En Croatie avec Rewilding Cultures : Catherine Lenoble en quête de web frugal et de récits-compagnons

"When everyone is librarian, library is everywhere". Photo : CC-BY-SA Cathsign

Grâce à ses bourses de mobilité, le programme Rewilding Cultures encourage de nouvelles manières d’imaginer les déplacements et les échanges culturels en Europe. Lauréate 2025, Catherine Lenoble revient ici sur son expérience.

Catherine Lenoble

Catherine Lenoble est une travailleuse du texte, des arts hybrides et des communs basée à Tours. Parallèlement à son activisme culturel au sein de communautés créatives (hacklabs, fablabs, medialabs, édition, cyberféminisme), elle développe un espace de recherche-création qui interroge notre façon de lire écrire éditer en environnement numérique. Depuis 2010, elle crée des objets éditoriaux et/ou fictionnels, web et/ou print, in situ et/ou en ligne, sous la forme de publications, installations, performances, ateliers. En 2022, elle co-initie avec l’artiste Dieudonné Cartier le PrintLab, un atelier dédié à l’impression riso et la micro-édition au sein d’un fablab à Tours pour explorer d’autres façons de penser fabriquer des éditions. Pour l’amour du print, des courts-circuits et des récits à la marge.

Elle est partie rencontrer en Croatie les initiateur.ices de Pirate Care (Valeria Graziano, Marcell Mars, Tomislav Medak et Davor Mišković) un projet de recherche transnational et réseau d’activistes, d’universitaires et de praticiens qui s’opposent à la criminalisation de la solidarité et plaident en faveur d’une infrastructure de soins commune.

Et si… ?

Et si l’on pouvait faire un (ou des) pas de côté en matière de mobilité culturelle et artistique, qu’est-ce que l’on « s’autoriserait » à faire ?
En vérité il ne m’a pas fallu longtemps pour formuler une proposition, encouragée par le format original de la bourse Rewilding Culture.

Partir en train.
Prendre le temps.
Voyager avec un outil d’édition web to print.
Rendre visite à des artistes-chercheur.euses en Croatie partageant des intérêts complices sur ces pratiques (outils de publication, savoirs ouverts, soin des infrastructures techniques).
Et vivre cette aventure avec mon fils.

Voilà comment nous sommes parti.es pendant 12 jours au mois d’août avec Yuri, 8 ans, direction la Croatie.
Pozdrav Rijeka : )

Itinéraire interrail. Départ samedi 16 août Tours > Rijeka via l’Italie et la Slovénie. Retour mercredi 27 août Zagreb > Tours via la Slovénie, l’Autriche et l’Allemagne.

Éditer aussi

Cela faisait un moment que je souhaitais expérimenter davantage des projets croisant micro-édition et technologies web to print afin de continuer à cultiver des productions éditoriales curieuses. Le web to print allie : « l’utilisation des techniques du web (langages html, css et js) pour produire depuis le navigateur un fichier pdf destiné à l’impression, l’utilisation d’outils libres et open source pour la création graphique et l’utilisation de programmation et de scripts pour la mise en page ».

Ces pratiques font leur révolution invisible dans un système dominé par des chaînes éditoriales encore très verticales, commerciales, propriétaires. Elles sont le fait de communauté d’artistes, designers, collectifs très actifves en Belgique, aux Pays-Bas et en France. Iels s’inscrivent dans un continuum de réflexions issues du « permacomputing », mouvement à la croisée des arts numériques, du hacking et du web-design qui prône des outils plus sobres et des pratiques respectueuses des ressources. Le « permapublishing » en est sa déclinaison dans le champ de l’édition et du design graphique.

 

Ce symbole a été largement utilisé dans le cadre de recherches et de pratiques pédagogiques développés par les membres d’OSP (Open source Publishing). Il est disponible en sticker sous licence CC4r : https://practices.tools/

Sarah Garcin est l’une de ces têtes fouineuses, artiste-designer membre de l’Atelier des chercheurs et du collectif Prepostprint, qui explore les sentiers alternatifs de la publication (et tout un tas d’autres pratiques conviviales allant de la cuisine, à la radio, et plus récemment la chanson technocritique !).

« Allo Sarah? ». Nous avions déjà collaboré dans le passé, nous reprenons le fil de nos projets, je lui partage alors cette envie/idée de compagnonner avec un outil de publication (pouvoir faire de l’édition et de la mise en récit de contenus « tout terrain », in situ ou en train). Un mois plus tard nous nous retrouvons à La générale à Paris en juillet pour une session de travail, prête à tester un « outil-compagnon » pour le voyage qui approche.

Les aventurierEs du rail

Je dois bien avouer que ce qui a changé toute la perspective de cette mobilité, c’est d’être parti avec mon fils de 8 ans. Il y a ce quelque chose de différent lorsque l’on voyage avec un enfant. Ce qui se passe à hauteur d’yeux. Ce qui est regardé questionné désiré. Ce qui s’écoute et se goûte. Ce qui se crée.

Le voyage a commencé en train de nuit par le Paris-Nice, cette mythique ligne de train de nuit qui longe la côté méditerranéenne au lever du jour. Il nous faudra une journée de plus pour traverser toute l’Italie du nord et rejoindre Venise en soirée. L’arrivée en train à Venise, entre terre et mer, est toujours aussi magique. Nous y ferons étape pour 3 nuits sur l’île de la Giudecca.

Mé-di-te-rra-née. Photo : CC-BY-SA Cathsign
À hauteur d’yeux (en quête de lézards). Photo : CC-BY-SA Cathsign
Ile de la Giudecca. Venise juste en face, à droite, on devine le campanile et le dôme de la basilique San Marco. Photo : CC-BY-SA Cathsign

Le voyage de Venise vers Rijeka nous réservera quelques surprises. Il n’y a plus de train pour passer la frontière de l’Italie vers la Slovénie, ce sera un bus de Trieste vers Sežana, puis un train direction Pivka, hub rural où l’on attendra la dernière connexion ferroviaire pour Rijeka.

Ville industrialo-portuaire de la côte adriatique, Rijeka est restée longtemps sous la souveraineté des Habsbourg, avant d’être occupée par l’armée italienne, devenir un éphémère État Libre du Fiume, puis être annexée par l’Italie. Elle sera reprise par les troupes de Tito et annexée à la Yougoslavie après la seconde guerre mondiale avant de proclamer son indépendance en 1991. Son héritage est un mille-feuille culturel. Elle devient Capitale européenne de la Culture en 2020.

Arrivée en gare de Rijeka. Photo : CC-BY-SA Cathsign

Le port de Rijeka fut la porte d’entrée du royaume de Hongrie au XIXe et début XXe en baie de Kvarner sur la côte adriatique. Il est aujourd’hui encore le plus grand port de Croatie. Photo : CC-BY-SA Cathsign
Devant le musée de la ville « Rijeka City Museum – The Sugar Palace » (ancienne raffinerie de sucre). Photo : CC-BY-SA Cathsign

Conversations

Nous restons une semaine en Croatie, principalement à Rijeka puis Zagreb. Les journées s’organisent de façon fluide au gré des disponibilités de Davor, Valeria, Marcell et Tomislav, l’équipe de Pirate Care. Avec chacun d’entre elleux, une conversation s’engage autour de nos activités communes et des savoirs militants qui en découlent (dans des lieux-laboratoire, avec des outils et infrastructures techniques ouvertes, des réseaux alliés en Europe, des pratiques éditoriales et des publications collectives).

Première rencontre dans les locaux de Drugo More accueilli par Davor et Barbora. Yuri s’installe avec son tome 2 d’Harry Potter pendant que nous traversons aussi des temps passés présents futurs. Crée en 1999, Drugo More c’est un bon quart de siècle d’activisme culturel, de médias tactiques et d’arts hybrides à travers leurs activités de médiation, d’actions citoyennes, de festivals, d’expos et de workshops.

Dans les bureaux de Drugo More côté bibliothèque. Photo : CC-BY-SA Cathsign

Autour de la table, du café, des publications et des fanzines imprimés en riso. Le hors-série MCD L’Europe des medialabs est notre notre relique (j’en ai assuré la coordination éditoriale… en 2011 et Drugo More y a contribué), une archive en commun que l’on feuillette. Malgré les crises multiples, certains de ces labs et collectifs sont toujours debout. « Ça tient », encore, souvent à travers des coopérations artistiques et le soutien de programmes européens.

C’est d’ailleurs dans le cadre du projet européen « Figure it Out – L’art de vivre à travers les failles du système » que nous nous sommes toustes rencontré.es ou retrouvé.es en juin 2024 lors du festival Re/Dé}connecte co-organisé avec Labomedia à Orléans. Finalement, en août 2025, nous ré-ouvrons les conversations entamées un an plus tôt. Entre temps, les projets Figure It Out et Pirate Care sur lequel toustes travaillaient sont clôturés et ont donné lieu à des publications.

« When everyone is librarian, library is everywhere » (Memoryoftheworld). Photo : CC-BY-SA Cathsign. Photo : CC-BY-SA Cathsign

Avec Valeria et Marcell, les discussions ont lieu en terrasse de café, chez eux, lors de repas collectif ou à la plage, les enfants sont avec nous (Yuri et Maté le fils de Valeria et Marcell). Nous échangeons des bouquins, nous ouvrons les ordinateurs pour se montrer des outils, nous partageons nos expériences de développement de base de données et autres bibliothèques de contenus pour lesquelles il y aura eu de la sueur des erreurs et bien sûr des petits bonheurs. Nous évoquons également ces communautés de pratiques en commun (Constant), ces autres collections (Monoskop) et initiatives de web frugal (Low tech magazine) qui re-donne énergie et inspiration pour maintenir au long cours des démarches aussi exploratoires qu’engagées.

Valeria et Marcell reviennent notamment sur leurs recherches à l’intersection du « care » et de la « piraterie » et le travail qu’ils ont mené autour du site syllabus.pirate.care. Sous la forme de syllabus (supports de cours), ce site sobre et statique introduit des pratiques d’auto-organisation et de mise en commun d’outils, de technologies et de savoirs, pour offrir une solidarité inconditionnelle aux personnes les plus exploitées et discriminées. Ces contenus (théoriques et pratiques) destinés à être activés, adaptés, enrichis, sont adossés à un autre outil développé par Marcell et Tomislav, Memoryoftheworld, un réseau de bibliothèques interconnectées qui rend accessibles une giga-collection de livres au format numérique.

Le club MaMa, hacklab dans le centre-ville de Zagreb. Photo : CC-BY-SA Cathsign

Nous quittons Rijeka pour rejoindre Zagreb. Nous y sommes accueillis par Tomislav membre fondateur de l’Institut Multimedia/club MaMa, un lieu facilitateur de rencontres entre hackers, artistes, philosophes, DJ, activistes, créée en 2000. C’est ici que Tomislav et Marcell initient le label d’édition GNU GPL EGOBOO.bits, ainsi que de nombreux événements et expositions autour du hacking et des cultures numériques.

Tomislav évoque la place qu’a toujours occupé dans leurs projets le livre, sa circulation, sa digitalisation et ses infrastructures in/visibles que sont les bibliothèques. Avec Marcell, ils militent pour une nouvelle forme de bibliothèque publique (programme Public Library) composée de bibliothèques privées interconnectées (projet Memory of the world). Leur démarche s’accompagne d’outils de partage de livres, de campagnes de numérisation des savoirs menacés avec un bookscanner et d’expositions, comme « Paper Struggles » (luttes de papier) en 2020.

Démo de leur scanner de livres DIY (bookscanner) par Tomislav. Photo : CC-BY-SA Cathsign

La bibliothèque publique est ainsi pensée comme un outil narratif critique pour susciter le débat sur le régime de la propriété intellectuelle, les inégalités d’accès à la culture, à la science et à la recherche, ou encore le monopole de la digitalisation par les grandes plateformes.

Travel to print

Ce qui résonne avec d’autres formes d’hégémonies que l’on retrouve ailleurs dans la chaîne du livre, du côté des pratiques éditoriales et graphiques, dominées par des logiciels d’édition propriétaire (Adobe). Partant du constat qu’en France «Les formations publiques conduisent les étudiants à devenir dépendants de ces outils propriétaires, fermés, coûteux et utilisés par un marché du travail qui aimerait s’en passer… mais ne trouve personne formé aux outils alternatifs », des écoles d’art, des écoles d’ingénieurs et des universités européennes se sont réunis autour d’un projet de recherche en commun EPE (Écran Papier Édition) pour concevoir des outils logiciels éditoriaux innovants, raisonnés et durables, sous licence ouverte, pour une approche alternative et créative entre l’écran et le papier.

Sarah Garcin travaille actuellement sur un état de l’art technique des dispositifs web to print dans ce cadre. 
Car oui il y en a !
Viva la technodiversité.

Voyager avec un outil-compagnon. Photo : CC-BY-SA Cathsign
Écran (masqué) Papier Édition. Photo : CC-BY-SA Cathsign

Ça y’est, nous bouclons le voyage : du club Mama, Tomislav nous dépose à la gare de Zagreb, direction Ljubljana, capitale de la Slovénie, où nous passerons quelques heures en attendant le train de nuit direction Munich, puis Paris. 

De toutes ces trajectoires et conversations, de cette (en)quête et de ces premiers tests avec un outil web to print, l’idée est de publier à l’automne un récit-compagnon venant prolonger cet article pour entremêler journalisme culturel, savoirs sensibles et ressources documentaires. Un objet web et print. Écran et papier. Pour explorer d’autres façons d’éditer, imprimer et amplifier des récits (col)porteurs de ces alternatives.

Site web du Programme Rewilding Cultures

Le mentorat pour cette bourse a été assuré par Makery

Tabou, transgression, transcendance et autres histoires provocantes

on/scenity par le ambigue - Photo Chrysa Chouliara

La conférence internationale Taboo-Transgression-Transcendence (TTT) in Art & Science a tenu sa 6e édition au Kino Šiška à Ljubljana, en Slovénie, du 9 au 13 septembre. Organisé depuis 10 ans par le département des arts audiovisuels de l’université ionienne (Corfou, Grèce), cet événement fait également partie du réseau Feral Labs et du programme de coopération Rewilding Cultures, cofinancé par l’Union européenne. Chrysa Chouliara, chroniqueuse en résidence pour le programme Rewilding Cultures de Makery pendant l’été 2025, partage ses impressions sur cet événement provocateur.

Chrysa Chouliara

Le boson de Higgs n’est pas entré dans l’histoire comme la plus grande entité au monde, ni comme la plus simple. Il a plutôt acquis sa renommée grâce à sa complexité. Parfois, des fragments obscurs, lorsqu’ils sont réunis, peuvent changer notre monde plus puissamment qu’une grande campagne coordonnée. Dans le climat politique actuel, marqué par la montée du fascisme et l’écocide de masse, il n’est pas surprenant que des conférences comme TTT existent. Pour paraphraser Newton : toute action entraîne une réaction égale et opposée.

Ouverture de la sixième édition de Taboo-Transgression-Transcendence in Art and Science au Kino Šiška. Photo Ewen Chardronnet
Dalila Honorato, principale organisatrice de TTT – Photo Chrysa Chouliara

Il est difficile d’écrire sur TTT—son format s’apparente davantage à une expérience holistique qu’à une conférence. Avec environ 170 intervenants venus de plus de 30 pays pour aborder des questions telles que la nature de l’interdit, l’esthétique de la liminalité et l’ouverture d’espaces propices à la transformation créative dans la fusion entre science et art, il était humainement impossible d’assister à toutes les interventions. Personnellement, j’aurais aimé avoir la possibilité de tout revoir avec une machine à remonter le temps, car je n’ai jamais rencontré une sélection aussi complexe de sujets aussi exquis.

Au premier abord, le format du TTT semble simple. Dans chaque panel, chaque intervenant dispose de 15 minutes pour présenter son exposé, suivi d’une discussion finale avec tous les participants. Mais voici le rebondissement : dans la plupart des conférences, les participants sont regroupés en fonction de leurs approches similaires d’un sujet. Il ne faut pas longtemps pour comprendre que le génie de la programmation de TTT réside dans les perspectives et les approches méthodologiques contrastées de ses intervenants. Chaque panel est un tapis finement tissé de couleurs opposées, qui stimule nos neurones dans toutes les directions.

La mort n’est pas la fin : du lombricompostage au deuil écologique (eco-grief)

Depuis huit ans Andrew Gryf Paterson s’est lancé dans le lombricompostage chez lui et a documenté ses interactions avec sa « clew » (une communauté de vers de compostage Eisenia fetida) à travers des collages photo ludiques partagés sur une plateforme de blogs populaire. Sous le titre en langage familier écossais Me an ma Wormies #1, ces publications témoignent d’une relation symbiotique : il fournit des déchets organiques, et les vers et leurs collaborateurs microbiens les transforment en humus riche en nutriments, ou « or noir ».

The Clew – Vidéo de Andrew Gryf Paterson Crna Gora/Montenegro
L’éducation du Clew — Les vers étaient nourris, entre autres mets délicats typiques, de restes de légumes et de marc de café : des morceaux de papier provenant de vieux livres en lambeaux — Photo d’Andrew Gryf Paterson

Passionné par son objectif, il a apporté ses vers de compostage « Clew » depuis Helsinki, en Finlande. Ces vers ont été nourris, entre autres mets délicats, de restes végétaux et de marc de café, ainsi que de morceaux de papier provenant de vieux livres en lambeaux. Paterson s’est intéressé à la recherche de moyens pour inciter les jeunes à adopter le lombricompostage en transformant cette activité en une expérience éducative captivante grâce à des supports visuels interactifs plutôt qu’à des images statiques, dans l’espoir de créer un prototype de système « visual jockey » (VJ) qui révèle visuellement les processus cachés qui se déroulent dans les bacs à compost. L’exposition à la lumière naturelle du soleil est mortelle pour les vers, de diverses manières. Les vers de terre n’ont pas d’yeux, mais des cellules réceptrices sensibles à la lumière et au toucher, ce qui rend extrêmement difficile le suivi de leurs mouvements. L’utilisation de différentes fréquences lumineuses, telles que le rouge et l’infrarouge, nous a encouragés à nous salir les mains et à nous impliquer.

La mort d’une noble dame (Panneau 8 sur 9) Aquarelle, Japon, XVIIIe siècle – Source Wikipédia

Restant dans une démarche décomposante, François-Joseph Lapointe, biologiste et bioartiste, s’inspire de la biologie moléculaire et de la génétique. Dans la pratique bouddhiste, la contemplation de la mort fait partie intégrante de la méditation, et de nombreuses cultures pratiquent les funérailles célestes, laissant les corps exposés à la nature. Cette vision pragmatique de la mortalité a inspiré le kusôzu, une forme d’art japonais (XIIIe-XIXe siècle) représentant, en neuf étapes, la décomposition graphique d’un cadavre, généralement féminin. Cette tradition, qui mêle religion et esthétique, trouve un parallèle dans les études médico-légales du thanatobiome, c’est-à-dire les communautés microbiennes impliquées dans les cinq étapes de la décomposition humaine : fraîcheur, gonflement, décomposition active, décomposition avancée et dessèchement/squelettisation.

Les approches artistiques et scientifiques explorent toutes deux le corps post mortem, reflétant la nature cyclique de la vie et de la mort. Alors que le kusôzu raconte visuellement la décomposition corporelle, le thanatobiome dévoile les successions microbiennes qui la provoquent, révélant la thanatomorphose, c’est-à-dire la transformation progressive d’un corps humain en charogne, squelette et poussière. Au-delà de la simple représentation, la pratique hybride entre art et science de Lapointe propose de nouvelles façons de dépeindre la décomposition, faisant le pont entre les traditions esthétiques anciennes et la criminalistique microbienne contemporaine.

“La mort est un nœud.
C’est un point d’implosion, où le passé, le présent et l’avenir s’effondrent – une présence/absence de ce qui meurt.
Et peut-être, un effondrement pour ceux qui restent.
Une préoccupation majeure dans la philosophie et la culture occidentales.
Un point de référence. Un terme éternellement réapproprié par le discours.
Soumis à la fois à la pornification et à la tabouisation.
Marietta Radomska

Après avoir passé plusieurs mois dans différents services de cancérologie en tant que patiente, la mort, le deuil et le tabou qui entoure la mortalité me touchent peut-être différemment de la plupart des gens. Pourtant, je ne savais pas qui était Marietta Radomska lorsque je me suis retrouvée à monter et descendre deux étages en transpirant et en haletant avant d’entrer enfin dans sa conférence, intriguée uniquement par le titre. Je n’ai pas été déçue. Le concept de chagrin écologique (eco-grief) a donné forme à des sentiments que je n’avais pas encore réussi à exprimer avec des mots.

