cela passera, et discuter de la façon dont les situations difficiles actuelles peuvent être redéfinies et utilisées comme des impulsions pour aller vers des avenirs meilleurs. Nous ne pouvons pas changer le passé, mais nous pouvons peut-être agir sur l’avenir.

La prospective est un processus (complexe) qui consiste à imaginer comment l’avenir pourrait se développer. Il est à la fois simple et intuitif, mais aussi contre-intuitif et compliqué. Il existe deux grands volets : les prévisions et les scénarios. Les prévisions sont basées sur des analyses scientifiques mesurables et vont du plus solide (les dates de l’équinoxe de nombreuses années et donc les dates de Pâques) au plus incertain (les modèles climatiques) en passant par le court terme (la météo). Les scénarios s’appuient sur l’absence de prédiction implicite dans les domaines sociaux et autres, en permettant aux praticiens d’imaginer « ce qui se passerait si » un ensemble d’événements se produisait. La réflexion sur les scénarios s’applique à la lutte contre les maladies et aux engagements militaires, aux activistes et au développement des entreprises. Si les scénarios élaborés dans le cadre d’un avenir possible imaginé ne surprennent pas, c’est peut-être qu’ils n’élargissent pas vraiment les alternatives. Jim Dator aime à dire que toute idée utile sur l’avenir doit d’abord paraître ridicule, et devrait donc susciter un bref souffle de reductio ad absurdum. L’absurdité est utile.

L’expérience physique narrative Future Turnton expose un fragment d’une ville côtière européenne fictive en 2047, avec son journal régional, son port de marchandises et son bar portuaire. Crédit : Florian Voggenhuber

Après de nombreuses années de travail sur les scénarios, Jim Dator a constaté que la grande majorité des scénarios se classent dans l’une des quatre catégories suivantes : la continuité, l’effondrement, la discipline et la transformation. La continuité est souvent représentée par une ligne ascendante vers la droite ; l’effondrement par une courbe ascendante qui s’infléchit ensuite vers le bas et s’effondre ; la discipline implique une ligne plate quelque part, interrompant soit la courbe ascendante de la continuation et de la croissance, soit la courbe descendante de l’effondrement ; la transformation est souvent indiquée par une courbe orthogonale qui emmène la trajectoire ailleurs. Les trois premiers schémas sont assez faciles à imaginer, par exemple sous la forme de films : Minority Report, Mad Max, What Happened to Monday. La transformation est intrinsèquement difficile parce qu’elle implique de changer quelque chose de fondamental dans la façon dont nous imaginons le monde. Nous devons également nous rappeler que ces projets n’existent pas sous une forme pure ; l’effondrement d’une personne peut être la transformation d’une autre.

Les types de scénarios qui émergent dépendent fortement du type de question que l’on pose. La valeur des scénarios qui en résultent dépend également des questions que l’on pose, mais aussi de la diversité et de la profondeur des scénarios. Nous ne nous plongerons pas ici dans les scénarios, même s’il s’agirait d’un exercice intéressant et précieux à entreprendre avec diverses parties prenantes. Mais nous pouvons peut-être imaginer les types de scénarios qui pourraient être intéressants.

Au cours des dernières années, un nombre croissant d’artistes et de concepteurs ont participé à des spéculations et à l’élaboration de scénarios, à différents niveaux d’explicitation. La création d’expériences de futurs possibles et d’artefacts issus de futurs possibles, dépassant les tropes standards de la science-fiction et explorant des futurs plus mondains. Non seulement des objets de design et des environnements immersifs, mais aussi des répétitions en tant que médium artistique ont vu le jour. Les frontières entre ces pratiques et des pratiques plus activistes ou même entrepreneuriales, telles que les expériences anticipées de José Ramos, commencent à s’estomper.