Illustration de Chrysa Chouliara/Kaascat inspirée par la présentation de Radomska

« Le sentiment de deuil devient de plus en plus tangible dans des contextes où le changement climatique et la destruction de l’environnement planétaire transforment certains habitats en espaces invivables et induisent des inégalités socio-économiques et des vulnérabilités partagées qui dépassent le cadre humain. Si le deuil et la perte liés à la disparition d’un être humain ou de ce qui a déjà disparu sont socialement acceptés, voire attendus, le deuil de la mort non humaine et de la perte écologique a un statut assez différent. Il est souvent décrit comme un « deuil privé de droits » (Doka 1989) : il n’est pas ouvertement accepté ou reconnu par la société. Parallèlement, la mort et la perte peuvent aujourd’hui être considérées comme des préoccupations environnementales importantes. À bien des égards, elles sont étroitement liées aux mécanismes de violence environnementale et à ses multiples manifestations. »

Extrait de “Mourning the More-Than-Human: Somatechnics of Environmental Violence, Ethical Imaginaries, and Arts of Eco-Grief” de Marietta Radomska, Somatechnics, Volume 14, Issue 2, Août 2024.

Taxonomies non taxonomisables : « Trop d’ordre est un signe de danger »

Nous sommes jeudi matin et la plupart d’entre nous, dans la salle Komuna du Kino Šiška, pleurent. La raison derrière cela est la présentation de daniela brill estrada “The in-taxonomizables”: une conférence/performance sur la matière indisciplinée. Ses mots sont tranchants comme les dents du requin qu’elle admire tant.

« Il s’agit de tout ce qui ne peut être taxonomisé, catégorisé, mesuré, il s’agit de corps et d’existences métamorphosés qui résistent aux systèmes de catégorisation binaires et fermés qui nient la vie et la matière dans leur état purement libre, complexe, étrange, désordonné et queer. »

 

Extrait de « The in-taxonomizables », par daniela brill estrada, illustré par Isabel Prade. Le texte fait partie du projet de recherche en cours « shapeshifting matter for an unstable universe » (matière métamorphosable pour un univers instable) et a été rédigé pour la publication de l’exposition « they say identity: we say multitude » (ils disent identité : nous disons multitude), qui s’est tenue à Improper Walls en 2024, 225 années après la naissance de Mary Anning.

Estada s’inspire de son parcours personnel de rébellion contre les formes fixes ou les taxonomies, s’appuyant sur l’absurdité des hiérarchies genrées, la violence inhérente aux classifications sociales, coloniales et scientifiques, et la profonde sagesse des créatures inclassables telles que les requins, les roches, et les gouines salées, remettant en question la stabilité à laquelle les humains s’accrochent, se présentant comme une trajectoire d’informations en constante transformation, célébrant le fractal, le contradictoire, l’indiscipliné, le distrait, l’étrange.

La prochaine conférence est « Queer Mermaids in Contemporary Art » (sirènes queer dans l’art contemporain) de Jessica Ullrich. Chez Hans Christian Andersen, la sirène se conforme aux normes humaines et souffre de ce fait. Quelques instants après sa métamorphose : « Ta queue se divisera et rétrécira jusqu’à devenir ce que les gens sur terre appellent une paire de jambes galbées. Mais cela fera mal ; tu auras l’impression qu’une épée tranchante te transperce. » Au cours de sa transformation, elle perd sa voix et son identité. Mais bien avant qu’Andersen et Disney ne transforment les sirènes en icônes, les créatures marines existaient déjà dans les cosmologies noires et autochtones. L’image occidentale de la sirène reflète les idées coloniales de la beauté et de la féminité, mais le personnage lui-même a un potentiel radical. En tant qu’hybride entre la femme et le poisson, elle remet en question les dichotomies entre nature et culture, humain et non humain. Les artistes qui imaginent des sirènes queer, âgées, noires, handicapées ou transgenres utilisent ce personnage pour remettre en question le racisme, le sexisme, le capacitisme et la suprématie humaine.

Aphrodisiaques, sorcières et multitudes

« Et si les humains pouvaient remédier au changement climatique simplement en buvant une potion spéciale ? Une potion qui créerait des conditions équitables entre toutes les entités, humaines et non humaines ? Imaginez maintenant que cette potion spéciale soit fabriquée par une nouvelle espèce d’huîtres issues de la bio-ingénierie. Ces nouvelles huîtres cyborg améliorées sécrètent un fluide qui, lorsqu’il est ingéré, transforme la sensation extatique d’aphrodisiaque chez les humains en un nouvel état de conscience : un « aquadisiaque » !

Aquadisia par Stephanie Rothenberg – Photos de Chrysa Chouliara

« Aquadisia » est un projet ludique de performance et de design spéculatif de Stephanie Rothenberg qui joue sur le mythe de l’huître comme aphrodisiaque pour réimaginer une relation plus symbiotique entre les humains et les autres espèces. Il fusionne cela avec l’esthétique du télémarketing, où des publicités pseudo-scientifiques promettant tout, de la jeunesse éternelle à la perte de poids sans effort.

on/scenity par le ambigue – Photo Chrysa Chouliara

À l’époque où l’écocide est massif et les féminicides sans vergogne, il n’y a pas d’issue facile. L’exploration de soi devient un acte de défi, forgeant un coven de sorcières prônant le plaisir consensuel dans la performance on/scenity de le ambigue.

on/scenity on/scenity est une célébration des désirs synthétiques, une cérémonie provocante qui mêle sexe, technologie, magie et biologie.

C’est un rituel qui consiste à se réapproprier son corps et son désir.
Il incarne la rébellion des sorcières d’Hécate, le biohacking du futur et la magie sexuelle du sacré obscène. 🌑🩸

Notre culte remet en question les frontières entre technologie et chair, entre impureté et pouvoir, entre érotisme et révolution – il reflète ses aspects terrestres, lunaires et chthonien.

Dans la lignée des travaux et domaines de recherche précédents d’ALMA Futura, consacrés à la santé féminine et à son innovation, combinant biotechnologie et dispositifs portables interactifs, et du Bruixes Lab – laboratoire nomade de biohacking, de sextech et de rituels de sorcellerie, la performance célèbre l’autonomie et la souveraineté du corps : Nos corps nous appartiennent, nous pouvons les explorer, les expérimenter et les hacker.

Tiré de “The in-taxonomizables,” de daniela brill estrada, illustré par Isabel Prade

Luttant contre le financement précaire, l’épuisement professionnel et l’inégalité d’accès, le succès de TTT réside dans sa capacité à créer des espaces provocateurs mais sûrs. Chaque sujet a été abordé de manière transdisciplinaire, rompant avec le format d’une conférence traditionnelle. Chaque thème a trouvé sa place et a été traité avec respect. En bref, TTT est une mosaïque inclusive d’expériences contrastées, où un réseau mondial de praticiens diversifiés établit des collaborations à long terme, une solidarité et une résilience.

Événements parallèles

En dehors des amphithéâtres, une multitude d’événements parallèles se déroulaient dans la ville colorée de Ljubljana. Mais le temps, étant ce qu’il est, ne m’a permis d’assister qu’à deux d’entre eux.

À Circulacija 2 – Photo de Chrysa Chouliara

Sous la gare routière centrale, dans un passage fréquenté par les toxicomanes, se trouve Cirkulacija 2. Association littéralement « souterraine », Cirkulacija 2 est une initiative artistique basée à Ljubljana, dont les origines remontent à 2007. Véritable plaque tournante locale pour la production artistique indépendante, elle encourage les pratiques interdisciplinaires fondées sur le soutien mutuel, le partage des méthodologies et la cohésion sociale. Nous sommes là au moment de l’exposition Spatiality, Echoes of Movement de Bass Jansson — et, bien sûr, pour goûter les Slug Burgers.

Echoes of Movement de Bass Jansson – Photo Chrysa Chouliara
Préparation pour manger des limaces – Photo Marc Dusseiller

Oui, vous avez bien lu… Marc Dusseiller, chercheur nomade et « workshopologiste », et l’artiste Dominik Mahnič, ont présenté une performance participative — une exploration provocatrice du bioart confrontée à une question essentielle : comment peut-il y avoir un art biologique authentique sans accepter la réalité du meurtre ? L’œuvre s’appuie sur plus d’une décennie d’expéditions de « chasse urbaine » et invite les participants à réfléchir aux frontières floues entre création et destruction, vie et décomposition — un thème récurrent dans les recherches de TTT sur l’éthique et l’esthétique du vivant.

Les hamburgers à la limace, de la production à la consommation chez Cirkulacija 2 – Photos Chrysa Chouliara

La prochaine étape est la galerie Kapelica, où les curateurs ont développé Forensic Performativity, une méthode de présentation qui inclut des restes médico-légaux, des documentations vidéo et photographiques de projets de performances radicales précédemment organisés, ainsi que l’expérience performative du récit personnel dans le cadre intime d’une exposition mise en place dans ce lieu, réussissant à saisir le caractère unique de la performance extrême en tant que médium à travers ses vestiges.

« Forensic Performativity » à la Galerija Kapelica. Photo Institut Kersnikova

Dans le même bâtiment, il y a de nombreux ateliers. Parmi eux se trouve celui de l’un de mes artistes préférés, VTOL / Dmitry Morozov, dont j’admire les sculptures cinétiques depuis des années. Visiter son atelier, un peu par hasard, m’a donné l’impression de découvrir un autre œuf de Pâques de TTT. Quelque chose qui me console à peine d’avoir manqué la conférence de Maja Smrekar sur ses soucis avec l’extrême-droite slovène (à ce sujet vous pouvez contribuer au fond de soutien Art Kinship, une plateforme soutenue par Makery, ndlr).

Panel en soutien à la cause judiciaire de Maja Smrekar (au micro) avec Dalila Honorato, Jens Hauser, Mojca Kumerdej et Ewen Chardronnet (Makery). Photo : Institut Kersnikova
Applaudissements finaux des hôtes locaux Kino Šiška et Projekt Atol. Photo Ewen Chardronnet

En savoir plus sur TTT2025 Ljubljana

En savoir plus sur Rewilding Cultures and the Feral Labs Network

Lire notreentretien avec Maja Smrekar.

Oscillations depuis le « supercamp » HomeMade en Suisse

HomeMade 2025. Credit: Chrysa Chouliara

HomeMade est une rencontre annuelle d’une semaine consacrée à la recherche en mécatronique, organisée dans différents endroits reculés de Suisse. Ce camp est conçu pour encourager les pratiques DIY (Do-It-Yourself) et DIWO (Do-It-With-Others) dans un environnement hors réseau. Cette année, 20e anniversaire de l’évènement, le camp a réuni 109 participants et une multitude de projets du 1er au 10 août dans une pension suisse située sur les rives du lac de Constance. Chrysa Chouliara, chroniqueuse en résidence pour le programme Rewilding Cultures de Makery en 2025, partage ses impressions sur cette « super édition » unique du summercamp suisse.

Chrysa Chouliara

« Les artistes hackers agissent comme des hackers culturels qui manipulent les structures techno-sémiotiques existantes à des fins différentes, afin de s’introduire dans les systèmes culturels sur Internet et de leur faire faire des choses pour lesquelles ils n’ont jamais été conçus. »

Jenny Marketou, artiste grecque multidisciplinaire, conférencière et autrice, lors d’un entretien avec Cornelia Solfrank en 2000.

La première fois que j’ai participé à un camp de vacances en été, j’avais environ neuf ans. Après une semaine d’inadaptation parmi mes camarades, ma période de vie sans surveillance loin de chez moi s’est terminée sur la banquette arrière de la voiture de mes parents, les jambes couvertes de pansements et chaussée de deux chaussures différentes.

Depuis lors, le seul camp où je suis régulièrement retournée est HomeMade en Suisse. Organisé par SGMK (Swiss Mechatronic Art Society), Il se déroule chaque année dans un lieu différent, allant d’anciennes chocolateries abandonnées à des châteaux isolés, offrant une atmosphère unique, DIY-or-die, hors des sentiers battus, faite d’une constellation de personnes venues du monde entier.

Workshop animé par le designer taïwanais Shih Weih Chieh, alias Abao, sur les cellules solaires à colorant, au Waldhaus (maison forestière). Lisez son interview dans Makery en 2024. Photo : Ewen Chardronnet

20 ans de camps HomeMade

Cette année, HomeMade a duré dix jours au lieu d’une semaine habituellement, à l’occasion de son 20e anniversaire. La plupart des associations organisent des summercamps afin que leurs membres puissent mieux se connaître et se plonger dans leurs sujets préférés. Dans le cas de SGMK, c’était l’inverse : l’association a été créée après la troisième édition du camp HomeMade.

Le camp agit à la fois comme le ciment qui soude le collectif des participants et comme l’étincelle qui déclenche de nouveaux projets. Sans surprise, cette communauté très soudée et ses invités internationaux partagent un état d’esprit similaire. Ils évoluent entre musique électronique, art, science et technologie, avec un accent particulier sur le « hacking » au sens large du terme. Les membres de SGMK s’associent souvent pour repousser de manière créative les limites des systèmes, des appareils, des programmes ou des objets, que ce soit en construisant des synthétiseurs DIY, en transformant des webcams en microscopes USB ou même en essayant de réinitialiser les moniteurs des tests de grossesse.

Illustration de Chrysa Choularia

Nous arrivons tous au Wartburg, un hébergement collectif à Mannenbach, en sueur et haletant après avoir gravi la colline. Le bâtiment surplombe le lac, et sa vue panoramique est le décor du brouhaha des visages familiers qui se rencontrent et se saluent. Du coin de l’œil, j’aperçois Paul Tas, alias Error Instruments. Paul n’a pas vraiment eu un départ facile dans la vie. L’école était pour lui une lutte, la dyslexie transformait les apprentissages en batailles, et à un moment donné, il a hérité du surnom « Error » (erreur), tiré des messages « syntax error » (erreur de syntaxe) qui clignotaient sur les premiers ordinateurs. Mais au lieu d’éviter les erreurs, il s’est penché sur elles, a transformé les pépins, les faux pas et les mauvais virages, et assemblé le tout à l’aide de microcontrôleurs modernes. Le résultat : de petites séries d’instruments bizarres, sauvages et élégants.

Paul Tas montrant à Mara et Denisa ses beaux synthétiseurs. Photo : Maya Minder

Avec 109 participants cette année, la logistique était difficile, mais l’auto-organisation a une fois de plus fait ses preuves. Fidèle au nom du camp, tout a été préparé et maintenu par les participants, y compris la cuisine et le ménage. Nous avons pu déguster les spécialités de chefs qui nous ont servi des dîners algériens, indiens, slovènes ou japonais.

Le musicien français Quentin Aurat, les artistes japonais en résidence Azusa Yoshimoto & Toru Ryu Oyama, et le usicien suisse Simon Berz, en pleine discussion après le diner japonais. Photo : Ewen Chardronnet

Hacklab dans la maison forestière

Sous le bâtiment principal, presque caché par des arbres imposants, un escalier qui semble interminable mène au Waldhaus, la « maison de la forêt », où tous les musiciens et de nombreux hackers s’affairent à installer leur repaire.

Postes de travail des compositeurs au Waldhaus (de gauche à droite, Jena Jang (KR), Gabrielle Amidala (UK), Paul Tas (DE)). Photo : Ewen Chardronnet
L’artiste slovène Boštjan Čadež – Fšk et son installation VR. Photo : Ewen Chardronnet

Je suis très contente de revoir Quentin Aurat — un artiste multidisciplinaire français avec son instrument à ressort DIY, Poutr, dont j’avais adoré la performance à ArtLabo Retreat. Son travail oscille entre l’art et la technologie, disséquant les protocoles de transmission, les dispositifs médiatiques humains et l’étrange poésie de leurs artefacts. Musicien autodidacte, Aurat s’appuie sur l’improvisation dans sa pratique, comme en témoigne sa performance à HomeMade.

Quentin Aurat à HomeMade lors de la soirée de clôture — Photo de Chrysa Chouliara

Tard dans la nuit, à mi-chemin, une installation lumineuse et fumigène de Charon Obulus transperce les ombres obscures. Je pénètre dans une tente translucide qui enveloppe une piscine gonflable autoportée. Aussi fascinant que cela puisse être, c’est une nuit chaude, parfaite pour une baignade nocturne. Je jette un coup d’œil à droite, puis à gauche, et après m’être assurée qu’il n’y a personne, je saute dans la piscine. Je ne suis ni la première ni la dernière à adopter une approche opportuniste de cette œuvre d’art.

Installation de Charon Obulus – Photos de Chrysa Chouliara

Le lendemain matin, le Waldhaus s’était transformé en paradis du DIY, chaque centimètre carré recouvert d’appareils électroniques, où la soudure ne s’arrêtait jamais. Une pièce plus calme à l’arrière avait été aménagée en studio de radio pour les interviews.

Les musiciens espagnols Alfonso Millán Omil et Paula Pin répondant aux questions de Julien Bellanger de (Ping, Fr) après leur concert sur la radio p-node. Photo : Ewen Chardronnet

Ecoutez la session de Paula Pin & Alfonso Millán Omil (online et retransmis en FM à Mulhouse) :

En 2007, Claude a construit sa première Atari Punk Console à SGMK. C’est là qu’il a été contaminé par le virus du DIY électronique. Depuis, il construit ses propres synthétiseurs aux oscillations inhabituelles et s’intéresse de plus en plus au circuit bending. C’est ainsi qu’il a développé son projet actuel, FlipFloater.

Ecoutez la session de Flip Floater pour p-node radio (online et retransmis en FM à Mulhouse) :

De la même manière, le musicien suisse Oliver Jäggi, alias Omega Attraktor, fabrique ses propres instruments, particulièrement dédiés à l’improvisation.

Oliver Jäggi au travail. Oliver fait aussi partie du noyau dur organisateur de HomeMade. Photo : Ewen Chardronnet

Une fois par jour (ou plus !), et avec une certaine réticence, les hackers du Waldhaus gravissaient l’escalier gigantesque qui menait à la maison principale pour le dîner. L’effort était encore plus grand après avoir profité des jam sessions nocturnes.

Jam session au Waldhaus. Photo : Ewen Chardronnet

Parlez-vous Braille?

Hugues Aubin, invité par le projet Archipelago Synergies, défenseur des fablabs et de l’esprit maker, vêtu d’une tunique cousue main, a présenté ForgeCC, une plateforme permettant le partage de compétences via les fablabs et les outils open source de la base vers le sommet. L’idée est simple : proposer un workshop, le faire approuver, le réaliser, le documenter. Pas de bureaucratie, juste des manuels et des connaissances partagées. En un an, plus de 30 workshops ont vu le jour dans 11 pays.

Hughes Aubin portant l’une de ses tuniques, cousues par lui-même. Photo : Maya Minder

L’un des projets présentés les plus intéressants a été la BrailleRAP. Le braille est une forme d’écriture destinée aux personnes aveugles, dans laquelle les caractères sont représentés par des motifs de points en relief que l’on peut sentir du bout des doigts.

Exemple de l’alphabet braille en anglais – Source Wikipedia. CCA-ShareAlike 2.0

L’accès aux appareils électroniques braille (afficheurs braille actualisables) et aux imprimantes braille peut être très coûteux, ce qui constitue un obstacle financier pour de nombreuses personnes aveugles et éducateurs qui doivent préparer de petits lots de textes pour leurs élèves. BrailleRAP est une imprimante braille open source que tout le monde peut construire, partager ou même vendre. Cette machine réduit les coûts et permet à tout le monde de convertir du texte en braille, puis de l’imprimer sur papier, ou même sur des feuilles métalliques, (par exemple en recyclant des canettes de soda en aluminium).

Presentation de la BrailleRAP, une embosseuse Braille DIY open source (2023) :

La beauté de la présentation d’Hugues Aubin résidait dans son alignement avec la création d’un nouveau conseil d’administration pour l’association Friends of Linux University, fondée par Michel Pauli et Chanceline Ngainku Pauli au Cameroun. Ce projet enseigne la programmation et la technologie solaire appliquée dans une école rurale, où les élèves apprennent à coder des pages web, à explorer la robotique et à construire des pompes à eau solaires, entre autres compétences. Friends of Linux accueille également une résidence d’artistes et de makers, qui a déjà reçu des visiteurs tels que Miranda Moss et Urs Gaudenz du Gaudi Lab (lire l’article de Miranda Moss publié en 2024 dans Makery).

Conseil d’administration de Friends of Linux University à HomeMade. Photo by Maya Minder
Sérigraphie réalisée à l’occasion du 20e anniversaire de Homemade avec Miranda Moss et Urs Gaudenz. Photo de Maya Minder.

Pour les enfants et les adultes

Chaque jour, tout le monde s’affaire à travailler sur ses projets ou participe à des workshops planifiés ou improvisés, ou encore à des entretiens radiophoniques. Je ne fais pas exception : je continue à travailler sur mon roman graphique Fluffy. Les discussions que j’ai avec tout le monde tard le soir m’aident dans mon processus créatif.

Illustration de Chrysa Chouliara.

À midi, certains d’entre nous se rendent au lac. La plupart profitent d’une longue baignade relaxante, mais d’autres travaillent sur leurs projets « aéronautiques » en faisant voler leurs avions artisanaux sur les rives du lac de Constance. Une fois, l’un des avions a failli atterrir sur ma tête. Pendant un instant, l’idée paradoxale de mourir dans un accident d’avion pendant que je nageais m’a traversé l’esprit.

Il serait injuste d’oublier de mentionner que HomeMade est un événement adapté aux enfants, et que de nombreux parents ont fait preuve d’une grande imagination pour leur proposer des ateliers ludiques.

Les enfants font le show – Photo de Chrysa Chouliara

Beaucoup de musiciens, beaucoup d’esprits

Alors que la semaine touche à sa fin, le dernier événement se déroule : des concerts qui durent du début de l’après-midi jusqu’au lendemain matin. Monica Pocrnjić, notre chef cuisinière pour la soirée de clôture, surnomme le plat « thérapie traumatologique », car nous nous réunissons pour hacher sans pitié 22 kilos d’oignons. Les larmes coulent parmi les rires ; ce n’est pas un travail pour une seule personne, c’est pourquoi chaque équipe de cuisine comptait cinq membres, plus quelques volontaires spontanés.

Il n’y a pas de scène fixe pour les concerts ; nous déambulons dans la forêt et entre les deux maisons, guidés par le programme. Chaque musicien a construit son propre dispositif, transformant chaque coin en une nouvelle scène.

Impressionant concert lors de la soirée de clôture du musicien suisse Michael Egger de l’association art-science-éducation [ a n y m a ] à Fribourg. Photo : Ewen Chardronnet
La performance noise de Jena Jang & GBHZ a fait monter la température du Waldhaus. Photo : Ewen Chardronnet
Pendant qu’à l’extérieur les artistes suisses Corinna Mattner et Maya Minder proposent une expérience auditive mêlant voix et sons de machines à coudre. Photo : Ewen Chardronnet
Alfonso Millán Omil et Paula Pin en live. Photo : Maya Minder

Certains disent que la semaine HomeMade est la plus courte de l’année, mais même les dix jours du Supercamp semblent bien trop courts pour beaucoup d’entre nous. Alors que nos valises s’empilent devant le Gasthaus Wartburg, nous ne pouvons nous empêcher de nous sentir un peu… HOMELESSMADE.

En fin de compte, il s’agit de fabriquer des circuits imprimés, pas de faire la guerre.

Photo de groupe le dernier jour de HomeMade 2025. Credit : Maya Minder

En savoir plus sur HomeMade et le Archipelago Tour.

HOMEMADE Camp Timeline (2003–2025)

Origines (pre-SGMK)

• 2003 — Robotic Workshop, Romainmôtier (Jura suisse). Considéré comme le précurseur de HOMEMADE, il réunissait des bricoleurs culturels et scientifiques autour de prototypes robotiques DIY et d’explorations ludiques.

• 2005 — Romainmôtier (VD). Première semaine officielle HOMEMADE (Migros Kulturprozent). Une petite réunion intense autour de l’électronique artisanale et des premières expériences avec les synthétiseurs.

• 2006 — Romainmôtier (VD). Deuxième semaine HOMEMADE, avec un nombre croissant de participants et une portée élargie, renforçant l’esprit de la communauté DIY.

Premières années SGMK

• 2007 — Lenk-Simmental (BE). Première édition en montagne, marquée par des labs extérieurs rudimentaires et des sessions de soudure tard dans la nuit.

• 2008 — Les Pontins, Berner Jura (BE). Ateliers approfondis sur le son, la biologie et l’open hardware.

• 2009 — Vico Morcote (TI). Premier camp au Tessin, mémorable pour son emplacement au bord du lac et ses échanges interculturels.

• 2010 — Romainmôtier (VD), L’arc. Retour aux sources avec des workshops plus structurés, désormais sous l’égide de SGMK.

• 2011 — Gais (AR), Lagerhaus Schwäbrig. Une année marquante, dont on se souviendra pour ses projets collaboratifs et sa vie communautaire intense.

• 2012 — Vico Morcote (TI). Lieu très apprécié, liens renforcés avec la scène artistique locale.

• 2013 — Wildhaus, Toggenburg (SG). Célèbre pour son énergie débordante… et ses nombreuses mouches.

Expension & lieux spéciaux

• 2014 — Château de Fougerette (France). Première édition internationale. Un décor de château qui a inspiré de nouvelles performances, des installations à grande échelle et des expériences sonores.

• 2015 — Berghaus Birchweid, Eggberge (UR). Retraite alpine isolée axée principalement sur le piratage de systèmes inspirés de la nature.

• 2016 — Pfäffikon (ZH). Édition spéciale 10e anniversaire du SGMK, célébrée avec des ateliers de gravure, de robotique DIY et un vaste programme public.

• 2017 — Waldhaus Tenna (GR). Une semaine bien remplie et pleine d’énergie, avec des sessions de soudure intenses et des repas partagés.

• 2018 — Ostello Adula & La Fabbrica del Cioccolato, Dangio (TI). Espace de travail supplémentaire dans une ancienne chocolaterie, légendaire pour ses performances mêlant synthétiseur et bobine Tesla.

• 2019 — Villa Kunterbunt, Schwanden (GL). On se souvient de lui pour ses ateliers colorés, ses laboratoires ouverts et ses hackathons communautaires.

• 2020 — Le Chandelier, Saint-Ursanne (JU). Clôture avec une soirée publique de performances expérimentales au synthétiseur dans les fours à chaux historiques.

Dernières années

• 2021 — Petit-Vivy Castle, Villars-sur-Glâne (FR). Premier « camp fortifié » dans le canton de Fribourg, alliant espaces médiévaux et bricolage futuriste.

• 2022 — Alp Wäng, Unteriberg (SZ). Camp de mécatronique en haute montagne ; panneaux solaires et systèmes hors réseau poussés à leurs limites.

• 2023 — Berghaus Girlen, Ebnat-Kappel (SG). Laboratoires de recherche collaborative, gravure de circuits imprimés et ateliers interdisciplinaires.

• 2024 — Guesthouse Obere Wechten, Solothurn Jura (SO). Un cadre alpin époustouflant, des ateliers qui se prolongent tard dans la nuit étoilée.

• 2025 — Wartburg, Salenstein (TG, Lake Untersee/Bodensee). Édition spéciale 20e anniversaire, avec des installations agrandies, un accès au bord du lac, une « All-Stars Super Party » et une double collaboration avec ArtLabo Retreat (Bretagne, FR).

Interaction, improvisation et transdisciplinarité : entretien avec Simon Berz à Home Made 2025

Simon Berz. Credit: Andi Hoffmann

Nous avons rencontré Simon Berz cet été à Salenstein-Mannenbach, sur la rive suisse du lac de Constance, où SGMK organisait la 20e édition de son summercamp Home Made. Makery et PING y avaient installé un studio de radio. Simon, compagnon de longue date de SGMK, nous a parlé de sa carrière de musicien et d’artiste multidisciplinaire, ainsi que des projets qu’il développe dans son centre d’art, Combination Space. Entretien.

la rédaction

Makery : Pouvez-vous vous présenter ?

Simon Berz: Je suis Simon Berz. Je suis batteur. J’ai d’abord joué dans des groupes de punk jazz, de musique improvisée. Puis je me suis intéressé à l’électronique et à l’amplification de la batterie. J’ai fait partie de groupes comme Apparat à Berlin, où nous jouions de la musique électronique avec des instruments acoustiques il y a 20 ans. Cela m’a profondément marqué et m’a donné envie d’explorer cette voie. À l’époque, à Berlin, il était très courant de jouer avec un ordinateur. On ne savait pas ce que faisaient le DJ ou le musicien derrière son écran. En tant que batteur, cela m’ennuyait. Mais ensuite, j’ai trouvé un album d’Apparat dans un magasin de disques et je lui ai écrit un e-mail disant : « Je suis batteur et je recherche des musiciens électroniques. » Il s’avère qu’il cherchait justement un batteur et nous avons formé un groupe. Ce fut une très belle expérience que de pouvoir enfin associer des instruments acoustiques et de l’électro-techno.

Mais je trouvais de plus en plus ennuyeux de porter des écouteurs. Je me suis rendu compte que je n’étais pas « un appareil » (« Apparat » en allemand, ndt) – il est assez amusant de noter qu’il existe un livre écrit par l’ancien batteur de Kraftwerk, Wolfgang Flür, lorsqu’il a quitté le groupe, intitulé « I Was a Robot » (rires).

Puis je me suis davantage impliqué dans la scène DIY. J’ai rencontré SGMK et j’ai commencé à fabriquer des instruments artisanaux. J’ai fait un workshop très sympa avec Nic Collins. Il est également venu une fois à Home Made. Je n’oublierai jamais ce moment où une batterie électrique, un haut-parleur et quelques trombones ont changé ma vie. J’ai réalisé que je pouvais le faire moi-même : jouer ces interactions électroacoustiques avec une batterie et un haut-parleur. J’étais surexcité et j’ai réalisé que j’étais – et que je suis toujours – un petit garçon profondément influencé par Jimi Hendrix et Deep Purple. J’ai accepté cela et je me suis rendu compte qu’il manquait un maillon : Nous avions des guitares électriques, des instruments électrifiés, mais nous n’avions pas de batterie électrifiée. À l’époque, j’avais ma propre école de musique et nous venions de recevoir des batteries MIDI. Je me suis dit : « Et si je commençais à amplifier le son avec des micros piézo et à créer des larsens ? » J’ai donc commencé à construire ce rocking desk. J’avais une batterie normale avec des baguettes amplifiées et beaucoup de punch grâce aux capteurs piézo sur les toms, ainsi que des effets et un amplificateur derrière.

Je me suis rendu compte que je n’avais rien à faire. Je pouvais poser les baguettes sur les peaux et la fête commençait déjà. J’ai commencé à jouer en solo et dans des groupes : Fell, qui a duré 10 ans, Superterz qui a tourné avec Nils Petter Molvær et Kondo Toshinori, entre autres.

Cela m’a profondément marqué, mais après 15 ans, j’ai réalisé que c’était fini. Je voulais approfondir mes recherches : j’ai décidé d’étudier les beaux-arts transdisciplinaires à Zurich. J’ai commencé par fabriquer des baguettes wireless pour me débarrasser de tous ces câbles. J’ai travaillé avec deux universités où j’ai eu la chance d’obtenir une baguette en carbone qui peut vraiment frapper fort et détecter les mouvements. Je me suis retrouvé à nouveau avec Ableton Live. Je connaissais Ableton depuis le début, car Apparat était proche des inventeurs, Gerhard Beles et Robert Henke, alias Monolake. Il était clair pour moi que le logiciel était bon. Je pouvais jouer des rythmes et obtenir les données. Avec les baguettes, par exemple, on peut récupérer les données X, Y, Z d’un mouvement. Nous avions un prototype fonctionnel. Mais finalement, je me suis désintéressé du projet, car beaucoup de ces nouveaux instruments sont arrivés rapidement sur le marché cette année-là, en provenanace du SuperBooth à Berlin.

J’avais déjà fondé ma propre école et je ne voulais pas être un fabricant de nouveaux instruments au SuperBooth, je ne voulais pas me lancer dans ce business de la musique. Mon frère a fondé le premier parti vert en Suisse, ce qui m’a également influencé dans ma décision de dire non. Et mes études d’arts plastiques m’avaient complètement orienté vers une autre voie. J’ai trempé mes baguettes dans de l’encre – je suis allé plusieurs fois en Chine et au Japon en tournée – et j’ai commencé à dessiner avec. Puis je suis revenu à la SGMK où j’ai rencontré tous ces fous (rires), cette culture du partage.

Il y a des pierres sur votre batterie. Est-ce une pratique artistique habituelle pour vous de mélanger des éléments naturels et la technologie ?

Absolument. Une chose très simple m’est arrivée une fois, alors que j’étais en vacances dans les Alpes françaises. Je rentrais chez moi à vélo quand soudain, une partition de Steve Reich s’est mise à jouer sous mes roues. J’ai arrêté mon vélo, j’ai ramassé 30 kilos de pierres et, de retour en Suisse, j’ai commencé à construire une installation sonore. Après plusieurs essais, j’ai amplifié les pierres qui produisaient un son très doux. J’ai beaucoup appris grâce à cela. J’ai fabriqué ce petit instrument appelé Tectonic, grâce à une bourse que j’ai obtenue de la ville de Zurich pour me rendre à Husafell, en Islande, où Pall Gudmundsson fabrique ce type d’instruments, pour Sigur Rós, Arvo Pärt, Evelyn Glennie

C’était complètement fou. J’ai trouvé ces cinq pierres que j’ai ici maintenant dans des tempêtes de neige. Vous n’avez que cinq minutes pour survivre au milieu d’une tempête de neige, vous savez. Artistiquement, cela m’a beaucoup intéressé, c’est comme rencontrer une belle partenaire lors d’une fête, tomber immédiatement amoureux et ensuite travailler ensemble sur cet amour. Ce ne sont que des pierres trouvées. Tout tournait autour de ce moment très court et difficile dans le paysage islandais : « ding dong dong dong dong. C’est ça. » (Simon mime le geste de taper sur les pierres pour les faire résonner, ndt). Ce n’est qu’après que vous commencez à réfléchir à ce qu’elles peuvent faire. Et c’est tellement drôle, ces pierres tournent maintenant entre Cuba et le Japon. En Indonésie, par exemple, elles s’intègrent parfaitement à la musique de gamelan, car elles sont naturellement accordées. Nous sommes transdisciplinaires. Cela m’ouvre tellement de perspectives, en tant qu’homme blanc venu en Indonésie, de dire : « Collaborons ensemble, j’apporte des pierres vieilles de cinq millions d’années. Personne ne sait quel son elles produisent. Moi non plus. Nous allons simplement expérimenter, pour découvrir votre son et votre nature, pour communiquer. »

Parlons de votre lieu, le centre d’art Combination Space, où vous développez le concept de « permacircularité ». Qu’est-ce que c’est ?

Je voyageais beaucoup, j’avais mon espace à Berlin et mon école à Zoug, mais je ne me sentais chez moi nulle part, je ne trouvais pas ma place. J’avais envie d’avoir un atelier où je pourrais conserver et observer mon art, c’est vraiment important de sédimenter cela. J’ai trouvé cette ancienne chocolaterie, Cima Norma à Val de Plenio, et j’ai récupéré par hasard leur ancienne usine de bois. J’ai commencé à la rénover, j’avais également accès au jardin. Et puis la pandémie est arrivée. Pendant le confinement, je me suis mis au jardinage, je ne connaissais rien à la permaculture, mais j’y ai immédiatement pensé, j’ai lu quelques livres sur le sujet et j’ai commencé à créer un biotope. Ce qui s’est passé était incroyable : tant d’animaux, des serpents, des lézards, des insectes énormes, de nouvelles fleurs, de nouvelles plantes sont apparus.

Credit: Andi Hoffmann

J’ai eu l’idée d’organiser un événement dans le jardin permaculturel sur le thème de la diversité. Nous savons que la monoculture pose un énorme problème dans le monde : nous perdons des espaces, nous perdons notre créativité à cause de Spotify, nous perdons les expressions originales des êtres humains, et pour moi, c’est similaire, cela rejoint évidemment les concepts de monoculture et de permaculture. J’ai lancé ce que j’ai appelé les Kombinat sessions. Je trouve très intéressant de demander aux gens ce qu’ils pensent, comment nous pouvons développer la diversité. Par exemple, ce que nous voyons ici, c’est un biotope de folie (rires), mais sérieusement, nous devons nous demander comment protéger cela dans ce monde de Spotify, d’intelligence artificielle et de commercialisation. J’ai une formation en pédagogie, j’ai étudié la pédagogie pour les personnes handicapées. J’ai créé ma propre école. Je pense que ce qui compte aujourd’hui, c’est l’environnement et, sur le plan psychologique, l’autonomisation personnelle. Je vois beaucoup de jeunes issus du monde du son, des écoles d’art, qui sont extrêmement perdus, très instruits, très compétents, mais sans orientation. Nous devons prendre soin de toutes les différentes générations et découvrir ensemble ce dont nous avons besoin.

J’enseignais déjà la musique à l’école primaire, puis dans des cours de musique. J’ai étudié la pédagogie pour les personnes handicapées, mais malheureusement seulement la partie théorique, je n’ai pas pu mettre cela en pratique car j’ai obtenu une bourse pour aller étudier la batterie à New York. J’ai vécu des moments très difficiles là-bas, très dangereux, mais j’ai survécu. À mon retour en Suisse, j’ai décidé de m’investir à fond, convaincu que nous avions besoin d’un autre type d’éducation, d’une alternative au système éducatif actuel. J’ai fondé une école à Zoug, la ville la plus chère et la plus riche de Suisse. Glencore et Shell, par exemple, y sont implantés. Ce fut une expérience très amusante de voir des PDG dans mon école jouer du blues avec des réfugiés syriens, puis discuter de géopolitique du pétrole. J’ai réalisé que ce qui compte, c’est de rassembler les êtres humains pour qu’ils partagent. C’est une idée très idéaliste, mais elle fonctionne, et nous expérimentons cette pédagogie musicale transdisciplinaire créative depuis maintenant 25 ans. Je ne suis plus enseignant, j’enseigne désormais aux enseignants, donc je me concentre surtout sur l’énergie, la créativité et le chaos avec les enfants à la batterie. Je suis peut-être un navigateur culturel, certainement pas un coach. Mon credo serait : « Voyons ensemble où nous en sommes, qui nous sommes, ce que vous aimeriez faire. Nous ne pouvons pas prédire ce qui va se passer entre les gens, c’est une interaction constante. » Et nous en revenons à l’idée de permaculture.

Vous réalisez des projets et des performances qui impliquent parfois des centaines de personnes. Pouvez-vous nous en détailler un ou deux ?

J’ai mené de nombreux projets avec des enfants de toutes les générations, dans tout le pays. Une fois, à Zurich, nous avons construit des caddies, nous y avons mis des déchets, puis nous avons organisé un défilé pour montrer que nous utilisions une machine à sons fabriquée à partir de déchets et que nous jouions ensemble. 30 000 personnes sont venues. Ce projet a été profondément influencé par mes expériences en Afrique.

Autre exemple : j’étais en tournée à la Nouvelle-Orléans cinq ans après l’ouragan Katrina. J’ai réalisé que les gens étaient encore traumatisés, il y avait des montagnes de réfrigérateurs et d’autres objets dans les rues. Nous avons trouvé des instruments, des radios, des tonnes de choses. J’avais déjà un projet à Berlin et à Zurich pour construire et bricoler des instruments à partir de déchets. À la Nouvelle-Orléans, c’était fou. Nous avons invité des musiciens de jazz célèbres à jouer avec nous. C’était complètement hallucinant. Nous avions les meilleurs improvisateurs, les plus incroyables. C’est un projet appelé Liquid Land.

LIQUID LAND Documentation film

Je pense que nous sommes actuellement à un tournant en Europe. Une vague de créativité et de connaissances nous arrive d’Asie et d’Afrique, car les populations de ces régions savent comment gérer les catastrophes et le recyclage. Nous avons beaucoup à apprendre d’elles.

Disposez-vous de processus de médiation spécifiques pour permettre à des personnes d’origines et de cultures différentes de se rencontrer et de collaborer ?

Tout d’abord, nous devons sortir de la stigmatisation. Certaines personnes ont trop vite fait de supposer que, parce que vous travaillez avec une personne, vous pensez comme elle et partagez les mêmes opinions politiques. Ou que vous n’appartenez pas vraiment à l’endroit où vous vivez, que vous méprisez la population locale parce que vous voyagez beaucoup et n’êtes pas souvent chez vous. Je veux que les gens soient ici et autour de moi, je m’intéresse à leurs idées, mais nous faisons quelque chose ensemble, nous faisons du son, nous faisons des interactions visuelles (je pense à ce que nous faisons avec Andi Hoffmann qui dirige Combination Space avec moi). Manger et cuisiner ensemble est également très important. Faire des promenades ensemble… En un mot, interagir pour de vrai, ce qui est de plus en plus difficile dans les grandes villes, et en général partout, à cause des réseaux sociaux. A Combination Space, nous avons accroché des chaussettes sur les portes, nous demandons aux gens d’y mettre leurs téléphones. Je suis très intéressé par la détox numérique, je lis beaucoup sur les sciences du cerveau, la pédagogie et l’éducation… Je dirais que l’important est de partager et de rester aussi conscient que possible de ce qu’implique la transdisciplinarité à l’époque où nous vivons.

Simon Berz performant à HomeMade 2025. Photo: Ewen Chardronnet

Ecoutez l’entretien sur P-Node radio (en anglais):

le site web de Simon Berz

le site web de Combination Space

En savoir plus sur Rewilding Cultures et Feral Labs Network dans Makery

Combat juridique contre l’utilisation abusive de l’art à des fins politiques : entretien avec Maja Smrekar

Maja Smrekar, K-9_Topology: Autoportrait, Photo: Anze Sekelj and Hana Jošić

Depuis plus d’une décennie, la série K-9_topology de Maja Smrekar, explore les liens étroits qui unissent les humains, les chiens et la technologie à travers un prisme écoféministe. Son travail, récompensé notamment par un Golden Nica au Festival Ars Electronica en 2017, a acquis une reconnaissance internationale, mais ces derniers mois, il a également été gravement détourné dans le cadre d’une campagne politique d’extrême droite. Cette situation met en évidence la vulnérabilité des artistes lorsque leur pratique est récupérée à des fins idéologiques. Dans cette interview, Smrekar réfléchit au contexte plus large de sa recherche artistique, aux défis posés par l’utilisation abusive de l’art à des fins politiques et à la nécessité de renforcer la résilience collective face à la censure. Ces questions urgentes seront abordées le 11 septembre à Ljubljana, en Slovénie, lors de la conférence 2025 Taboo – Transgression – Transcendence in Art & Science (TTT).