Soil Sail Scenarios

Nous nous sommes intéressés aux futurs possibles du transport et de la production alimentaire, à la croissance des sols et au partage social. D’où l’invitation. The Soil Assembly était un programme organisé par Ewen Chardronnet, Maya Minder, Meena Vari et Neal White, qui s’intéressait aux pratiques des sols et de l’agriculture, à l’art et à l’activisme, aux imaginations futures et à l’esthétique relationnelle. Nous avons été invités à participer à une discussion sur le transport des denrées alimentaires, le changement climatique et les métiers de la mer. Une combinaison étrange, semble-t-il, mais qui offre de nombreuses pistes de réflexion.

Présentations à Soil Assembly. Credit: Shashank C.

Le mouvement Sail Freight, si l’on peut l’appeler ainsi, est une alliance souple d’organisations qui explorent les possibilités de déplacer des objets sur l’eau à l’aide de voiles plutôt que de moteurs. Des petites entreprises aux géants du transport maritime, des activistes radicaux qui réalisent l’impossible aux chefs d’entreprise rationnels à la tête froide, des voiles carrées classiques aux voiles rigides hyper modernes et aux rotors Flettner, il existe une multitude d’actions en cours, dont beaucoup se rassemblent sous l’égide de l’International Windship Association (IWSA). Plusieurs grands projets sont en cours de construction à l’heure où nous parlons, mais les projets opérationnels se comptent par dizaines, et sont tous des projets compacts et pratiques. Nous n’allons pas dresser une liste de tous les projets en cours.

Si une grande partie des projets de cargos à voile visent le marché européen du luxe, avec des fèves de cacao, des cafés, des rhums et des tequilas biologiques, d’autres sont plus banals, comme l’Apollonia qui transporte des céréales, des malts et des bières le long de l’Hudson. Les discussions sur les denrées alimentaires et le transport par voie d’eau, l’agriculture soutenue par la communauté et l’approvisionnement transocéanique, ont été très variées.

Le navire Ceres, basé sur les barges à voile traditionnelles utilisées sur les rivières et les eaux côtières du Royaume-Uni, a été construit par Erik Andrus et ses collègues afin de transporter leurs produits sur le fleuve Hudson en direction de la ville de New York.

Bon nombre des points que nous pourrions soulever ont fait l’objet d’une réflexion dans le cadre des projets Vermont Sail Project et Maine Sail Freight, tous deux entrepris par des personnes du secteur agricole dans le nord-est des États-Unis en 2014 et 2015. Le Vermont Sail Project a été mené par un agriculteur, Erik Andrus, agissant pour sa communauté locale qui cherchait à transporter proprement ses marchandises le long de la rivière Hudson vers la ville de New York. Le projet Maine Sail Freight était davantage un « spectacle » visant à sensibiliser au transport à la voile et à incitant à le mettre en œuvre. La poursuite du projet du Vermont a suscité de l’intérêt, mais aucun marin n’a été trouvé pour faire fonctionner le navire ; il a également été dit que, bien que le navire Ceres soit basé sur les plans de Thames Barge, il n’a pas été construit selon les normes requises pour un projet de transport maritime à long terme. Quoi qu’il en soit, ces deux projets ont inspiré le projet Apollonia, qui assure le transport de marchandises le long de la rivière Hudson depuis trois ans et qui est appelé à se poursuivre.

L’aspect performatif / spectacle / pilote / préfiguration de tels projets apparaît également dans le projet Danube Clean Cargo que nous avons entrepris en 2020. Plusieurs autres imaginations de projets de voies navigables côtières et intérieures ont également vu le jour dans le cadre de diverses discussions.

Préfiguration d’une petite cargaison localisée voile-électricité sur le Danube en 2020. L’étude des vestiges de l’infrastructure logistique à l’échelle des petits navires sur le fleuve a été une exploration. Le spectacle des livraisons a été interrompu pour des raisons pratiques insurmontables. Credit: Time’s up

Lire la seconde partie de cet article.

Tous les articles relatifs à The Soil Assembly
Le site web Soil Assembly (Videos des présentations et des tables rondes).

Aerocene : tenter de voler avec le soleil

Vol Aerocene à côté de Maintenon, le 6 avril 2023. Credit : Quentin Chevrier

L’acte dramatique et complexe d’un vol sans carburant fossile s’est joué le mercredi 5 avril dernier, par la communauté Aerocene et dans les vastes étendues près de Maintenon, dans l’Eure, avec une tentative de record du monde de vol en ballon solaire, ou sculpture flottante comme le dit son fondateur Tomás Saraceno.