Ewen Chardronnet
Maja Smrekar et Lord Byron; Photo : Luka Dakskobler

Ewen Chardronnet : Pourriez-vous replacer dans son contexte l’origine de cette recherche sur la coévolution des humains et des chiens, des humains et des loups ? Comment avez-vous commencé il y a dix ans ?

Maja Smrekar : En 2013, je m’étais engagée dans une discussion avec mes producteurs de la Kapelica Gallery de la direction que je devais prendre ensuite. Nous travaillions ensemble depuis déjà plusieurs années, mais à un certain moment, je ne savais plus vraiment où aller. C’est alors que le curateur, Jurij Krpan, m’a posé une question très simple mais très pertinente : « Quel est le sujet qui te fascine sans cesse ? »
Et sans trop réfléchir, j’ai répondu : les chiens. Ils m’ont toujours fasciné, en particulier leur relation avec les humains. Je n’ai jamais cessé de me demander : quand ce lien s’est-il créé ? Pourquoi sont-ils restés avec nous ? Pourquoi nous ont-ils laissé les façonner comme nous l’avons fait ? Et pourquoi semblent-ils toujours si reconnaissants, si affectueux et si disposés à collaborer avec nous ?

Nous avons donc décidé de travailler là-dessus. Mais j’ai senti que je devais commencer par le commencement, c’est-à-dire par l’histoire de la domestication. Comment, pourquoi, où et quand cela s’est-il réellement produit ? Comme les chiens descendent du loup, j’ai d’abord voulu parler à des personnes qui étudient l’écologie des loups. Finalement, j’ai pris contact avec le biologiste Miha Krofel de l’université de Ljubljana, spécialisé dans les loups et d’autres grands carnivores. À l’époque, il participait à un grand projet intitulé LIFE WolfAlps EU, axé sur la coordination de la conservation des loups. J’ai passé près d’un an avec lui, à suivre son travail.

Le projet européen lui-même devait durer plusieurs années et visait à réguler les populations de loups en Slovénie. Il réunissait toutes les personnes concernées par les loups : chasseurs, éleveurs, éleveurs de chiens, bergers. Auparavant, le nombre de loups n’était estimé que de manière très approximative : un chasseur pouvait apercevoir une meute ici, un loup solitaire là, et sur cette base, ils pouvaient dire par exemple « bon, nous avons probablement entre 80 et 100 loups, tuons-en 15 cette année ». Le projet LIFE a changé cela en introduisant un comptage rigoureux et systématique, qui a ensuite servi de base aux décisions juridiques concernant l’abattage.

J’ai accompagné le biologiste dans plusieurs de ses expéditions dans la nature sauvage slovène. Il était constamment en mouvement, vérifiant les dispositifs de suivi, collectant des excréments de loups pour étudier leur ADN et cartographiant les lignées familiales. J’étais fasciné par toute la méthodologie de suivi des populations. Je passais mon temps dans la voiture pendant qu’il disparaissait dans la forêt, habillé de vêtements spéciaux qu’il gardait cachés là pendant des semaines afin que les loups ne puissent pas détecter son odeur.

Ces longs trajets en voiture m’ont donné l’occasion de poser une multitude de questions. Comme il n’avait pas beaucoup de temps libre, la voiture est devenue ma salle de classe. Je l’interrogeais sur tout : l’écologie, la taxonomie, la biologie et le comportement des loups. Puis je rentrais chez moi, je lisais les ouvrages qu’il m’avait recommandés et je revenais avec de nouvelles questions. C’était presque comme si j’avais suivi un séminaire privé sur les loups pendant près d’un an.

EC : Et vous posiez des questions sur les relations entre les loups et les humains ?

MS : Oui, mais je ne posais pas uniquement des questions scientifiques. Je m’intéressais également à l’aspect culturel et humaniste. Je lui ai par exemple demandé pourquoi le loup était toujours le méchant dans les contes de fées, comme dans Le Petit Chaperon Rouge. Nous avons également parlé de la mythologie des loups-garous et du fait que les loups, tout comme les aigles, les hiboux, les serpents, les rats, les araignées ou les tigres, appartiennent à ce groupe d’« animaux charismatiques » que nous craignons ou vénérons. Il m’a dit quelque chose de fascinant : il n’avait jamais trouvé de trace scientifique ou historique fiable indiquant que des loups avaient tué et mangé un être humain vivant, sauf dans des cas extrêmement rares d’animaux malades ou anormaux. Mais il a mentionné de nombreux textes médiévaux décrivant des loups et des ours se nourrissant de cadavres humains pendant les pandémies et les épidémies. À cette époque, où les protocoles sanitaires n’existaient pas, les corps étaient souvent jetés à l’extérieur des murs de la ville. Les loups, à la fois chasseurs et charognards, s’en nourrissaient. Le spectacle devait être horrible, et cette mémoire collective a probablement façonné l’image du loup comme une créature dangereuse, presque démoniaque, dans la culture humaine.

Ces conversations, mêlant science et histoire culturelle, ont été incroyablement enrichissantes pour moi. À l’époque, je lisais beaucoup sur l’évolution parallèle des humains et des loups, et chaque discussion m’ouvrait de nouvelles perspectives. Il ne s’agissait pas seulement de biologie, mais aussi de mythologie, de peur, de parenté et de la longue histoire entremêlée de nos deux espèces.

À gauche : Maja Smrekar lors de recherches sur le terrain menées dans le cadre du projet SloWolf visant à faciliter la conservation à long terme des loups en Slovénie (Département des forêts et des ressources renouvelables / Faculté des biotechnologies / Université de Ljubljana, Slovénie), juillet 2013, Snežnik, Slovénie, photo : Miha Krofel.
À droite : Empreinte de patte de loup, recherche sur le terrain en collaboration avec le projet SloWolf visant à faciliter la conservation à long terme des loups en Slovénie (Département des forêts et des ressources renouvelables / Faculté de biotechnologie / Université de Ljubljana, Slovénie), juillet 2013, Snežnik, Slovénie, photo : Maja Smrekar.

EC : Cela rencontre également votre histoire personnelle ?

MS : Je me suis intéressée à ce sujet pour des raisons sentimentales. J’ai grandi en tant qu’enfant unique dans une famille qui élevait des chiens, donc pour moi, « famille » a toujours signifié vivre avec plusieurs chiens. Mes premiers souvenirs sont remplis de chiens, et mon lien émotionnel avec eux était très fort. Mais je n’avais jamais vraiment compris pourquoi ce lien entre les humains et les chiens était si profond, ni comment il remontait à la cohabitation entre les humains et les loups il y a 35 à 40 000 ans, bien avant la révolution agricole, lorsque les humains étaient encore nomades.

Ces recherches ont été fascinantes, notamment lorsque j’ai appris que ce ne sont pas les humains qui ont colonisé les loups, mais plutôt les loups qui sont venus vers nous. Les groupes humains jetaient leurs restes, principalement des os et des restes non comestibles pour eux. Pour les loups, dont toute la stratégie de survie repose sur la conservation de l’énergie, c’était une occasion rêvée. Leur écologie consiste à investir le moins d’énergie possible, c’est pourquoi ils chassent généralement des proies faibles ou malades, stabilisant ainsi l’écosystème. Il était donc tout naturel qu’ils se nourrissent des restes jetés par les humains, car c’était la stratégie de survie la plus efficace.

Faisons un saut de plusieurs milliers d’années, jusqu’à il y a environ 12 000 ans, lorsque la révolution agricole a commencé dans différentes parties du monde. Certains loups sont restés près des lieux d’habitation humaine, vivant à la lisière des villages tout en conservant la structure dynamique de la meute. Leur odorat, leur ouïe et leur vue incroyables leur ont permis de devenir des systèmes d’alerte précoce en cas de danger. Au fil du temps, cela a également changé les humains. Peu à peu, notre corps a commencé à produire moins d’adrénaline et de cortisol, les hormones du stress et de la menace, car les loups assumaient ce rôle de protection. Parallèlement, les humains ont commencé à produire des niveaux plus complexes de sérotonine, l’hormone qui favorise la tolérance et la cohésion sociale.

Ce changement a également libéré de l’énergie pour les humains : au lieu d’être constamment en alerte face aux prédateurs, ils ont pu consacrer davantage d’attention à l’agriculture, puis à la culture, en développant l’art, les rituels et les technologies. D’une certaine manière, la présence des loups a contribué à créer les conditions nécessaires à l’épanouissement de la civilisation humaine. Peu à peu, au fil de nombreuses générations, certains loups ne sont jamais retournés dans la nature. Ils sont restés à la lisière des lieux de vie humains et, grâce à cette longue cohabitation, ils sont devenus des chiens.

Et finalement, les chiens eux-mêmes ont commencé à s’adapter à nous. Ils ont découvert qu’en agrandissant leurs yeux et en rendant leur corps moins menaçant, ils recevaient non seulement de la nourriture, mais aussi de l’affection. Les humains les ont accueillis dans leurs maisons, dans leurs lits, dans l’intimité de leur vie quotidienne. Ce regard et cette proximité mutuels ont augmenté les niveaux d’ocytocine chez les deux espèces, l’hormone de l’attachement et de l’amour. C’est de là que vient cette extraordinaire réciprocité. Les chiens nous donnent de l’amour parce que nous leur en donnons, et cet échange s’est ancré biologiquement dans les deux espèces.

Ce qui m’a vraiment frappé, c’est que les chiens et les humains ont coévolué ensemble. Nous ne les avons pas seulement domestiqués, ils nous ont également domestiqués. Vivre côte à côte a créé une sorte de pression de sélection mutuelle qui a façonné notre biologie, nos émotions, voire notre culture. C’est pourquoi je dis souvent : peu importe ce que prétendent les hiérarchies culturelles, dans un sens très réel, nous sommes égaux.

L’installation Ecce Canis de Maja Smrekar au festival Bandits-Mages, Antre Peaux, Bourges, 2014. Photo: Amar Belmabrouk

EC : C’est également à cette époque que vous avez développé le projet Ecce Canis sur la coévolution de la sérotonine entre les humains et les loups, consistant en une installation olfactive que le public pouvait découvrir au fond d’un environnement en forme de corne d’abondance recouvert de fourrure, évoquant les grottes où vivaient les humains au début de la relation entre les loups et les humains. À l’époque, je travaillais comme curateur à l’Antre Peaux à Bourges et je souhaitais travailler sur un projet anniversaire de la galerie Kapelica. Jurij Krpan m’a alors parlé de votre travail. Peu avant cela, nous avions rencontré Jean-Philippe Varin, de Jacana Wildlife Studios, dans la forêt de Sologne près de Bourges. Zoologiste, photographe animalier et dresseur d’animaux renommé pour le cinéma, il avait notamment travaillé sur L’Ours de Jean-Jacques Annaud, les cerfs de Hannibal Lecter, ou sur les chouettes des neiges et les hiboux grands-ducs de Harry Potter, pour ne citer que quelques films. Varin, qui est décédé depuis, approchait de la fin de sa carrière et souhaitait travailler localement avec nous. Je lui ai donc parlé de votre travail et de vos idées, et il a approuvé sans réserve ce que vous venez de dire sur la coévolution des humains et des loups, mentionnant même le rôle particulier des femmes dans ce processus à l’époque des cavernes. Il était enthousiaste et m’a même dit que vos idées lui rappelaient l’époque où il travaillait avec des meutes de loups pour les clips vidéo de la chanteuse pop française Mylène Farmer. L’idée de vous inviter à travailler avec lui a alors germé. Et vous êtes venue en résidence pour préparer une exposition et une performance au Festival Bandits-Mages 2014 à Antre Peaux.

MS: Merci beaucoup d’avoir rendu cela possible ! Arriver aux Jacana Wildlife Studios, c’était comme rentrer à la maison. Nous avons travaillé dur là-bas, mais j’étais tellement heureuse, probablement pleine d’ocytocine (rires). Ce qui m’a le plus frappé, c’était d’être entourée d’éthologues, des gens qui savent vraiment comment communiquer avec d’autres êtres vivants. Nous sommes venus pour travailler avec des loups et des chiens-loups, mais Jean Philippe nous a montré, parfois en personne, parfois en vidéo, qu’il est possible de communiquer avec n’importe quelle forme de vie. Pas seulement avec les grands animaux charismatiques comme les tigres ou les ours, mais aussi avec les abeilles, les oiseaux, même lorsqu’ils sont encore dans leurs œufs, les vers, les champignons, les bactéries. La communication peut se faire par le comportement, par la nourriture, par la lumière, par les vibrations et les fréquences – il s’agit de se mettre sur la bonne longueur d’onde.

J’avais déjà compris, d’une certaine manière, que le langage humain est un système, une institution. Il nous aide énormément, mais il peut aussi nous piéger dans nos propres expressions. Avec les autres êtres vivants, il faut d’abord apprendre leur langage, leur comportement, leur biologie, car tout est lié. Le comportement est toujours lié à la physiologie, à la biologie, voire à la technologie, ce qui est bien sûr également vrai pour les humains. Cette façon de voir le monde m’a beaucoup aidé dans ma communication avec les gens. Parfois, quand je ne comprends pas quelqu’un, ou quand je me sens perdue dans un groupe, je fais une pause et je me contente d’observer. Je me demande : quel est leur langage ? Comment communiquent-ils, et pourquoi ? Ensuite, j’essaie de les rejoindre là où ils sont, de parler leur langage, si c’est possible. Et cela aussi, c’est de l’éthologie.

Le temps que j’ai passé à Jacana n’a donc pas seulement été inestimable pour mon projet, il a également été très important pour moi en tant que personne. J’y ai grandi, j’y ai appris quelque chose d’essentiel. C’est pourquoi, chaque fois que je parle de ce projet, en particulier des préparatifs, je reviens toujours à cette expérience. Car il ne s’agissait pas seulement de recherche, mais aussi d’une leçon sur la façon de vivre et d’entrer en contact avec l’autre.

Maja Smrekar et Jean-Philippe Varin aux Jacana Wildlife Studios (Fr) en 2014. Photo: Amar Belmabrouk

EC : Pouvez-vous décrire votre première rencontre avec la meute ?

MS : Je suis arrivée avec une certaine assurance quant à ma capacité à communiquer avec la meute de canidés. Je me suis dit : « Bon, je connais les chiens, ça ne posera pas de problème. » Mais bien sûr, j’ai rapidement découvert que même si leur ADN est presque identique, les loups ne sont pas des chiens, ils sont tout autre chose. Lors de notre première rencontre avec les éducateurs animaliers, Jean Philippe, Véronique Gérault et Christophe Gaudry, ils nous ont expliqué la chaîne de commandement, les modes de communication et la manière dont nous devions approcher les animaux. Et honnêtement, à ce moment-là, je me suis dit : oui, je sais déjà tout cela. Mais lorsque je suis entrée dans cet immense espace clos avec deux loups et trois chiens-loups, j’ai réalisé que je ne savais rien.

Le plus grand m’a immédiatement sauté dessus, m’a plaqué contre le mur et m’a mordu la joue. Il n’était pas agressif, il m’a mordu très doucement, mais il a été si rapide que j’ai eu peur. Je ne l’ai pas montré, mais bien sûr, ils l’ont senti, car toute la meute s’est immédiatement retirée. C’est alors que les dresseurs m’ont expliqué quelque chose d’essentiel : il ne suffit pas de cacher sa peur, il faut ne pas la ressentir. Car la meute ne réagit pas à la peur en attaquant, ce n’est pas une question de danger, mais d’énergie. Nervosité, insécurité, tension : ils ne veulent tout simplement pas de cette énergie dans leur meute. Ils ne vous attaqueront pas, ils vous excluront simplement. Et je me suis dit : quelle sagesse. Quelle leçon de vie.

Les dresseurs m’ont donc encouragé à m’approprier l’espace de manière calme et détendue. À marcher vers le centre, à m’installer, à rester immobile mais ancrée. Peu à peu, les animaux ont recommencé à manifester leur curiosité. Ils ont commencé à me tester, en me frôlant, en me bousculant légèrement, en tournant autour de moi. Pas de manière agressive, mais avec persistance, pour voir si je perdrais mon calme. Ma tâche consistait simplement à rester stable, à occuper l’espace sans résistance ni nervosité. Et à un moment donné, j’ai réalisé que je devais faire entièrement confiance aux dresseurs. Ils étaient mes traducteurs, entre moi, la nouvelle venue, et les animaux qui vivaient selon des règles complètement différentes. Je me suis donc abandonnée à leurs conseils.

Avec Véronique Gérault et Christophe Gaudry lors de la première rencontre avec la meute dans la grande salle à fond vert des studios Jacana Wildlife. Photo: Amar Belmabrouk

Véronique m’a alors demandé de m’agenouiller par terre. Elle m’a expliqué que l’acceptation de la femelle alpha serait décisive, car toute la meute suivrait son exemple. Et en effet, c’est la femelle alpha qui s’est avancée, a pris ma main délicatement dans sa gueule et m’a conduit au centre. C’était le moment auquel les dresseurs m’avaient préparé : on m’avait dit de rester baissée, de regarder les autres dans les yeux, mais jamais le mâle alpha, car mon regard pourrait être interprété comme un défi. J’ai donc croisé le regard des autres, et ils se sont approchés un par un. Bientôt, ils me léchaient le visage, tournaient autour de moi, se frottaient contre moi. Ils ne cessaient jamais de bouger, contrairement aux chiens, qui finissent par se calmer ou se blottir contre vous. Les loups et les chiens-loups restaient en mouvement, mais leurs mouvements étaient pleins de contact, de curiosité, d’inclusion. Et je devais leur rendre la pareille, répondre à leur générosité par la mienne. Je me sentais incroyablement privilégiée d’être acceptée.

Ce fut une leçon très profonde : le vrai calme est un langage en soi. Un état d’être. Et cette communication non verbale, être ensemble en silence, en confiance avec une autre espèce, était extraordinaire.

Maja Smrekar et un chien-loup lors des répétitions aux studios Jacana Wildlife. Photo: Amar Belmabrouk

À partir de là, nous avons commencé à répéter la performance. Les dresseurs ont pris très au sérieux la préparation des animaux, s’assurant qu’ils se sentiraient à l’aise dans un autre espace, devant 200 personnes. J’ai décidé que mon rôle dans la performance serait de devenir un paysage. Je voulais que les animaux mènent l’action, tandis que je resterais immobile, comme une surface, une présence. Bien sûr, il y avait des références – Beuys, Kulik – des artistes qui avaient fait des performances avec des chiens. Mais je sentais que ma position était différente. Beuys avait utilisé le coyote comme métaphore ; Kulik avait incarné le chien lui-même, comme symbole. Pour moi, en 2014, il me semblait essentiel d’aborder cela d’un point de vue post-humain, non pas comme une métaphore ou une paraphrase, mais comme une coexistence. L’humain et l’animal au même niveau, tous deux faisant partie de la nature, tous deux enchevêtrés dans la culture, la biologie et l’histoire.

Je voulais donc que les loups et les chiens-loups mangent directement sur moi, de la nourriture à base d’amidon et de viande, reflétant nos pressions co-évolutives en matière de digestion (les chiens digèrent l’amidon, contrairement aux loups, ndlr). Mais bien sûr, pour que cela soit possible, nous avons dû nous entraîner avec soin. Dans une meute, la nourriture peut être source de tension, voire de conflit. Les dresseurs ont travaillé sans relâche pour s’assurer que les animaux étaient détendus, pour gérer la situation et veiller à ce qu’aucune bagarre n’éclate. Et je devais rester aimable, confiante et calme pendant qu’ils mangeaient sur mon corps.

Le plus important était la confiance. S’ils ne me faisaient pas confiance, ils ne seraient pas restés avec moi sur scène, surtout sous les yeux de 200 personnes à quelques mètres seulement. Mais grâce aux préparatifs, aux soins des dresseurs et à la bonne volonté des animaux, cela a été possible. Et pour moi, ce n’était pas seulement un spectacle. C’était une leçon de calme, de générosité et de confiance.

Maja Smrekar, performance « I hunt nature and culture hunts me »: préparation aux studios Jacana Wildlife; (Philippe Zunino & Ewen Chardronnet, 12’45 »):


EC : Un autre facteur important était le contexte dans lequel se déroulaient le travail et les discussions avec Jean Philippe. Il appartenait à une génération plus âgée de cinéastes et, au cours du processus, il a souvent mentionné les critiques qu’il recevait alors pour ses méthodes. D’une part, de plus en plus de cinéastes utilisaient des effets spéciaux numériques pour créer des animaux, il se plaignait que cela semblait factice et que les acteurs et les réalisateurs ne construisaient plus de véritables relations avec les animaux pendant le tournage. Il estimait que travailler avec de vrais animaux exigeait des compétences et un dialogue spécifiques, qui disparaissaient lorsque tout était numérique. D’autre part, il était également critiqué par certaines organisations de défense des animaux, qui considéraient les méthodes de sa génération comme exploitantes, tant dans ses films que sur son lieu de travail, qui fonctionnait en partie comme un zoo. À l’époque, il subissait une pression médiatique concernant le bien-être animal, et je me souviens m’être également questionné sur certaines pratiques, comme le fait de placer des bipeurs sur les œufs d’oiseaux, comme vous l’avez mentionné précédemment. Je me souviens avoir entendu sa frustration face à cette nouvelle vague de critiques à la fin de sa carrière, dirigées à la fois contre son travail et son lieu de travail. Mais en même temps, ses connaissances et ses relations étroites avec tant d’espèces étaient vraiment impressionnantes, et j’étais émerveillé par cela. Je pense que, d’une certaine manière, ce projet lui a permis de dépasser les controverses ; je pense qu’il a apprécié de collaborer avec vous parce que vous étiez sincèrement engagée envers les animaux, et pas seulement intéressée par la capture d’une image. Pour lui, il était important de montrer, à la fin de sa carrière, qu’il accordait de l’importance à la communication avec les animaux, ainsi qu’aux soins, à l’amour et aux connaissances que l’on ne peut acquérir que par un contact direct, et pas seulement par des idées conceptuelles sur les relations entre les humains et les animaux. Je pense que c’était un élément clé de l’engagement de Jean Philippe dans le projet. Comment abordez-vous les problèmes auxquels il a pu être confronté dans votre stratégie artistique ?