Rob La Frenais

Financé par, entre autres, Mondes Nouveaux, le fonds artistique post-pandémie du gouvernement français, une équipe d’artistes, de pilotes, de journalistes, d’équipes de tournage, d’observateurs et d’opérateurs de drones s’est rassemblée dans un champ pour la dernière d’une série d’expériences en cours visant à voler avec le soleil. Tout d’abord, il faut dire que bien que la nouvelle montgolfière Aerocene de 7000 m3 se soit gonflée dans toute sa gloire majestueuse, bien que des personnes aient dû courir avec la nacelle et la sculpture sur près de trois kilomètres dans des champs humides, elle n’a pas réussi à décoller avec son pilote dans la nacelle sur plus de quelques mètres. Arrivés à une route, nous avons été accueillis par deux voitures de police et quatre gendarmes qui nous ont poliment demandé de faire descendre le ballon car nous créions un danger. Trempés et épuisés, nous avons obtempéré. Après avoir examiné l’immense banderole portant les inscriptions suivantes : « Fly free from fossil fuels », « Stop War-s ! Peace Now ! », et « Water and Life are worth more than Lithium », ce dernier slogan écrit par les communautés de Salinas Grandes et Laguna de Guayatayoc, à Jujuy en Argentine, la police a sans doute voulu vérifier là qu’il ne s’agissait pas d’une protestation contre la réforme des retraites imposée par le président Emmanuel Macron, puis finalement les gendarmes se sont mis à prendre des selfies les uns des autres avec l’Aerocene en train de se dégonfler. Comme l’a dit Samuel Beckett (cité par Tomás Saraceno dans la boucle WhatsApp du projet), « échouer, échouer encore, échouer mieux ». Malgré l’absence de décollage, nous avons tous été grisés par l’effort de courir dans le champ avec un vaste ballon, en essayant de suivre le vent, en suppliant le soleil de devenir plus fort. Comme l’a dit Saraceno, « nous essayons, nous essayons, de faire tomber le soleil ».

Déroulage de la montgolfière Aerocene et des banderoles à l’aube – Crédit : Quentin Chevrier

Cette tentative a permis de mieux comprendre les aspects philosophiques et techniques du projet Aerocene. Makery contribuant également à la communauté Aerocene, nous avons pu assister au briefing pré-vol de Tomás Saraceno et de son équipe la veille au soir. Tout d’abord, la nacelle de la nouvelle montgolfière aérosolaire devait embarquer malgré tout un brûleur pour des raisons de sécurité. En effet, en cas de chute brutale d’altitude au mauvais endroit, la montgolfière devait pouvoir remonter en urgence dans les airs pour préserver la vie de la pilote. Ce brûleur était scellé pour les besoins de la tentative de record, scellés pouvant être rompus à tout moment. Tomás Saraceno a également évoqué certains aspects de la sérendipité nécessaire à l’approche d’un vol solaire, et a discuté du besoin de communauté : « J’aime l’aspect communautaire de l’aide apportée par de nombreuses personnes. Il n’y a pas qu’un seul pilote, mais de nombreuses personnes – des experts et des non experts et des personnes qui font ici une chose pour la première fois de leur vie, et qui font partie du processus d’une certaine manière, ce qui vient automatiquement avec l’expérience ». S’exprimant au nom de la communauté Aerocene, un membre a développé ce point : « La communauté Aerocene est un collectif open-source, un mouvement pour une ère sans frontières et sans combustibles fossiles… Tomás est un membre fondateur d’Aerocene, mais la communauté est un collectif vivant, en constante évolution, qui se réunit pour la justice climatique avec des relais dans le monde entier ».

Gonflage de la montgolfière Aerocene – Crédit : Quentin Chevrier

J’avais moi-même aidé à organiser le premier vol Aerocene dans le désert de White Sands en 2015, au Nouveau Mexique, où notre projet initial de voler au-dessus du célèbre site national avait été contrecarré par la mort tragique, une semaine auparavant, de deux parents français et d’un enfant qui s’étaient perdus sous un soleil de plomb (l’enfant a survécu). Par miracle, nous avons réussi à persuader deux semaines auparavant un général de l’armée américaine, Timothy Coffin de l’US Space Force, de nous laisser effectuer notre tentative dans le secteur militaire de White Sands, la base de missiles de la guerre froide. Le premier vol (un record) avait été lancé avec succès à l’aube.

Lea Zeberli inspecte l’intérieur du ballon – Crédit : Quentin Chevrier

La synthèse du désir artistique, de l’incertitude et des calculs techniques n’a jamais été aussi bien reflétée que dans les circonstances entourant ce vol. Malgré un vol d’essai réussi à merveille en Suisse avec le même équipement – une montgolfière plus de deux fois plus imposante que celle de 3000 m3 utilisée les des vols précédents et cette fois avec nacelle, autant dire un tout autre challenge – nous étions en fait tard dans une saison hivernale plutôt favorable pour le vol en ballon, en raison des changements brusques de temps survenus récemment en France (la sécheresse prolongée de janvier février avait été suivie d’un mars pluvieux et ce matin-là, en avril, j’ai dû gratter la glace sur le pare-brise de ma voiture). Quelques semaines auparavant, un groupe WhatsApp dédié avait lancé une discussion intense sur les prévisions météorologiques pour le mois à venir, y compris en comparant différents modèles de prévisions météorologiques. Il aurait suffi de suivre ces discussions pour acquérir une formation utile en météorologie. Mais finalement, avec un préavis de 24 heures, nous avons reçu l’instruction de partir le mercredi 5 avril et les gens se sont précipités pour se rendre sur le site par tous les moyens nécessaires, depuis Berlin, New York, la Suisse et des régions éloignées de la France, ainsi que de la région parisienne. Il s’agissait d’un véritable rassemblement de la communauté Aerocene et nous étions enthousiastes. Même les grandes chaînes de télévision françaises étaient présentes. La foule s’est rassemblée près d’une voie ferrée désaffectée, tandis que la sculpture était déroulée et gonflée à l’aide d’un ventilateur électrique. Aucun d’entre nous n’a regretté d’être là. L’ensemble de l’événement a été couvert en direct sur Instagram avec un Tomás équipé d’un micro et le livestream animé en direct par un membre de l’équipe, Christian Flemm, tout en courant frénétiquement à travers les champs aux côtés de l’immense Aerocene en mouvement rapide.

Prêt à décoller – Crédit : Quentin Chevrier

Cet événement a mis en lumière l’incertitude qui entoure les vols de ballons solaires par rapport aux ballons à brûleurs, qui rejettent du carbone dans l’atmosphère. Nous avons pu nous entretenir avec les deux pilotes professionnels sur l’avenir des vols avec des combustibles fossiles, la pilote du vol d’aujourd’hui, Lea Zeberli de Ballon Zeberli, et le pilote de ballon local et expert, Corentin Ragot des montgolfières Air Pegasus. Le vol sans carburant fossile pourrait-il être viable pour l’industrie de la montgolfière de loisir ? Quelles leçons peut-on tirer de ce vol qui n’en est pas un ? Lea nous a raconté comment tout a commencé : « Le fabricant de ballons m’a demandé si j’étais intéressée par un projet secret. J’ai répondu par l’affirmative et l’ai invité à m’en dire plus. J’ai reçu la première vidéo de l’Aerocene Pacha en Argentine, de la part de Leticia Marques (la pilote), et on m’a dit qu’il s’agirait d’un ballon solaire, un ballon beaucoup plus grand. On m’a dit qu’il fallait un pilote expérimenté qui ait le permis de piloter un ballon aussi gros, et que la demande de Tomás était d’avoir une femme. J’ai accepté… Je suis allée à Barcelone pour voir la montgolfière, pour me faire une idée de ce dont il s’agissait, de la différence avec une montgolfière, que je savais piloter. La question est bien de savoir si c’est équivalent à une montgolfière normale pour faire voler un passager ? Ma réponse est non, tout simplement parce que les conditions ne sont pas assez bonnes pour voler réellement. Mais nous pouvons faire une sorte de petite combinaison (entre le solaire et l’utilisation du brûleur – NDT), avec une faible consommation de carburant. Le principal problème est le décollage ».