MS: Travailler avec Jean Philippe et son équipe de dresseurs m’a beaucoup appris, précisément parce que son approche était fondée sur le contact direct. Quels que soient les chiens qui m’accompagnent à un moment donné, nous nous adonnons toujours à ce que nous appelons l’entraînement. C’est là que se crée un véritable lien, beaucoup plus profond que lorsque nous nous contentons de faire une promenade. Se promener est bien sûr agréable, mais c’est lorsque vous travaillez avec un chien, lorsque vous vous entraînez à communiquer l’un avec l’autre, que vous apprenez un sport ensemble, que le chien et l’humain se sentent vraiment membres d’une même meute, la communication devient beaucoup plus profonde. Il ne s’agit pas seulement de donner des ordres ou d’apprendre de nouvelles compétences et astuces, mais de se découvrir mutuellement. Les humains et les chiens sont des animaux sociaux : nous aimons être ensemble, nous aimons coopérer. C’est tout simplement ce que nous sommes : des animaux sociaux. Donna Haraway a écrit la bible à ce sujet dans Quand les espèces se rencontrent.

Jean-Philippe Varin, Maja Smrekar, les loups et les dresseurs, dans la grande salle à fond vert des studios Jacana Wildlife. Photo: Amar Belmabrouk

Lorsque j’ai eu l’immense privilège de travailler avec un éthologue – quelqu’un qui ne se contentait pas de préparer les animaux pour le cinéma et les spectacles, mais qui possédait une connaissance approfondie et pratique du comportement animal –, j’ai réalisé que c’était quelque chose que je voulais continuer à explorer dans mon travail : ces évolutions parallèles et ces histoires communes avec d’autres espèces. J’ai également compris que si je voulais continuer à collaborer avec des animaux, comme je l’ai fait par la suite, et pas seulement dans K-9_topology, je devrais toujours le faire en collaboration avec des professionnels. Je décrivais ce que je cherchais à réaliser artistiquement, et ils définissaient ce qui était possible, toujours dans le respect du bien-être des humains et des animaux. Plus tard, lorsque j’ai travaillé avec différents collaborateurs canins, nous avons toujours commencé par une période de simple connaissance mutuelle, et ce n’est qu’ensuite que nous avons décidé ensemble si nous étions vraiment compatibles. Rien n’a jamais été forcé.

Maja Smrekar, « I hunt nature and culture hunts me », performance au festival Bandits-Mages, Antre Peaux, Bourges (Fr), 2014, avec les loups : Chaar’ey Charushila, Black Pearl, Hu’nass, Ankhara; voix: David Legrand; film: Philippe Zunino:


EC : En organisant la performance, pour un « public mature », nous savions qu’il y avait une dimension provocatrice à Bourges. Même Jean Philippe en était conscient, mais cela ne lui posait aucun problème, et il trouvait même cela tout à fait logique, connaissant votre position sur la coévolution. Pensez-vous que ce qui s’est passé récemment est dû au fait que les gens ont des préjugés lorsqu’il s’agit d’art contemporain, car cela touche à certains tabous, exige un engagement et ne reste pas au niveau théorique ou à distance comme dans un film ou un clip vidéo ? Je veux dire, cela a conduit ces politiciens d’extrême droite, sans aucune considération pour votre vie privée, à instrumentaliser certaines images, de manière populiste, comme une arme pour stimuler des votes réactionnaires.

MS : Ce qui s’est passé récemment n’est rien d’autre que le reflet de l’air du temps. La société est en régression, nous le voyons tous, nous le ressentons tous, nous le savons tous. La droite est en plein essor, elle devient de plus en plus agressive, tandis que les idées conservatrices s’insinuent progressivement dans la vie quotidienne. Dans de nombreux pays, le droit à l’avortement, que l’on croyait acquis, doit à nouveau être défendu. La censure et le conservatisme refont surface, même dans le domaine artistique, où le moralisme s’impose, sous couvert d’un retour aux « racines » ou au folklore – souvent simplement du nationalisme déguisé – ou sous l’apparence d’une technologie séduisante mais sans réelle profondeur. Même le terme « écologie » est devenu galvaudé et abusé, trop souvent réduit à un simple greenwashing.

Ce qui me préoccupe le plus dans la montée de l’extrême droite, c’est ce que j’ai constaté dans ma propre région : la timidité avec laquelle le milieu culturel a réagi à la campagne référendaire sur la réforme des retraites pour les artistes dont la carrière a été récompensée. En février, le parti slovène d’extrême droite SDS, actuellement dans l’opposition, a intensifié sa guerre culturelle, qualifiant l’art contemporain de « dégénéré » et utilisant mon travail comme arme pour attiser une panique morale. Ils ont volé une photo de ma performance photographique, l’ont modifiée, y ont apposé leur logo et l’ont transformée en affiche de propagande, véhiculant un message totalement opposé à mes convictions artistiques et personnelles. Pendant plus de cinq semaines, ces affiches ont été exposées quotidiennement dans des stands à travers tout le pays, tandis que les membres du parlement de droite et d’extrême droite les relayaient sans relâche sur les réseaux sociaux. C’était brutal.

Branko Grims, actuel membre du Parlement européen et représentant du parti slovène d’extrême droite SDS, a posé avec l’affiche de propagande sur un stand et l’a publiée sur ses comptes X et Facebook privés (février-mars 2025).

Pendant ce temps, les médias présentaient mon nom et mon travail de manière déformée. La télévision montrait à plusieurs reprises l’affiche de propagande dans les débats, souvent accompagnée d’insultes, de mensonges éhontés et sans contexte. Sur les réseaux sociaux, j’ai été confrontée à des menaces, à des vagues de commentaires offensants, à des moqueries, à de la misogynie et à de la haine pure et simple. J’ai reçu des courriels et des appels téléphoniques menaçants tard dans la nuit, et même ma mère a reçu des SMS humiliants. Des journalistes m’ont contactée à plusieurs reprises sans mon consentement, souvent de manière intrusive. Dans la rue voisine, un manifestant m’a traitée de « salope » au micro. Des graffitis sont apparus dans la ville pour s’opposer à « l’allaitement des chiens » et, le jour des élections, l’Église catholique, en collaboration avec le parti d’extrême droite, a affiché devant les églises des affiches représentant des personnes âgées suggérant que leurs pensions seraient « certainement plus élevées » si elles avaient « allaité un chien » au lieu de travailler dur. Les gens ont alors commencé à me reconnaître partout : dans la rue, dans les magasins, à la poste. Cette exposition constante, combinée à l’atmosphère saturée de haine, a créé un profond sentiment de perte de contrôle et de sécurité. Même les tâches quotidiennes sont devenues épuisantes, entraînant une fatigue chronique.

Au cours de ces mois, j’ai reçu quelques messages privés et appels de sympathie de la part de collègues, mais si la gentillesse existait derrière des portes closes, dans l’espace public où les attaques avaient lieu, la compassion était presque totalement absente. Il y a eu des exceptions : quelques personnes se sont exprimées publiquement, et des institutions telles que l’Académie des beaux-arts et du design ont publié une lettre de soutien, tandis que 44 autres organisations culturelles ont publié une lettre publique collective. Quelques médias m’ont soutenu. Mais les attaques étaient très organisées, incessantes et quotidiennes pendant trois mois, et sous certaines formes, elles se poursuivent encore aujourd’hui.

Dans l’espace public, la ministre de la Culture a été la seule à me défendre haut et fort et de manière constante — et je lui en suis profondément reconnaissante, mais cela a tout de même été très perturbant d’être l’objet d’un jeu de ping-pong entre la gauche et la droite alors que la plupart des acteurs de la scène culturelle restaient silencieux, ce que je ne comprends pas vraiment.

Cette campagne ne me visait pas personnellement, elle visait à humilier l’art et la culture, nous tous. En tant que travailleurs culturels et artistes, nous sommes les premiers à défendre les droits civils fondamentaux à travers notre travail, à savoir la liberté d’expression, que nous exerçons dans la sphère publique. Si – ou quand – la droite reviendra au pouvoir, ce ne seront pas seulement quelques-uns qui seront toujours pris pour cible. Nous le serons tous. Ces derniers mois ont été l’occasion de nous renforcer collectivement pour les luttes à venir, car il n’existe aucune plateforme systémique qui nous protège. Nous ne pouvons compter que les uns sur les autres.

EC : Ne pensez-vous pas que même les producteurs ou les programmateurs, y compris nous à Bourges, ont tendance à privilégier une image un peu plus provocante comme outil de communication lorsqu’ils vous invitent à un festival ?

MS : En tant que professionnels, nous devons privilégier le contexte avant tout, plutôt que de nous focaliser sur ce qui pourrait être perçu comme purement provocateur. Pour moi, la provocation a toujours été secondaire dans mon travail. Honnêtement, je ne l’ai jamais considéré comme particulièrement provocateur : mes références sont l’avant-garde russe, les actionnistes viennois et l’art corporel, qui avaient déjà été largement explorés au tournant du millénaire. Dans cette perspective, j’avais le sentiment que mon travail n’était qu’une goutte d’eau dans l’océan par rapport à ce qui avait déjà été fait – et continue d’être fait – dans de nombreux domaines artistiques.

Je pense que mon travail s’est simplement retrouvé au mauvais endroit au mauvais moment, pour être récupéré dans une stratégie de relations publiques politiques. L’attaque n’était pas due au caractère particulièrement provocateur de mon travail, mais au fait qu’il s’est avéré utile dans un contexte politique très spécifique ici en Slovénie, et de manière similaire à ce qui m’est arrivé avant les élections de 2017 en Autriche (au moment où elle a reçu le Golden Nica à Ars Electronica en Autriche, ndlr).

De plus, ce qui m’inquiète, ce n’est pas que le public n’aime pas mon travail – il y aura toujours des spectateurs qui seront fortement en accord ou en désaccord –, mais plutôt que la politique utilise l’art comme une arme. Lorsqu’une machine politique bien financée, soutenue par un réseau de médias et de partisans de droite, lance une attaque coordonnée contre un artiste ou une œuvre d’art, la qualifiant de « non artistique », cela sape la légitimité de l’ensemble du domaine artistique professionnel. Une fois que l’art est sorti de son contexte, altéré ou déformé, l’exagération politique devient nécessaire, précisément parce que, selon moi, l’œuvre originale n’était pas assez radicale pour soutenir leur discours. Cela a été particulièrement évident en Slovénie, où la rhétorique a même invoqué le tabou zoophile, une distorsion extrême et délibérée qui révèle à quel point ces discours misogynes peuvent être déformés et utilisés comme arme.

EC : Il reste toutefois la question de la nudité, être nue avec un animal, ce qui semble être un tabou pour eux.

MS : (Rires) En fin de compte, tout dépend des préjugés de chacun, de ses problèmes personnels qui surgissent dès qu’il voit quelqu’un, en particulier une femme, nu avec un animal, sans prendre la peine de considérer le contexte. N’est-il pas frappant qu’une telle représentation puisse provoquer l’indignation, alors que ces mêmes personnes peuvent passer devant un panneau d’affichage montrant un corps féminin nu vendant des produits, ou regarder des images d’enfants massacrés à Gaza, en Ukraine ou au Soudan aux informations, sans ressentir quoi que ce soit ? Pour moi, c’est cela qui est vraiment pervers. Mais toute cette situation reflète également l’esprit du temps : le conservatisme est en hausse partout, et il est effrayant de voir à quelle vitesse il se normalise. Le corps féminin est à nouveau attaqué, toléré uniquement lorsqu’il est présenté comme un objet reproductif. Dans mon travail, je m’intéresse toujours aux significations universelles qu’un certain acte peut véhiculer, surtout à l’heure actuelle, où le corps féminin est de plus en plus revendiqué par certains discours comme étant la propriété de l’État, de la loi, voire de l’Église.

Prenons, par exemple, le mythe fondateur de la Rome antique, berceau de l’humanisme lui-même. Selon la légende, Rome aurait été fondée parce qu’une louve aurait allaité deux nourrissons abandonnés qui auraient ensuite construit la ville. Dans mon travail, j’ai simplement inversé le mythe : au lieu d’une louve nourrissant des humains, c’est un humain qui nourrit une louve apprivoisée. De là émergent d’autres affirmations : que la nature survivra toujours à la culture, et que l’avenir pourrait bien appartenir à d’autres êtres vivants si les humains provoquent leur propre destruction.

L’image originale de 2016 tirée de la performance photographique de Maja Smrekar K-9_topology: Hybrid Family. Photos: Maja Smrekar et Manuel Vason. Produit par Kapelica Gallery et Freies Museum Berlin.

La série K-9_topology était à la fois universelle et intime. Bien sûr, cela venait aussi d’un lieu profondément personnel : de mon propre souvenir émotionnel d’avoir grandi en tant qu’enfant unique dans une famille où l’amour n’était pas beaucoup exprimé, et où les chiens sont devenus mes véritables compagnons, ma famille. Ils m’ont donné ce dont j’avais besoin pour survivre psychologiquement : de l’ocytocine, du contact, de l’amour et de la présence. Dans Hybrid Family, j’ai donc voulu revendiquer cette évolution parallèle avec les chiens et les loups, les premiers animaux à avoir vécu aux côtés des humains, des milliers d’années avant les chevaux ou les chats.

Je voulais également montrer que le lait n’est pas exclusivement lié à la grossesse, à l’utérus ou au corps « féminin ». Le lait peut être produit par de nombreux types de corps, y compris ceux identifiés comme masculins ou ceux qui ne correspondent pas du tout aux définitions binaires. En ce sens, le projet proposait un élargissement des structures familiales, non pas comme un rejet de la famille nucléaire, mais comme un moyen de l’ouvrir, d’étendre ses possibilités.

Plus tard, dans le quatrième volet du projet — qui est devenu le point d’orgue de toute la série —, j’ai créé ce que j’appelle une sculpture moléculaire : non seulement dans sa forme, mais aussi dans son processus, une sculpture de coévolution. Mon intention était de ramener symboliquement l’ADN de l’humain, du loup et du chien dans la même relation écologique qu’ils partageaient autrefois, lorsque les trois espèces régulaient conjointement leur environnement et maintenaient un équilibre naturel. Aujourd’hui, cependant, les humains et les chiens sont les deux espèces les plus invasives de la planète. Dans ce contexte, l’acte de combiner mon ovocyte avec la cellule adipeuse d’un chien — tout en sachant pertinemment que la cellule ne pourrait survivre plus de quelques jours en raison d’une incompatibilité biologique — a été conçu comme un geste de cohabitation temporaire au niveau moléculaire.

Il s’agissait d’une déclaration écoféministe : le choix d’utiliser mon matériel reproductif non pas pour répondre aux attentes conservatrices de la société, mais comme un moyen artistique d’imaginer des futurs et des relations partagés. Et c’est précisément là que les problèmes ont commencé. Les groupes de droite, refusant de se confronter à ces idées, n’y ont vu qu’une attaque contre la famille nucléaire, blanche et hétéronormative. Ils ont refusé de contextualiser ou de reconnaître les nombreuses expositions, conférences, livres, articles, voire documentaires, qui avaient déjà encadré ces œuvres. Au lieu de cela, ils ont réduit toute la série à une seule image emblématique, dépouillée de son contexte, et l’ont utilisée comme une arme patriarcale pour avertir de ce que l’art, en particulier lorsqu’il est créé par une femme, ne doit pas faire, et des déclarations qui ne doivent pas être faites.

EC : Il existe une directive complète du Parlement européen votée l’année dernière sur l’amélioration du statut professionnel des artistes dans l’Union européenne, qui stipule que nous, le secteur culturel, devrions travailler à l’harmonisation du statut des artistes, car certains pays ont un meilleur statut que d’autres dans l’UE, etc. Et nous sommes dans l’année de la mise en œuvre, car ils ont voté en 2024. Pourtant, pendant l’hiver, alors que les organisations culturelles étaient submergées de travail par les demandes de financement à l’UE, un autre paradoxe est apparu : tandis que les institutions s’affairaient à travailler dans le cadre de l’UE, l’extrême droite, incapable d’agir au niveau européen, mobilisait ses forces pour mener des attaques au niveau local. Comment voyez-vous cet écart entre les promesses au niveau européen et la réalité à laquelle sont confrontés les artistes sur le terrain ?

MS : C’est une bonne chose que le Parlement européen ait voté en faveur de l’amélioration du statut professionnel des artistes, mais mon expérience montre qu’en réalité, il n’existe aucune plateforme pour protéger les artistes contre les campagnes d’extrême droite qui les utilisent, eux et leur travail, à des fins de propagande politique, ni au niveau local ni au niveau européen. Des attaques similaires ont visé des artistes en Suède, en Pologne, en Hongrie, en Turquie, en Slovaquie, en Croatie, en Autriche et en Slovénie, mais personne au Parlement européen ne se penche sur cette question. Nous sommes livrés à nous-mêmes, dans une société fragmentée en petits groupes d’intérêt, chacun cherchant à décrocher le prochain contrat pour survivre.

La situation que vous évoquez révèle également combien d’individus et d’institutions – gouvernementales et non gouvernementales – sont contraints de faire constamment des compromis, soumis aux règles de l’UE, au capitalisme mondial et aux idéologies conservatrices sous-jacentes. Cela était particulièrement évident dans la fragmentation de la scène avant le référendum : certains ont critiqué les nouveaux critères proposés par le gouvernement pour les pensions des artistes, car ils excluaient certains domaines importants, même si ces critères devaient être révisés et mis à jour tous les cinq ans. Si le référendum portait ostensiblement sur ces critères, il visait en réalité à discipliner la politique de gauche en dénigrant la scène culturelle dans son ensemble. Beaucoup d’autres ont hésité à participer, suivant l’appel de la coalition à ignorer complètement le vote. Ironiquement, toute la campagne référendaire s’est déroulée alors que beaucoup étaient entièrement absorbés par les dossiers de financement à l’UE, apparemment inconscients – ou délibérément inconscients – de ce qui se passait localement.

Quoi qu’il en soit, tout compromis conduit inévitablement à l’autocensure. Je pense que le compromis n’est pas une option. Ce que nous devons faire, c’est affronter le système de l’intérieur, unis comme une meute, comme une communauté, le renverser de l’intérieur et résister ensemble.

EC : Et ce n’est pas la fin de l’histoire. Malheureusement pour vous, cela va durer un certain temps, car la procédure judiciaire sera longue. Que diriez-vous à la communauté à ce sujet ?

MS : La procédure judiciaire durera au moins cinq ans, pendant lesquels je prévois de dépenser au moins 12 000 €. Si mon avocat ne travaillait pas bénévolement (nous avons convenu qu’en cas de succès, il recevrait un pourcentage de l’indemnisation), les coûts seraient environ trois fois plus élevés. Ce montant ne couvre que les frais liés au tribunal : les honoraires de l’expert judiciaire et du spécialiste, ainsi que les frais de documentation, tels que la collecte et l’archivage de plus de 300 publications médiatiques me mentionnant depuis le 20 février. En bref, ce sera un combat long et épuisant, mais je considère qu’il est de mon devoir de le mener.

Mais tout n’a pas été négatif. Après la publication d’un article dans The Guardian en mai – (NDT: cet article a été traduit en français sur un blog de Mediapart)- , j’ai été contactée par un groupe de curateurs, de théoriciens et de producteurs, parmi lesquels vous, de France, Jens Hauser, d’Allemagne, Dalila Honorato, de Grèce, Tatiana Kourochkina, d’Espagne, puis Uroš Veber, de Slovénie, et François Robin, de France. Vous avez généreusement offert votre expertise et vos ressources pour aider à lancer la plateforme en ligne artkinship.org, grâce à laquelle nous recueillons actuellement des signatures et des dons pour le procès. Depuis lors, des particuliers et des organisations artistiques se sont joints à nous, apportant leurs signatures, partageant des newsletters et faisant des dons, notamment des artistes et des institutions slovènes, ainsi que des membres de la société civile. Je leur en suis profondément reconnaissante, car cela me redonne un sentiment d’autonomie qui est extrêmement important dans ma situation. Par leur réaction, certains membres de la communauté culturelle ont montré qu’ils pouvaient encore s’unir et résister aux tentatives de délégitimation des artistes et de leur travail. En même temps, je considère qu’il s’agit d’un exercice visant à rester vigilant et connecté, car ces pressions politiques ne sont souvent que la première étape visant à contrôler et à discipliner la culture – une réalité qui m’est devenue très évidente.