Tenir la nacelle – Credit: Quentin Chevrier

J’ai fait remarquer que c’est le même problème pour aller dans l’espace, car si on peut aller dans l’espace avec des ballons, au dernier moment, il faut se mettre en orbite, et il n’y a aucune chance que la technologie des ballons puisse le faire (lire à ce sujet Space Without Rockets). C’est donc intéressant. D’une certaine manière, il s’agit plutôt d’une action symbolique. Cela signifie-t-il que vous pensez qu’une solution hybride serait plus durable ? « Oui, je n’avais pas pensé à une solution hybride auparavant. J’ai beaucoup aimé l’idée du soleil. Bien sûr, il faut tenir compte du moment où le ballon solaire est réellement efficace, c’est-à-dire pendant la journée, quand il y a aussi des vents thermiques. C’est l’une des raisons pour lesquelles c’est difficile. Je pense donc qu’il s’agit d’un ballon destiné à effectuer des vols de longue distance dans des régions plus vallonnées que celle en France où nous nous trouvons actuellement. »

Que pense Corentin Ragot de l’absence d’utilisation du brûleur dans un vol solaire ? – « Je dois dire que j’ai espéré pendant de nombreuses années trouver une solution pour supprimer le brûleur et le propane de l’équation du ballon. Oui, j’ai entendu parler de ce ballon il y a quelques années, mais je ne l’avais jamais vu en temps réel. J’ai vu la vidéo de l’Argentine, avec le ballon en train de voler et je dois dire que c’est incroyable. Si nous parvenons à le faire fonctionner parfaitement, ce sera tout simplement incroyable. Je serais très heureux de ne voler qu’avec ce type de ballon et de mettre mon propre ballon à la poubelle. »

Pause pour se regrouper – Crédit : Quentin Chevrier

Lors d’une conversation ultérieure, Lea Zeberli a reparlé de cette première expérience de vol avec le « projet secret », cette nouvelle sculpture plus grande, ce véhicule EC-096 Aerocene Aerosolar contenant 7 000 m3 d’air, qui avait volé avec succès au lac de Constance en Suisse, et que nous avons essayé de faire voler mercredi. Lors d’un vol d’essai à Barcelone, elle s’est rendu compte qu’un ballon solaire avait une puissance de levage énorme, supérieure à celle d’une montgolfière, une fois en l’air.

En dehors des essais privés, il n’y a eu que trois vols humains « réussis » de l’Aerocene. Le premier fut organisé par le Rubin Center de l’Université d’El Paso (Texas) à White Sands (Nouveau Mexique) en 2015, qui était un vol captif et dont le film fut projeté au Grand Palais lors de la COP21 à Paris (comme déjà mentionné ci-dessus). Le deuxième, également un vol captif mais avec cette fois un court essai de vol libre, fut organisé dans la forêt de Fontainebleau durant l’exposition de Tomás Saraceno au Palais de Tokyo en 2018. Enfin le troisième établissait une série de records du monde avec un vol libre Aerocene Pacha à Salinas Grandes en Argentine en janvier 2020. L’expérience de Maintenon a montré qu’il reste encore un long chemin à parcourir pour réaliser le rêve des vols fiables sans combustibles fossiles.