C’est pourquoi votre solidarité dans la proposition de la plateforme artkinship a été profondément significative. Elle représente non seulement un soutien à mon égard en tant qu’individu, mais aussi une prise de position claire contre les tentatives visant à restreindre la liberté artistique et à exercer une pression politique sur la sphère culturelle à l’échelle internationale. Si je gagne le procès et que le parti SDS est tenu de rembourser les frais de justice, je ferai don de ces fonds à une plateforme internationale soutenant les artistes persécutés par des gouvernements autocratiques. Je ferai de même si je récolte plus que ce qui est nécessaire pour cette affaire. Je tiendrai également le public pleinement informé de toutes les procédures sur la plateforme, car la lutte pour la liberté d’expression est essentielle.

L’art a toujours été une force vitale dans le débat public, tant dans le domaine politique qu’au-delà. Il suscite la réflexion critique, et ce n’est que par la réflexion critique que la société peut défendre ses droits et libertés les plus fondamentaux : la paix, la sécurité, la dignité des personnes vulnérables. L’art a le pouvoir de déclencher des changements sociaux, et c’est précisément ce que l’extrême droite redoute le plus. Utilisons notre pouvoir !

Signez la lettre ouverte

Faites un don sur Artkinship.org

Joignez-vous au débat lors de la Conférence 2025 « Tabou-Transgression-Transcendance » en art & science (Ljubljana, 9-13 septembre)

En savoir plus sur le travail de Maja Smrekar

ArtLabo Retreat, du bleu au vert

ArtLabo Retreat 2025. Credit: Kaascat

ArtLabo Retreat 2025, le summercamp de deux semaines organisé par Makery en Bretagne, a réuni artistes, scientifiques, designers, performeurs et étudiants afin d’explorer la mode, le son, la gastronomie et la narration, sur les côtes proches de la Colonie du Phare de l’île de Batz avec La Gare, Centre d’art et de design, puis au domaine de Kerminy à Rosporden. Chrysa Chouliara, chroniqueuse en résidence à Makery pour l’été 2025, nous livre son récit de ces deux semaines.

Chrysa Chouliara

Depuis 2022, Makery accueille chaque été un chroniqueur du projet Rewilding Cultures, un réseau de résidences, de summercamps, d’écoles et de retraites cofinancé par l’Union européenne. En 2025, en collaboration avec le programme Archipelago soutenu par Pro Helvetia, la fondation suisse pour la culture, Makery accueille Chrysa Chouliara, également connue sous le nom de KAASCAT, et membre de la Société d’Art Mécatronique de Suisse. Chrysa Chouliara est une scénariste et dessinatrice très interessée par les sciences. Passionnée des supports d’impression alternatifs, elle tisse des récits personnels dans des formats expérimentaux, explorant la mémoire, les médias et l’identité. Travaillant sur différents supports, analogiques et numériques, elle traite chaque sujet comme un terrain de jeu pour l’expérimentation visuelle. Originaire d’Athènes, elle est basée en Suisse depuis 2016 et à Lucerne depuis 2019. Journal de bord.

credit : Kaascat

Une île est plus qu’une simple formation géographique : c’est une métaphore, un symbole de possibilités. Fragment de terre entouré d’eau, l’île incarne la séparation, l’autosuffisance, la résilience et la réinvention. Déconnectée du continent et de ses systèmes dominants, l’île devient un espace où peuvent émerger des réalités alternatives, une sorte de laboratoire pour de nouvelles valeurs, esthétiques et modes de vie.

L’île comme toponyme de l’utopie

Parfois, une île est bien plus qu’un simple souvenir d’enfance. Elle devient un lieu de rencontre où des professionnels du monde entier se réunissent pour échanger des idées et tisser des liens. Parmi les participants à l’ArtLabo Retreat 2025 figurent des étudiants, des artistes, des cinéastes, des créateurs de mode, des praticiens de l’écosomatique et des musiciens, ainsi que des concepteurs de jeux vidéo et des scientifiques. La diversité de leurs compétences s’avérera cruciale au cours de cette retraite de deux semaines, où chacun enseignera aux autres et où des collaborations improvisées verront le jour.

L’île de Batz, petite île d’environ 450 habitants nichée dans la Manche, a quelque chose de particulier. Au début du XVIIe siècle, l’envasement progressif des zones orientales de l’île a empêché la culture du lin et du chanvre, deux plantes essentielles à l’industrie textile. Les algues sont alors devenues la principale ressource de l’île jusqu’au XIXe siècle. Elles étaient utilisées à diverses fins, notamment comme aliment pour le bétail (les vaches paissaient des espèces comme la Palmaria palmata, ou Dulse), pour l’enrichissement des sols et dans la production de verre et de savon. Le commerce s’est étendu au-delà de l’usage local, la potasse (un ingrédient essentiel dans la fabrication du verre) étant exportée vers d’autres régions.

Peut-être inspiré par cette histoire, l’Artlabo Retreat est divisé en différents groupes qui s’apprêtent à utiliser les algues dans le cadre de leurs recherches sur l’île, qu’il s’agisse de son, d’image, de mode, et de médias. À marée basse, une riche forêt aquatique se dévoile alors que nous marchons parmi les rochers vers la mer avec l’ethnobotaniste Edouard Bal. Équipés de grands seaux jaunes, nous apprenons à récolter les algues : il faut uniquement prendre celles qui sont attachées aux rochers, car celles qui flottent librement sont probablement déjà en décomposition. J’essaie toutes les variétés, appréciant leur goût brut et familier.

Récolte d’algues. De gauche à droite, photos de Marina Pirot & Kaascat

Les algues peuvent être classées en trois grands groupes selon leur couleur : brunes, rouges et vertes. Les botanistes les appellent respectivement Phaeophyceae, Rhodophyceae, et Chlorophyceae. Au cours de la première semaine d’ArtLabo, ces trois types de matières servent de sources d’inspiration, de matières premières pour la fabrication de tissus et de bioplastiques, de composants conducteurs dans des expérimentations, d’éléments clés dans des performances et de touches décoratives dans tout le camp.
Le lendemain soir, alors que nous regardions le film Umi No Oya, nous grignotons des préparartions délicieuses à base d’algues. Le documentaire de Maya Minder et Ewen Chardronnet (rédacteur en chef de Makery) raconte l’histoire de Kathleen Drew-Baker, l’algologue dont les recherches ont révolutionné la culture de l’algue nori au Japon. Le film explore sa découverte cruciale du cycle de vie des algues rouges, qui a permis le développement des techniques modernes de culture de nori dans le Japon d’après-guerre. Bien qu’elle ait dû lutter en tant que femme dans le monde scientifique occidental d’avant-guerre – son mariage avec un collègue de l’université de Manchester l’empêchait de percevoir un salaire -, Kathleen Drew-Baker est aujourd’hui vénérée comme une déesse dans la tradition shintoïste au Japon, parfois appelée « umi no oya », « mère de la mer », sans avoir jamais mis les pieds au Japon.

Umi No Oya (2025), trailer (sous-titres disponibles avec le bouton CC) :

Maya Minder est une artiste basée à Zurich et à Paris, travaillant à la croisée du biohacking, de la culture alimentaire et du design spéculatif. Sur l’île, en compagnie de Corina Mattner, artiste, créatrice de mode et militante, elles animent un atelier où les algues sont transformées en tissu, à l’aide de glycérine. « Je suis obsédée par la glycérine. Elle est à la fois hydrophile et lipophile, ce qui en fait un matériau incroyable à travailler », explique Maya alors que le groupe commence à traiter les algues récoltées. Une fois séché, le tissu ressemble à du cuir translucide. Il est rapidement transformé en créations uniques, cousues avec des pièces vintage. Le groupe bénéficie du soutien de Violaine Buet, conceptrice-designer expérimentée dans le domaine des algues, originaire du sud de la Bretagne.

Le principe du camp est de « mentorer » un tiers d’étudiants en art, design, arts sonores et arts média, ainsi que des étudiants de troisième cycle, en leur offrant la possibilité d’approfondir leurs connaissances dans le cadre informel des ateliers, d’établir des contacts et de consolider des réseaux qui les aideront dans leur développement professionnel.

Corinna Mattner. Photo par François Robin
De gauche à droite : Anaïs Valdher Untersteller, étudiante en design, avec Maya Minder, et Elisa Chaveneau, étudiante en art, avec Corinna Mattner dans le laboratoire des algues. Photos par Elisa Chaveneau

C’est déjà le milieu de la semaine lorsque le groupe repart avec Edouard Bal— cette fois-ci pour cueillir des plantes sauvages comestibles. Ce soir-là, nous avons dégusté l’un des dîners les plus passionnants de la semaine, les plantes fraîchement cueillies ayant été transformés en un véritable délice gastronomique par Edouard Bal et le groupe de food design, avec la participation de Julie « cuisinerd » Tunas et de l’artiste designer Lorie Bayen El Kaïm qui collaborent toutes deux dans le cadre d’une résidence artistique de longue durée et d’un projet artistique sur les méthodes de cuisson et les habitudes alimentaires avec La Gare, Centre d’art et de design. Ce moment fort de la semaine a été introduit par une touchante conférence-performance donnée par Seungje Han, étudiant coréen fraichement diplômé d’un Mastère en design de la transition à l’Ecole des Beaux-Arts de Brest.

Cueillette d’algues avec l’ethnobotaniste Edouard Bal. Credit: Makery

De gauche à droite : Photos par Maya Minder, Elisa Chaveneau, Noémie Vincent-Maudry

Je nage deux fois par jour, même quand il fait froid ou qu’il pleut, ce qui n’est pas surprenant en Bretagne. C’est la fin de la semaine, et alors que le reste de l’Europe a cuit sous une vague de chaleur, ici, la température a été supportable, voire agréable, et la côte bretonne accueille une dépression atlantique alors que nous nous préparons frénétiquement pour la journée portes ouvertes de l’ArtLabo Retreat.

La plage à côté de la Colonie du Phare. Équipé d’un petit masque, j’ai nagé deux fois par jour pendant plus de 45 minutes dans une mer à 15 degrés. Ma saison de natation hivernale en Suisse m’y avait préparé. Credit : Makery

La soirée – le soleil se couche tard ici – est remplie de spectacles, de conférences, de présentations et d’une exposition sur la Colonie du Phare. Nous passons d’un endroit à l’autre, suivant le déroulement des événements.

Ryu Oyama, invité pour une résidence de 7 semaines en France et Suisse dans le cadre du programme Archipelago, mêle le son à une interprétation contemporaine de la cérémonie du thé, en utilisant un siphon pour créer de l’espuma, une technique empruntée à la gastronomie moderne et moléculaire qui apporte une texture délicate et mousseuse. Le thé, transformé en mousse, est servi de main à main avec l’aide de Pôm Bouvier B. C’est une sensation étrange et intime que de recevoir du thé sous forme d’espuma, reposant en apesanteur dans la paume de la main, comme un cadeau.

Toru Ryu Oyama et Pôm Bouvier B. Credit : Makery
Credit : Kaascat

Fréquences de la forêt

À peine un jour plus tard, le paysage passe du bleu au vert. Les chaussures encore pleines de sable, je m’allonge dans l’herbe devant le château de Kerminy, à Rosporden, dans la magnifique région bretonne de Cornouaille. Un chat orange sympathique explore le domaine avant de disparaître dans la forêt dense qui l’entoure.

Kerminy est un espace autogéré dédié à l’expérimentation, à la recherche et à la création, fondé en 2020 par le duo artistique (n)— Dominique Leroy et Marina Pirot. Décrit comme un « lieu d’agriculture en arts », il occupe une ancienne seigneurie du XIVe siècle, avec une chapelle, un lavoir, des dépendances et des bois, nichée dans un domaine de 12,5 hectares à l’orée d’une vaste forêt. C’est ici que l’ArtLabo Retreat se concentre désormais sur le son.

Et il n’est pas difficile d’imaginer pourquoi : même la serre est remplie d’installations sonores nichées parmi des plants de tomates géants.

Dominique Leroy est un artiste sonore qui crée des installations, des expositions et des parcours sonores conçus pour nous aider à écouter un lieu. Son travail est souvent collaboratif et s’appuie sur l’utilisation d’appareils techniques recyclés ou réutilisés pour la capture et la diffusion du son, ce qu’il appelle la fabrication expérimentale d’instruments paysagers.

Marina Pirot, pour sa part, est une artiste qui travaille à la croisée de la danse et des pratiques écosomatiques. Son travail explore la relation entre le corps et l’environnement, en se concentrant sur la collecte et la transmission des connaissances gestuelles.

Kerminy n’est pas loin de la mer. Le Dr Tony Robinet nous fait visiter la station marine locale, puis nous visitons le musée (voir le reportage de Lyndsey Walsh). En tant que sculptrice, je suis fascinée par la salle de taxidermie. La peau de chaque poisson est soigneusement retirée et placée sur une réplique en polystyrène. La salle est remplie d’innombrables spécimens aux motifs et aux couleurs fascinants.

Cette semaine, tout le monde se prépare pour Fluxon, la résidence artistique et événement annuel du château. Ateliers quotidiens de mécatronique animés par Marc Dusseiller, « workshopologiste » transdisciplinaire de la SGMK (Société d’Art Mécatronique de Suisse) et Hackteria International Society se prolongent jusque tard dans la nuit, entrecoupés de conversations spontanées qui s’engagent dès le petit-déjeuner.

Discussions et expérimentations durant Fluxon. Dr. Tony Robinet (gauche) et Marina Pirot (droite). Au centre de gauche à droite : Pôm Bouvier B., Corinna Mattner, Maya Minder. Credit : Ewen Chardronnet
Le musicien Quentin Aurat explique ses hacks d’instrument à Marie-Jo de Kerminy et à l’une de ses amies dans le music hacklab. Credit : Kaascat
Le festival Fluxon de Kerminy fait partie du parcours art sonore dans le Parc du chateau, tous les samedis jusqu’au 13 septembre. Le ballon solaire Aérocène labellisé « Fluxon » flotte dans le ciel. Credit : Maya Minder
Le Dr. Tony Robinet et Toru Ryu Oyama donnent d’une conférence sur les lichens. Credit : Kaascat

“Quelle est la différence entre le son et la musique ?”

« Le son est partout. La musique, c’est ce que l’on fait avec ce son », répond Pôm sans hésiter. Pôm Bouvier B. a été attirée par la musique et le son dès son plus jeune âge, mais elle a passé de nombreuses années à explorer différentes disciplines artistiques. Un véritable coup du destin, une blessure à la jambe, l’a amenée à créer des sons pour un spectacle, ravivant ainsi son lien avec la musique. Depuis lors, sa pratique est centrée sur le son, depuis plus d’une décennie. Dans l’improvisation musicale, elle a trouvé tout ce qu’elle cherchait : un espace où tous ses talents divers pouvaient converger. « L’improvisation me fait me sentir vivante. C’est comme si toutes les compétences que j’ai acquises au cours de mon parcours trouvaient enfin leur utilité. »

Pôm Bouvier B., concert à la Nuit Fluxon. Credit : Makery

L’artiste noise expérimental Jena Jang ajoute une nouvelle couche à ce paysage sonore dense. La plupart de ses instruments sont fabriqués à la main, soudés dans des boîtes Tupperware, et produisent des sons qui n’ont rien de domestique. Sa musique se déroule comme un voyage dans le subconscient, avec des paysages sonores lourds percés d’harmoniques complexes qui ondulent à travers le chaos.

Jena Jang à la Nuit Fluxon. Credit : Kaascat

L’heure du départ : du vert au gris

Je suis partie en train le lendemain du festival. Sur le chemin de Paris, je ne peux m’empêcher de penser aux personnes que j’ai rencontrées au cours des trois dernières semaines et aux idées et projets que nous avons échangés.

On dit qu’aucun homme n’est une île, mais les artistes et les scientifiques travaillent souvent dans l’isolement, plongés dans leurs pratiques respectives. Les retraites comme celle-ci fonctionnent comme l’eau : elles relient discrètement même les plus éloignées.

Lisez aussi le reportage de Lyndsey Walsh sur ArtLabo Retreat 2025.

Plus d’infos sur Rewilding Cultures et Feral Labs Network dans Makery.

A Marseille, année 2 du Tiers-Lab des Transitions : s’enraciner et fleurir

Le Tiers-Lab des Transitions organise régulièrement des événements publics. © Julie Vandal
Elsa Ferreira

Dans le dynamique paysage des tiers-lieux de Marseille, c’est l’un des derniers nés. Positionné sur un secteur porteur – les transitions écologiques, sociales et numériques mais aussi l’IA -, la coopérative est également propriétaire de ses murs. Un beau départ.

6000 m2 carré de verdure en pleine ère urbaine ; forcément, le projet nous fait de l’œil. Et si la chaleur de l’été a fait jaunir l’herbe des sols, les tables posées devant la bastide, où quelques coworkers estivaux profitent du psithurisme (ce doux murmure du vent dans les feuillages), n’en sont pas moins agréables.

Une coworkeuse travaille devant la bastide. © Julie Vandal
Le plan des 6000m2 de verdures urbaines.

Ici, c’est le Tiers-Lab des Transitions. Le lieu a été ouvert en janvier 2024 dans une ancienne demeure provençale privée. Les membres du Laboratoire d’intelligence collective et artificielle, le LICA, porteurs du projet du Tiers-Lab, y vivaient et organisaient déjà des formations et événements. Lorsque la maison est mise en vente, ouvrir ce lieu au public est une évidence pour ces partisans du collectif.

La SCIC pour un modèle de gérance ouvert

Ils créent une Société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) et invitent 200 coopérateurs à prendre part à l’aventure : des citoyens, des entreprises, des organismes engagés comme la foncière solidaire Bellevilles ou la Cité de l’Agriculture, des établissements publics comme la Banque des Territoires ou l’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine (ANRU) et la Région et la ville de Marseille. Ils réussissent à lever 3,5 millions d’euros pour acheter le bâtiment et son jardin. La forme SCIC, ouverte aux coopérateurs externes contrairement à la SCOP détenue par ses salariés, « correspondait bien à la philosophie du modèle ouvert porté par le LICA », explique Julie Telfour, coordinatrice au Tiers-Lab des Transitions.

Depuis, le Tiers-Lab accueille une quinzaine d’entreprises et associations résidentes, toutes porteuses de projets pour une société en transition. Parmi elles, Cultures Permanentes, organisme de formation et bureau d’études autour de projets agro-socio-environnementaux, Par Ailleurs – Paysages, société coopérative de paysagistes, Impact Studio, collectif qui accompagne et développe des lieux et des démarches d’utilité sociale et territoriale, ou encore Cycle Up la plateforme de réemploie des matériaux.

Il accueille aussi des coworkers et des usagers qui, à force de rencontres, lancent aussi leurs projets : ici, un Repair Café informel se consolide, là, un jardin pédagogique est en discussion.

Lors de la Fête de l’automne, en 2024. © Julie Vandal

Transitions plurielles  

Au Tiers-Lab, les transitions se déclinent au pluriel : la transition écologique, avec des formations destinées notamment aux personnes éloignées de l’emploi. « On les invite à découvrir les nouveaux métiers de la transition », présente Julie Telfour, de l’artisanat à l’économie circulaire ou le bâtiment durable.

Transition sociale, pour « intégrer le plus grand nombre dans la transition écologique », avec l’accent mis sur la rencontre : dans une même journée, le tiers-lab accueille des groupes scolaires, des entreprises, des coworkers, des habitants du quartier… Le jardin est ouvert à tous et la guinguette solaire Le Présage agit comme pôle d’attraction pour les voisins du quartier.

La cantine Le Présage fonctionne à l’énergie solaire. © Julie Vandal

Transition numérique aussi, objet de recherche historique du LICA. Le récent regain d’intérêt pour l’intelligence artificielle a amené les membres du LICA à s’interroger plus encore sur la place de l’éthique dans le domaine. Dans les formations qu’il prodigue, le LICA utilise les méthodes d’intelligence collective pour designer des IA éthiques. Audrey Vermeulen, cofondatrice du laboratoire, s’apprête à publier une thèse sur la jonction de ces deux formes d’intelligence qu’elle estime complémentaires. « Historiquement, l’approche du LICA est plutôt technocritique, présente Julie Telfour. Mais il est essentiel de continuer à comprendre ces technologies pour conserver notre capacité de faire. Il s’agit de se demander où ces outils peuvent avoir le plus d’impacts, à quels besoins ils pourraient répondre et ce qui pourrait être faire différemment », conclue la coordinatrice.

Un paysage des tiers-lieux en réseau

Désormais porté par trois salariés à temps plein et deux services civiques, le Tiers-Lab s’implante dans un écosystème dynamique et noue des alliances. Le Couvent, tiers-lieu culturel qui abrite des résidences d’artistes, est situé à quelques centaines de mètres ; de même pour La Friche Belle-de-Mai, lieu culturel marseillais bien identifié depuis 1992 ans et avec qui le Tiers-Lab des transitions porte des projets communs.  « Il y a une grande diversité dans la typologie de ces lieux, se réjouit Julie Telfour. Ce sont des lieux qui ont une couleur différente, à taille humaine. » Ces dernières années ont certes vu la fermeture du bien aimé tiers-lieu artistique et solidaire Coco Velten, mais ont laissé place aux nouveaux venus Tiers-lieu de la Mer, ouvert au printemps 2024 sur le Vieux Port, à la Cité des Transitions, réseau d’acteurs engagés dans la transition socio-économique et écologique installé fin 2024 ou encore La Cômerie, ancien couvent que l’association Yes We Camp réouvre progressivement jusqu’à 2026.