Enfin, il est important de commenter la position de la communauté Aerocene sur la décarbonation de l’air et le changement des comportements. Sur la page web d’annonce, on peut lire ce qui suit : « Aujourd’hui, le rêve de l’humanité de voler est devenu un cauchemar. Il y a 1,3 million de personnes dans les airs à tout moment, rejetant plus d’un milliard de tonnes de CO2 par an, alors que les intérêts des systèmes capitalistes continuent d’obscurcir un imaginaire qui ne devrait être revendiqué par aucune bombe, aucun missile, aucun drapeau ni aucun milliardaire. Outre les changements technologiques, la décarbonation de l’air et une transition énergétique juste exigent également des changements de comportement significatifs. Ce n’est vraiment pas sorcier ! » En tant que curateur ne prenant plus l’avion depuis 2019, je suis heureux de constater que la communauté Aerocene exige un changement de comportement en matière de vol. Cependant, en raison de la fenêtre étroite (48 heures) et de l’évolution rapide des conditions météorologiques, un certain nombre de personnes, y compris les travailleurs du Studio Tomás Saraceno et d’autres personnes impliquées dans le projet, ont pris l’avion en Europe, de Berlin à Paris par exemple, pour être présentes au lancement. Moi aussi, je suis arrivé à la dernière minute dans ce lieu reculé depuis mon village en France dans une voiture à essence. En organisant le vol pionnier en 2015, j’ai également fait venir à White Sands un certain nombre de personnes du monde entier, et je sais donc qu’il s’agit d’un processus de changement dont nous devons tous assumer la responsabilité. Après tout, Greta Thunberg a réussi à se rendre au Chili depuis l’Europe, avec un voilier Imoca traversant l’Atlantique et un bus, pour la COP24, sans prendre l’avion.

Ordre de dégonfler par la police – Crédit : Quentin Chevrier

Nous avons demandé à un membre de la communauté Aerocene de commenter l’utilisation des avions par les participants à ce vol : « La communauté Aerocene encourage la collaboration vers un avenir sans combustibles fossiles ! Dans le processus de confrontation de la crise climatique en tant qu’équipe, en tant que partie d’un collectif, nous travaillons du mieux que nous pouvons pour reconnaître nos sphères de capacité de réponse et agir en conséquence, vers un véritable alignement avec la Terre qui vit et respire. Nous devons parfois prendre l’avion pour des projets auxquels nous croyons vraiment, des projets qui, à leur manière, nous rapprochent de futurs alternatifs, mais, compte tenu des régimes énergétiques et des infrastructures de transport actuels, le chemin n’est pas toujours linéaire. L’objectif est de continuer à apprendre de chaque expérience, afin de faire mieux à l’occasion suivante, sans toutefois stigmatiser les actions individuelles. »

Lea Zeberli et Tomas Saraceno – Credit: Quentin Chevrier

Il convient également de noter que le slogan « L’eau et la vie valent plus que le lithium » porté par le ballon et exprimé par les communautés de Salinas Grandes en Argentine résonnait curieusement avec les luttes environnementales françaises actuelles. La tentative de vol Aerocene a eu lieu quelques jours seulement après les émeutes de Sainte Soline (ayant engagé le pronostic vital de certaines victimes), où les militants écologistes demandaient l’arrêt de la construction de « méga-bassines » et la préservation de l’eau en tant que bien commun face au projet d’extraction des eaux souterraines à des fins agro-industrielles, et à un moment où la France prévoit d’ouvrir une importante mine de lithium en Allier et explore d’autres filons possibles dans tout le pays.

Enfin, il est clair qu’il s’agit d’un processus long et créatif pour apprendre à voler avec le soleil. Joaquin Ezcurra, expert en données aériennes de la communauté Aerocene, résume la situation : « Nous faisons tous ce que nous pouvons pour aller de l’avant et réaliser l’impossible, en solidarité avec les autres. Nous faisons quelque chose de vraiment différent ici. Très peu de gens ont volé ou essayé de faire voler un ballon – ou une sculpture – comme le fait la communauté Aerocene. De plus, notre façon de voler est très nouvelle, et nous nous attendons donc à rencontrer quelques difficultés en cours de route. » La communauté Aerocene se réunira à nouveau les 24 et 25 juin pour un festival au Hangar Y à Meudon, hangar historique de dirigeables, (les détails seront annoncés prochainement). Et comme le dit Ezcurra : « C’est un chapitre qui s’ajoute à une histoire plus longue et plus large, qui, espérons-le, ne fait que commencer ! »

A la prochaine fois ! Credit: Quentin Chevrier

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