Le Tiers-lab a également rejoint les réseaux qui animent ce paysage : Sud Tiers Lieux, Sud Impact Event ou encore Opération Milliard, association dont l’objectif est de créer un fonds d’investissement de 1 milliard d’euros à destination des structures d’économie sociale et solidaire.

Un projet sur le temps long

Si le Tiers-Lab a su conquérir ses publics – plus de 10 000 usagers ont passé le portail la première année – reste à consolider ses bases. « On tourne, mais on a encore des enjeux financiers, reconnait Julie Telfour. Les charges augmentent, on a eu des retards de travaux que l’on paye encore et il nous reste à collectivement imaginer d’autres modèles économiques en dehors des financements publics et européens. »  Mais en achetant les murs, le Tiers-lab s’est aussi acheté du temps. « C’est un projet à long terme et résilient. En 2040, on sera normalement toujours ancré. »

Pour en savoir plus, le site du Tiers-Lab des Transitions

ArtLabo Retreat : un voyage au bout du monde

"Finis Terrae". Credit: Maya Minder

Du 30 juin au 6 juillet, la troisième édition de l’ArtLabo Retreat s’est déroulée sur l’île de Batz, dans le Finistère. Elle a invité des artistes, des designers, des scientifiques et des étudiants à explorer les paysages uniques de l’île et à expérimenter les matérialités possibles des écosystèmes côtiers. Co-organisée à Batz avec La Gare, Centre d’Art et de Design, cette retraite s’est prolongée dans le cadre de Fluxon au château de Kerminy, une résidence artistique d’une semaine axée sur l’art sonore et un événement d’une journée le 12 juillet organisé par l’association n-Kerminy. L’artiste et chercheuse Lyndsey Walsh rend compte de son voyage, explorant les multiples facettes des communautés et paysages côtiers.

Lyndsey Walsh

Le voyage jusqu’au bout du monde n’a pas été aussi long que je le pensais. Après six heures de route depuis Paris et une courte traversée en vedette depuis le port de Roscoff, nous sommes arrivés sur les côtes de l’île de Batz, une petite île au large du Finistère, le département le plus occidental de France. Assis sur le toit de la Colonie du Phare, qui accueille l’ArtLabo Retreat, on comprend facilement pourquoi le Finistère tire son nom du latin « Finis Terrae », qui signifie « la fin de la Terre ».

Exploration de la zone intertidale avec l’éthnobotaniste Edouard Bal. Photo : Maya Minder.

La vaste étendue sans frontières de la mer Celtique s’étendait à l’infini dans l’Océan Atlantique, sans qu’aucune terre ne soit visible. Alors que le soleil se couchait et que la brume du soir s’installait, le caractère mystérieux de Batz, île qui semblait avoir été happée par le bord de ce monde, s’imposait à moi. J’avais beau plisser les yeux, je ne voyais rien au-delà de l’étendue aquatique, même si je savais qu’il y avait en réalité autre chose au-delà de l’horizon, puisque mon lieu de naissance se trouvait quelque part là-bas. Ce n’était que la fin de l’Europe, mais cette simple pensée avait néanmoins quelque chose de définitif.

L’ArtLabo Retreat sur Batz, organisée par ART2M/Makery en partenariat avec La Gare, Centre d’art et de design du Relecq-Kerhuon près de Brest, et cette année avec ses nouveaux partenaires n-Kerminy, lieu d’agriculture en arts et la Société d’Art Mécatronique de Suisse (SGMK), tenait sa troisière édition du 30 Juin au 6 Juillet. Membre du Feral Labs Network et du projet Rewilding Cultures, une coopération co-financée par l’Union Européenne, la retraite a rassemblé des artistes, designers, étudiants, scientifiques, et plus encore pour explorer les terres et les eaux de Batz tout en cartographiant et en naviguant à travers les complexités et les matérialités des paysages côtiers. Elle a également étendu l’horizon de ses investigations au travers du programme Archipelago, une coopération internationale art&science avec des artistes de Suisse (SGMK) et du Japon (Sonda Studio), soutenue par Pro Helvetia, la fondation suisse pour la culture. Au niveau local, La Gare était soutenue par le programme coopération international de la Région Bretagne et par la Drac Bretagne.

En participant à cette retraite en tant que chercheur artistique, je me suis retrouvée à tituber sur un terrain accidenté, ballotté par les marées qui, tout comme les domaines de la science et de la culture, ont fait l’objet de débats séculaires sur la manière dont nous percevons et comprenons les territoires côtiers.

Même si les côtes sont une caractéristique écologique omniprésente dans notre monde et constituent le site le plus important pour la plupart des grandes villes et habitats humains, les zones côtières sont uniques en ce sens que les espaces terrestres et aquatiques interagissent pour façonner le développement de la vie humaine et non humaine. Ces régions du monde ne sont pas seulement confrontées à des changements dramatiques dus à des phénomènes écologiques en cours, tels que les variations des marées et montées des eaux, les événements météorologiques, les changements de salinité et l’érosion des sols. Elles sont également fortement touchées par les activités humaines, et leur statut a le pouvoir de façonner la continuité de la vie et de la culture humaines.

Apprendre sur les algues comestibles avec Edouard Bal. Photo : Marina Pirot
Le secteur du camp. Photo : Maya Minder.

Les territoires côtiers ont été le théâtre de certains des événements les plus marquants de l’histoire de la planète. Ils ont notamment servi de premiers points d’ancrage entre la terre et l’eau pour la vie qui a émergé des mers primitives de notre planète.
Les lichens font partie des organismes qui ont osé sortir des profondeurs marines pour s’aventurer sur la terre ferme. L’évolution chronologique des lichens fait l’objet d’un débat scientifique controversé depuis une vingtaine d’années. Cependant, en 2019, un article publié par Matthew Nelson et ses collègues a affirmé que l’arrivée des lichens sur la terre ferme n’était pas antérieure à celle des plantes vasculaires, tandis que d’autres scientifiques affirment que les fossiles pourraient suggérer une transition plus précoce vers la vie terrestre. Bien que l’étude de Nelson reste le consensus actuel, elle ne repose pas sur la présence de lichens dans les archives fossiles, mais plutôt sur l’utilisation de phylogénies calibrées dans le temps, des arbres généalogiques évolutifs créés à partir de l’analyse moléculaire de l’ADN de différentes espèces de champignons et d’algues qui composent l’holobionte que nous connaissons sous le nom de lichens (1).

Le scientifique Tony Robinet, professeur assistant à la Station Marine de Concarneau (Musée National d’Histoire Naturelle) et participant à ArtLabo, s’est passionné pour l’histoire de l’origine des lichens, qui constituent un point de transition entre la vie marine et la vie terrestre. Il m’a expliqué que la formation d’une relation symbiotique entre les champignons et les algues a permis à ces dernières de quitter leur milieu aquatique grâce à une nouvelle capacité à survivre à la sécheresse sous la protection de leur symbiote fongique. Les mystères et la complexité qui entourent les origines des lichens sur terre seront le thème principal du projet cinématographique actuel du Dr Robinet, en collaboration avec le musicien et artiste sonore Jean-Baptiste Masson, qu’ils ont en partie produit pendant leur séjour à ArtLabo Retreat.

Dr. Tony Robinet filmant des lichens, Photo : Lyndsey Walsh

Tout en passant la journée à filmer le lichen qui recouvre tout sur l’île, des rochers aux arbres, en passant par la maison du Corsaire abandonnée, autrefois utilisée par les corsaires pour surveiller l’entrée dans le chenal entre Batz et Roscoff, Tony a traduit la dynamique vivante du lichen, soulignant comment la profondeur des marées peut être déduite en fonction des types de lichen présents sur les rochers et la signification des différentes textures et motifs formés par la multitude d’espèces coexistant sur l’île.

Le Trou du Serpent

Le Trou du Serpent, Île de Batz, Photo : Lyndsey Walsh

Mais l’Île de Batz n’est pas seulement un site où l’on peut percer les secrets de l’histoire naturelle des lichens. L’île est également connue pour la bataille mythologique qui s’y est déroulée au VIe siècle entre Saint Pol Aurélien, un évêque végétarien gallois, et un dangereux serpent de mer, que Saint Pol a repoussé à la mer à l’endroit aujourd’hui connu sous le nom de Trou du Serpent afin de rendre l’île habitable. Bien que cette histoire reste un mythe, elle a retenu mon attention en tant que potentiel artefact de construction culturelle d’informations sur l’histoire naturelle de l’île. Le chercheur Scholar Robert France note que dans les mythes et les contes populaires issus de la mer, les serpents de mer représentent souvent des menaces environnementales réelles ou des catastrophes qui se sont produites.

Pour les événements écologiques qui ne laissent aucune trace pouvant permettre à la science de mener des recherches, ces récits restent de petits indices sur les possibles manières de vivre des premiers habitants, humains et non humains, de notre planète. Le thème de ces possibilités, à la lumière d’autres récits culturels mondiaux qui utilisent des monstres pour faciliter la connaissance de l’histoire naturelle et des traumatismes écologiques, est devenu le sujet de ma conférence-performance organisée lors de notre journée portes ouvertes de clôture de l’ArtLabo, avec une reconstitution captivante de la bataille entre Saint Pol et le serpent de mer, mettant en scène le végétarien gallois de la retraite, Steffan Jones-Hughes, qui est également directeur de la Oriel Davies Gallery, et les artistes Gweni Llwyd, Corinna Mattner et l’étudiante Hanaé Laporte-Bruto, incarnant le féroce serpent de mer en revêtant des costumes d’algues confectionnés par Mattner.

Le serpent de mer, mis en scène par Gweni Llwyd, Corinna Mattner, Hanaé Laporte–Bruto. Photo : Francois Robin.

Bien que les habitants y voient une métaphore de l’éradication du paganisme celtique par le christianisme, le mythe du serpent de mer reste un mystère et la recherche de moyens de coopérer ou d’établir des relations entre différentes espèces est une caractéristique essentielle de la préservation de la vie côtière. Tanguy Grall, brasseur, docteur en cosmologie et habitant de la région, a souligné, lors d’une conférence et d’une lecture de manifeste lors de la journée portes ouvertes, comment sa micro-brasserie PAB s’est inspirée de ses recherches sur la science de la fermentation pour explorer, selon les termes de la philosophe Karen Barad, « l’intra-action avec les micro-organismes », ce qui a conduit PAB à produire sa bière à partir de fleurs sauvages locales et d’autres plantes. Pour les habitants de Batz, la flore locale n’est pas la seule caractéristique importante de l’île, car historiquement, les algues ont également constitué sa principale ressource avant le XXe siècle. De nombreux participants à ArtLabo ont trouvé leur propre façon de travailler avec les algues, en les récoltant, en les transformant en textiles, en les cuisinant et en explorant d’autres modes d’exploration des matériaux.

Cuir de kombu fourni par le desginer Tanguy Mélinand. Photo : Ewen Chardronnet

Les algues ne sont pas seulement importantes d’un point de vue historique pour l’île de Batz, elles constituent également un organisme essentiel dans les écosystèmes côtiers. Les algues jouent un rôle vital dans les réseaux trophiques en tant que producteurs primaires, grâce à leur rôle d’organismes photosynthétiques largement consommés par d’autres organismes marins. Elles sont également essentielles au développement et à la santé des écosystèmes côtiers, car elles fournissent un habitat crucial à de nombreuses espèces aquatiques, servent de nurseries pour les organismes juvéniles, sont une source d’oxygène et contribuent à de nombreuses activités humaines côtières, notamment l’alimentation, la pharmacie, la fabrication d’engrais et l’alimentation animale (2).

Photo sous-marine par Clémence Curty durant la semaine. Lire son journal de bord. Credit: Clémence Curty

De la mer à la terre

Notre séjour à l’île de Batz touchant à sa fin, un tiers des participants se sont rendus à l’intérieur des terres, au château de Kerminy, un domaine privé abritant une micro-ferme maraîchère expérimentale et une résidence d’artistes autonome qui combine des pratiques agricoles transformatrices et des expériences sonores somatiques. Park, le « parcours d’agriculture en art » estival, est ouvert tous les samedis pendant la saison pour des promenades sonores à la découverte d’œuvres d’art dans le domaine de l’écologie acoustique et du land art. L’ArtLabo Retreat avait pour objectif d’explorer pour la première fois le thème de la terre dans le sud du Finistère, en travaillant sur l’art sonore durant la résidence à Kerminy et l’événement Fluxon, ainsi que sur les bassins versants et la relation entre la terre et la mer, avec des visites prévues à la station marine de Concarneau et aux rias des rivières Aven et Belon. L’impact du monde côtier est donc resté présent dans nos explorations quotidiennes malgré notre changement de lieu.

Lyndsey Walsh visitant la production ostréicoles dans l’estuaire du Belon. Photo : Ewen Chardronnet

Lors de notre visite à la Station Marine de Concarneau, nous avons constaté des changements dans le paysage côtier, désormais situé au sud du Finistère. À proximité de Concarneau se trouvent les parcs à huîtres de l’estuaire du Belon, où la variété régionale d’huîtres plates, réputées pour être un mets délicat de Bretagne, côtoie la variété Japonica cultivée. Ces estuaires descendent le long de la côte sud de la Bretagne avant de se jeter dans l’océan Atlantique. À Concarneau, nous avons rencontré le Dr Samuel Iglesias, qui nous a fait part de ses recherches sur le catalogage et la normalisation des données relatives à la diversité des poissons cartilagineux de l’Atlantique Nord-Est et de la Méditerranée (3). Bien que la biodiversité de l’écosystème côtier que nous avons visité soit abondante, le Dr Inglesias nous a rappelé que la plupart des espèces étudiées dans le cadre de ses recherches étaient gravement menacées ou en voie d’extinction.

Maya Minder (SGMK), Toru Oyama (Sonda Studio) et Lyndsey Walsh avec le Dr. Inglesias à la Station Marine de Concarneau. Photo : Ewen Chardronnet
L’artiste Maya Minder (SGMK) et le Dr. Tony Robinet discutant de la culture de microalgues au Marinarium de la Station Marine. Photo : Ewen Chardronnet
Lyndsey Walsh avec Bernard Bourlès, taxidermiste marin, dans son atelier à la station marine. Photo : Ewen Chardronnet
Visite des équipements de la station marine avec le Dr. Tony Robinet. Photo : Ewen Chardronnet

Les êtres humains dépendent fortement des environnements côtiers pour accéder aux ressources, au transport maritime, aux ports, etc. Les effets anthropiques de ces activités sur l’environnement mettent également les côtes en danger en raison des polluants anthropiques, de la surpêche, de la mauvaise gestion des zones côtières, etc. (4).

L’Appel du vide

Performance « L’appel du vide », photo de Lyndsey Walsh. Crédit : Toru Oyama

Ces frictions permanentes entre les capacités humaines et non humaines sur ces territoires côtiers ont inspiré une performance finale intitulée « L’appel du vide », créée par l’artiste Maya Minder, l’artiste Corinna Mattner, l’artiste sonore Pom Bouvier-b et moi-même. Il nous semblait approprié, alors que nous résidions à « la fin du monde » en Bretagne, de tenter de trouver un moyen d’embrasser « l’appel du vide », qui fait souvent référence au désir de s’aventurer dans l’inconnu malgré les risques encourus.

Dans cette performance, nous avons invité les participants à tenter de se laver de leur ego et de leur moi humain à l’aide d’un savon que nous avions fabriqué à partir d’algues que nous avions récoltées nous-mêmes. Après le rituel de lavage, les participants ont été invités à trouver des moyens de s’engager dans des perspectives multispécifiques de soins personnels, facilitées par la consommation de kombu et de tisanes sauvages et le port de masques faciaux à base d’algues, tandis que Bouvier-b réalisait une performance sonore improvisée, suivie d’une méditation guidée par la voix enregistrée de Minder sur les possibilités inconnues au-delà de l’humain.

Performance « L’appel du vide », photo avec Pom Bouvier-b, Maya Minder, et Corinna Mattner. Crédit : Toru Oyama.

L’avenir des écosystèmes côtiers reste encore à déterminer. Il peut sembler ridicule d’affirmer que ce voyage au bout du monde m’a rendue encore plus consciente que nous ne sommes pas encore arrivés à la fin du monde. C’est à nous de décider comment nous allons agir et tendre la main pour nouer des relations avec les espèces avec lesquelles nous partageons ces paysages. Nous devons décider ensemble de la meilleure façon d’avancer vers l’inconnu.

Concert live de Pom & Poutr lors de la « Fluxnight » finale concluant l’ArtLabo Retreat et la semaine Fluxon au château de Kerminy. En physique, un fluwon est une quasi-particule décrivant un quantum de flux électromagnétique. Photo : Ewen Chardronnet

ArtLabo Retreat fait partie du Feral Labs Network et du programme Rewilding Cultures.

Notes :

(1) Nelsen MP, Lücking R, Boyce CK, Lumbsch HT, Ree RH. No support for the emergence of lichens prior to the evolution of vascular plants. Geobiology. 2020; 18: 3–13. https://doi.org/10.1111/gbi.12369
(2) Cotas, J.; Gomes, L.; Pacheco, D.; Pereira, L. Ecosystem Services Provided by Seaweeds. Hydrobiology 2023, 2, 75-96. https://doi.org/10.3390/hydrobiology2010006
(3) Iglésias S.P., 2012. – Chondrichthyans from the North-eastern Atlantic and the Mediterranean (A natural classification based on collection specimens, with DNA barcodes and standardized photographs), Volume I (plates), Provisional version 06, 01 April 2012. 83p. http://www.mnhn.fr/iccanam.
(4) Jean-Claude Dauvin, The main characteristics, problems, and prospects for Western European coastal seas,
Marine Pollution Bulletin, Volume 57, Issues 1–5, 2008, Pages 22-40, ISSN 0025-326X, https://doi.org/10.1016/j.marpolbul.2007.10.016.

Ondes sonores : perspectives de la Conférence des Nations Unies sur les océans de 2025

Performance de Stijn Demeulenaere lors de l'événement POROUS à la Villa Arson pendant l'UNOC3. Crédit : TBA21

La Conférence des Nations Unies sur les océans 2025 s’est tenue du 9 au 13 juin à Nice, en France. La semaine précédant la conférence a été l’occasion d’explorer de multiples perspectives scientifiques, artistiques et culturelles sur le rôle du son dans les environnements océaniques. De l’impact néfaste du bruit anthropique sur les entités et les écosystèmes marins aux potentiels régénérateurs prometteurs de l’enrichissement acoustique, l’impact du son a retenu l’attention des responsables mondiaux et des participants à la conférence.

Lyndsey Walsh

Pour les entités océaniques, le son est l’une des formes d’énergie les plus cruciales. Contrairement à la lumière, qui pénètre à peine dans les profondeurs des eaux de notre planète en raison de sa dispersion et de son absorption rapides, le son se propage plus rapidement, plus loin et plus clairement dans les environnements marins. L’écologie acoustique des océans de notre planète est à la fois un indicateur essentiel de son bien-être et un paysage sonore fragile, très vulnérable aux interférences extérieures et au bruit.

Lors de la Conférence des Nations Unies sur les océans, le rôle du son et du bruit dans les environnements océaniques a marqué non seulement les discours gouvernementaux sur les priorités scientifiques et collaboratives au niveau mondial, mais a également résonné à travers les programmes transdisciplinaires des conférences dans les « Zone bleue » et « Zone verte », et s’est étendu aux événements et installations à Nice en marge de la Conférence.

Pollution sonore marine

Avant la présentation officielle de la Conférence des Nations Unies sur les océans, le 5 juin 2025, le One Ocean Science Congress a présenté ses dix recommandations officielles, comme annoncé par les porte-parole désignés de l’événement, notamment l’Institut français de la recherche en mer (Ifremer), François Houllier, directeur général du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Jean Pierre Gattuso, directeur de recherche, Alejandra Villalobos, directrice exécutive de la Fondation Amis de l’île de Coco (FAICO), Olivier Roellinger, chef étoilé Michelin, et le skipper de l’équipe professionnelle de course au large Malizia, Boris Herrmann. Parmi les neuf autres recommandations formulées par les scientifiques du One Ocean Science Congress, les porte-parole ont souligné « l’importance de décarboner le transport maritime et de réduire son impact environnemental », en accordant une attention particulière à la nécessité d’identifier les zones maritimes particulièrement sensibles actuellement menacées par la pollution sonore.

Lorsque l’on réfléchit à l’impact anthropique sur les océans de notre planète, le bruit n’est pas une variable qui vient immédiatement à l’esprit. Son caractère intangible en fait une question éphémère, qui échappe souvent à l’attention du grand public, contrairement à d’autres formes de pollution océanique plus visibles. Pourtant, si nous prenions le temps d’écouter nos paysages aquatiques, nous nous rendrions facilement compte à quel point nos océans sont devenus bruyants.

Habitat interespèces

L’écoute est ce que fait le mieux Stijn Demeulenaere, artiste participant au programme Challenge et Résidence S+T+ARTSWater II. A travers une pratique artistique qui consiste à « comprendre les lieux en les écoutant », le projet actuel de Demeulenaere, « Saltvein », s’aventure dans les fonds marins de la mer du Nord, autour du port d’Ostende (Belgique). « Saltvein » écoute attentivement les récifs de coquillages de la région, afin de découvrir comment les politiques actuelles, la pêche, le changement climatique et les manoeuvres militaires caractérisent et transforment la composition des sons et les modes de vie des entités humaines et non humaines, dans le passage nord-est de la mer du Nord.

Pendant son séjour à Nice, Demeulenaere a présenté son œuvre « Sounding Lines » à la Villa Arson dans le cadre du symposium et du programme live « POROUS — Ports as Interspecies Dwelling » organisée par Maria Montero Sierra de TBA21-Academy les 7 et 8 juin, en marge de l’exposition « Becoming Ocean » organisée par Tara Ocean et TBA21-Academy. Au cours de sa performance, nous avons pu entendre les nombreux sons qu’il a collectés pendant sa résidence organisée par GLUON-Platform for Art Science and Technology à Bruxelles.

Stijn Demeulenaere performe dans le cadre de Porous. Ports as Interspecies Dwelling, Villa Arson. Organisé par TBA21–Academy avec le soutien de l’initiative S+T+ARTS4Water II de la Commission européenne. Photo : Claudia Goletto.

Le programme « POROUS », qui s’est déroulé sur deux jours à l’occasion de la Journée mondiale des océans et coïncidait non seulement avec l’UNOC, mais aussi avec la Biennale des Arts et de l’Océan 2025, a également mis à l’honneur un autre artiste du S+T+ARTSWater II Challenge and Residency, Carlos Casas. Casas fait émerger une carte sonore de la lagune de Venise en explorant un récit spéculatif sur son origine dans son projet « Allied Governance. From the Venice Lagoon and Its Citizens to the Ports ». Pour « POROUS », Casas a présenté sa performance « LACUNAE », qui partageait certaines de ses explorations du paysage sonore de la lagune, tandis que l’artiste nous entraînait dans une descente vers ses zones benthiques inexplorées.

Carlos Casas, LACUNAE (extrait), performance sonore et installation à Porous. Ports as Interspecies Dwelling, Villa Arson. Organisé par TBA21–Academy avec le soutien de l’initiative S+T+ARTS4Water II de la Commission européenne. Photo : Claudia Goletto

Si les zones portuaires ont en commun d’être des lieux particulièrement conflictuels entre humains et non-humains en matière de bruit et de son, l’impact du bruit anthropique dépasse ces intersections complexes entre les entités terrestres et marines. Lors du congrès One Ocean Science, le Fonds international pour la protection des animaux (IFAW) a projeté le documentaire « Sonic Sea », récompensé par un Emmy Award, à La Baleine.

Coalition pour un océan silencieux

Retraçant la catastrophe des échouages massifs de baleines, « Sonic Sea » révèle comment les baleines sont les indicateurs de la crise actuelle que traversent les océans de notre planète en raison du bruit de plus en plus destructeur provenant des activités maritimes, militaires et industrielles. L’une des principales formes de pollution sonore évoquées dans le documentaire provient de ce qu’on appelle la cavitation, qui est la formation et l’effondrement de bulles d’air dans l’eau en raison de changements de pression. La cavitation provoque non seulement des nuisances sonores importantes dans les environnements marins, mais comme elle peut se produire autour des hélices des navires, elle peut également causer des dommages considérables aux bateaux eux-mêmes.

Sonic Sea, trailer:

Ces bulles qui se forment et s’effondrent peuvent envoyer des ondes de choc qui se répercutent acoustiquement à des volumes et des vitesses immenses. L’augmentation de la vitesse des navires et du nombre de navires utilisés pour le transport maritime peut entraîner une augmentation de la pollution sonore due à la cavitation. Cependant, l’amélioration de la conception des hélices peut non seulement atténuer la cavitation, mais aussi améliorer l’efficacité et la durabilité du transport maritime.

D’autres sources de bruit problématiques proviennent de l’utilisation du sonar, qui peut perturber les mammifères marins tels que les baleines, qui utilisent leur propre sonar pour communiquer avec leurs groupes de chasse, leur famille et leur groupe social. Dans certains cas, le bruit des sonars peut entraîner une perte auditive et, à terme, des échouages massifs. Ces échouages massifs ne sont pas seulement un phénomène comportemental problématique. Le film « Sonic Sea » explique que les baleines échouées présentent souvent des symptômes physiologiques liés à l’impact de ce bruit intense, sous la forme de lésions causées par des bulles de gaz dans leurs tissus, similaires à celles observées chez les plongeurs atteints du mal de décompression.

L’IFAW explique qu’il n’existe aucune réglementation mondiale ou locale relative au bruit ou à la pollution sonore dans les environnements marins, ce qui signifie que les navires ne sont soumis à aucune norme d’exploitation concernant le niveau sonore qu’ils peuvent émettre en pleine mer. Les questions en suspens concernant le bruit ont retenu l’attention non seulement du Congrès scientifique One Ocean qui a précédé la Conférence des Nations unies sur les océans, mais elles ont également été abordées de manière active dans le « Plan d’action pour un océan plus calme » de l’UNOC. Sous l’impulsion du Panama et du Canada, la « High Ambition Coalition for a Quiet Ocean », composée de 37 pays, a été lancée. La déclaration signée de la coalition s’engage à élaborer une nouvelle politique pour des navires plus silencieux, à étudier et mettre en œuvre des solutions visant à réduire l’impact des navires et autres engins maritimes sur les organismes marins, à partager les connaissances sur les outils et technologies permettant de réduire le bruit dans les océans, et à poursuivre la création de zones marines protégées (ZMP) dans le but de restaurer et préserver le paysage sonore des océans.

Chants des coraux

Si nos océans sont fortement exposés au bruit, il a également été démontré que le son joue d’autres rôles essentiels dans la gestion des écosystèmes. L’écologie acoustique est le domaine d’étude de l’environnement à travers son paysage sonore. L’artiste Marco Barotti, en collaboration avec l’écologue acoustique Timothy Lamont, a conçu son projet «Coral Sonic Resilience » en s’intéressant au potentiel de ce qu’on appelle l’enrichissement acoustique pour sauver les récifs coralliens. Contrairement à la pollution sonore, l’enrichissement acoustique consiste à utiliser les paysages sonores d’environnements sains pour améliorer ou restaurer un écosystème local.

« Coral Sonic Resilience » de Barotti diffuse le paysage sonore d’un récif corallien en bonne santé à des coraux vulnérables dans l’espoir de rétablir l’écosystème. L’œuvre immerge des sculptures imprimées en 3D conçues à partir de scans de coraux blanchis qui font office de haut-parleurs alimentés par l’énergie solaire et diffusent des paysages sonores régénérateurs de récifs coralliens en bonne santé afin d’attirer une nouvelle vie dans les habitats coralliens dégradés. Écoutez un extrait de Coral Sonic Resilience ici.

Coral Sonic Resilience par Marco Barotti. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

Barotti a commencé son travail sur les coraux lors de sa résidence à la Science Gallery Berlin dans le cadre de son projet « CORALS » où, en collaboration avec des chercheurs du Bifold Institute de Berlin, il a interprété des ensembles de données sur les conditions océaniques à travers le son. Alimenté par son exploration des rituels chamaniques et ses recherches spéculatives, Barotti s’est ensuite inspiré des travaux de scientifiques tels que ceux du Dr Lamont, qui utilisent le son pour transformer les environnements océaniques en favorisant la régénération des écosystèmes des récifs coralliens.

Le court métrage documentant « Coral Sonic Resilience » a été projeté à Nice à l’Institut de la Mer de Villefranche-sur-Mer. Le travail de Barotti a également reçu récemment le prix S+T+ARTS 2025, avec les commentaires du jury soulignant et saluant la solution créative proposée pour restaurer l’un des écosystèmes les plus précieux de notre planète. Barotti n’était pas le seul défenseur de la santé des coraux à l’UNOC, puisque le One Ocean Science Congress a également souligné son intérêt constant et ses recommandations pour assurer la protection des récifs coralliens. L’Indonésie, en collaboration avec la Banque mondiale, a également présenté le « Coral Bond » comme structure de financement axée sur les résultats pour le financement supplémentaire des initiatives de conservation dans les zones marines protégées.

Malgré la violence du bruit qui ravage nos océans, comme le montre l’UNOC, il existe un engagement fort visant non seulement à rendre les espaces marins plus calmes, mais aussi à promouvoir une approche régénératrice et porteuse d’espoir du son comme moyen d’ouvrir de nouvelles possibilités pour la conservation et la gestion des océans.

Rendre visible l’invisible : à l’UNOC, artistes et scientifiques ont mis les fonds marins sous les projecteurs

Des ours polaires esseulés devant le palais des congrès temporaire de l'UNOC où se tenait le One Ocean Science Congress. © Elsa Ferreira

En amont de l’UNOC, scientifiques et artistes se sont retrouvés pour rendre visible l’océan et ses enjeux. Un préambule inédit pour un tel rendez-vous diplomatique, qui a plutôt porté ses fruits.

Elsa Ferreira

50 chefs d’États et des dizaines de représentants, des centaines d’artistes et des milliers de scientifiques… Pendant deux semaines en juin, Nice est devenue – en partenariat avec le Costa Rica – la capitale des océans. Avant le grand raout politique de la Conférence des Nations Unies sur l’Océan (UNOC), se tenait le Congrès One Ocean Science, organisé par le CNRS et l’Ifremer, mais aussi la Biennale des Arts et de l’Océan. L’occasion pour les scientifiques et les artistes de faire émerger les enjeux les plus pressants et faire connaître un peu mieux les mystères de ce grand bleu.

Atteindre une gouvernance mondiale

Car si l’océan recouvre 70 % de la surface de la Terre, experts et artistes s’accordent à rappeler que seulement 3% des fonds marins ont été cartographiés et que plus d’humains ont été envoyés dans l’espace que dans les profondeurs abyssales des fonds marins. Et pour cause : seulement 1,7% des budgets nationaux de recherche sont alloués aux sciences de l’Océan, rappellent les deux co-présidents du Comité Scientifique International du Congrès One Ocean Science, François Houllier, président-directeur général d’Ifremer, et Jean-Pierre Gattuso, directeur de recherche au CNRS. Pourtant, l’Océan absorbe 90% de l’excès de chaleur dû aux activités humaines et aux émissions de gaz à effet de serre et est un allié essentiel de notre lutte contre le réchauffement climatique.

De gauche à droite: François Houllier, président-directeur général d’Ifremer, et Jean-Pierre Gattuso, directeur de recherche au CNRS et Alejandra Villalobos Madrigal (directrice de FAICO). © Makery
Des participants au Congrès One Ocean Science signe le manifeste « Science for Ocean Action », publié par Ifremer. © Elsa Ferreira

L’un des principaux enjeux de cette Conférence est la ratification du Traité de haute mer (BBNJ), un texte en négociation depuis plus de 15 ans et finalisé en 2023. Cet accord prévoit, entre autres, la mise en place d’aires marines protégées sur 30 % de la haute mer (ne relevant donc d’aucune juridiction nationale), l’obligation de réaliser des études d’impacts avant d’engager une activité humaine ou encore l’accès équitable aux ressources génétiques des Océans. Ratifié par 31 États avant l’UNOC, il l’est désormais par 51 États et devrait atteindre le seuil des 60 nécessaires pour entrer en vigueur d’ici l’Assemblée générale des Nations Unies en septembre prochain. Une avancée rapide, dans des instances où les processus sont habituellement lents, se réjouit Martin Alessandrini, chargé de mission plaidoyer au sein de la fondation Tara Océan. « C’est un super résultat, dès l’année prochaine on va commencer à discuter du cadre opérationnel. » Autre victoire, l’appel de Nice pour un Traité ambitieux sur les plastiques, afin de réduire la production et la consommation de plastique.

La principale déception vient des régulations autour de l’exploitation minière des grands fonds, sujet brûlant depuis que Donald Trump a autorisé en mai de telles activités. En 2025, un moratoire a été signé par une trentaine d’États. A l’UNOC, seuls cinq États ont rejoint l’initiative.

Martin Alessandrini, chargé de mission plaidoyer au sein de la fondation Tara Océan, lors de la conférence conjointe avec Markus Reymann, directeur de la fondation TBA21. © Makery
La Fondation Tara Océan et la branche océan de la Fondation TBA21 Thyssen-Bornemisza Art Contemporary proposent jusqu’au 24 août l’exposition conjointe « Becoming Ocean » à la Villa Arson. Ici, la conférence performée de l’artiste Adelita Husni-Bey dans laquelle elle explore le lien entre les activités industrielles du port de Marghera à Venise, les flux de marchandise capitalisme industrielle mondialisé et les impacts sur les travailleurs et résidents vénitiens. © Makery

À la rencontre de l’étrangeté des abysses

Pour introduire ces avancées diplomatiques, artistes et scientifiques se sont appliqués à rendre visible l’invisible. Côté scientifiques, les praticiens du monde entier ont partagé leurs recherches avec leurs pairs pour faire avancer la connaissance, dans des sessions d’une vingtaine de minutes hermétiques pour le commun des mortels. Parmi les sujets, la mitigation et l’adaptation des objectifs de l’Accord de Paris, la pollution plastique, le secteur de la pêche et celui du transport ou encore le partage de connaissances sur l’Océan profond.

Côté artistes, on tente de mettre en récit ces découvertes époustouflantes, et de les rendre accessibles à tous, comme au festival Sentiment Océanique proposé du 5 au 8 juin par l’association Projet Coal au Fort du Mont Alban. « C’est un acte de diplomatie en faveur de ces espèces qui sont peu ou pas connues », présente le curateur Christopher Yggdre, lors de l’ouverture de son exposition Lumière Vivante, Rencontre avec la bioluminescence marine. Au sein du Fort Mont Alban, habituellement ouvert seulement pendant les journées du patrimoine, le public part à la découverte de ces bactéries bioluminescentes qui peuplent les fonds marins.

Sentiment Océanique par Projet Coal au Fort de Mont Albian au dessus de Nice et Villefranche-sur-Mer. © Makery

« La profondeur moyenne des Océans est de 3800 mètres. A partir de 200 mètres, plus aucune lumière ne pénètre. On estime que 78 % de la vie sous-marine fait de la lumière », présente ainsi la chercheuse Jeanne Maingot-Lépée, de l’Institut Méditerranéen d’Océanologie, à l’occasion d’une conversation d’inauguration du « Bar des sciences » du festival. Ces signaux lumineux sont aussi variés que leurs usages : ils peuvent servir d’appâts, mais aussi de défense ou de camouflage, en se faisant paraître plus gros ou en déviant la trajectoire du prédateur par exemple.

La journaliste Natacha Triou, l’artiste Jérémie Brugidou, la chercheuse Jeanne Maingot-Lépée et le commissaire d’exposition Christopher Yggdre lors de l’inauguration de l’exposition Lumière Vivante. © Makery

L’acte de diplomatie en faveur de ces créatures marines est aussi un hommage à leurs mystères : « on remonte à 3,5 milliards d’années les bactéries bioluminescentes, expose la chercheuse. L’apparition des yeux, elle, date de 600 millions d’années. » Comme si, extrapole l’artiste Jeremie Brugidou, cette lumière froide et bleutée avait créé l’envie de voir.

La rencontre était suivie d’une performance de Gilles Viandier. © Makery

Plancton Superstar

Au cœur de La Baleine, espace gratuit et dédié au grand public, on part aussi à la découverte de ces intrigantes créatures des abysses. Ici, des êtres extrémophiles (c’est-à-dire qui prospèrent en milieux extrêmes) comme le ver de Pompéi ; là, des créatures aux dimorphismes sexuels (mâles et femelles ont des tailles très différentes, ici 4cm contre 60cm) comme la baudroie abyssale. On rencontre le cachalot dont le cri est plus fort d’un réacteur d’avion, le calamar géant et ses 12 mètres de long ou encore l’opisthoproctidae, dont le crâne ressemble à un cockpit. Des créatures dont l’étrangeté extra-terrestre commence à pénétrer nos imaginaires et qui donnent envie d’en savoir davantage sur nos colocataires planétaires.

Dans le ventre de La Baleine, Zone Verte de l’UNOC. © Makery
La baudroie abyssale, effrayant et fascinant poisson de nos fonds marins. © Makery

Organismes plutôt méconnus mais superstars de cet avant-UNOC : les algues. Il faut dire que le phytoplancton absorbe le CO2 à plus grande échelle que les forêts terrestres. C’est aussi la nourriture principale des animaux de nos océans. Au niveau politique en revanche, « on en parle encore très peu, même si on essaie de toucher les décideurs », reconnaît Martin Alessandrini. Tout de même, « quelques États commencent à reprendre ce sujet de manière assez structurée. C’est le cas du Sénégal, qui a introduit le plancton dans les outils d’aide à la décision et de conservation. »

Conférence sur le potentiel des algues alimentaires en Europe dans l’espace « L’Océan qui nous nourrit ». © Makery

Dans leur documentaire Umi No Oya, dont une projection en avant-première a eu lieu à La Baleine le 4 juin, l’artiste et chef Maya Minder, et Ewen Chardronnet, rédacteur en chef de Makery, s’intéressent à l’histoire de l’aquaculture du Nori. Bande annonce : 

La cacophonie du Monde du silence

Et puisque nous rencontrons les habitants des fonds marins, l’occasion nous est donnée de percevoir l’impact de nos activités sur leur environnement de vie. Ainsi dans le documentaire Sonic Sea, coproduit par le fond international pour la protection des animaux (IFAW) et lauréat d’un Emmy Award, on découvre l’insoutenable cacophonie qui règne dans ce que le commandant Jacques Cousteau appelait le Monde du Silence. Dans l’océan Pacifique, le bruit des navires a doublé tous les dix ans au cours des 40 dernières années, nous apprend l’ONG de protection des animaux. Une augmentation drastique aux conséquences lourdes pour les mammifères marins comme les baleines bleues, les orques ou les dauphins. Désorientés, des bancs d’animaux s’échouent en masse. La distance sur laquelle peuvent communiquer les baleines a chuté de 90 % tandis que certaines d’entre-elles ont perdu 80% de leur capacité à chanter et sont stressées (lorsque le monde s’est mis à l’arrêt après le 11 septembre 2001, les scientifiques ont enregistré une chute dramatique de l’hormone du stress chez ces animaux). « Cette pollution sonore touche tous les êtres vivants, de la baleine au plancton, précise Aurore Morin, chargée de campagnes Conservation marine chez IFAW. Même les végétaux sont impactés puisqu’une étude constate que la croissance des herbiers de posidonie est affectée par le bruit. »

Sonic Sea (2016), bande annonce :

« Ce qu’il y a de bien avec le bruit, c’est que lorsqu’on arrête d’en faire, il s’arrête », souligne un scientifique de OrcaLab dans le documentaire. Et pour cela, IFAW a des solutions, comme celle de ralentir la vitesse des navires. Leur pétition, Blue Speeds, a recueilli à ce jour plus de 250 000 signatures.

37 pays se sont également engagés dans une coalition pour un océan silencieux. « Nous sommes globalement très satisfaits, rapporte Aurore Morin de l’événement. Les sujets sur lesquels on travaille, et notamment la pollution sonore, ont été mis en avant alors qu’ils restent habituellement peu discutés. » Si aucune mesure contraignante n’a été prise, cela est de bonne augure pour la suite de l’action d’IFAW, estime la chargée de campagne : « cela montre qu’il y a une motivation, une prise de conscience et une initiative volontaire ».

La Baleine proposait par ailleurs de multiples espaces aux thématiques variées.

Ici le Digital Ocean Pavillon de l’UNOC. Douze pays européens ont adopté le lundi 9 juin une déclaration commune réaffirmant leur engagement à créer ensemble le Mercator International Centre for the Ocean, Il sera notamment chargé de co-développer le jumeau numérique de l’océan. © Makery
Pour La Baleine la Fondation Art Explora proposait le pavillon Immersion – Psychosphere de l’artiste Jakob Kudsk Steensen. © Makery

L’enjeu des migrants avec Navire Avenir

En contrepoint de toutes les merveilles rencontrées lors du congrès scientifique, de La Baleine et des propositions artistiques, Sébastien Thiéry nous rappelle que les Océans, et en particulier la mer Méditerranée, est aussi le lieu de naufrages humanitaires et d’absence de politiques d’assistance à autrui. « Le 19 avril 2015, a eu lieu le plus grand naufrage du 21ème siècle », rappelle en préambule le politologue et urbaniste. Ce jour-là, une embarcation avec 900 migrants à son bord faisait naufrage, faisant environ 800 morts. Une hécatombe qui coïncide avec l’arrêt de l’opération de sauvetage Mare Nostrum pour être remplacée par Triton, un dispositif plus léger et sans mandat humanitaire. Pourtant, ni les États ni l’Europe n’ont rétabli une présence humanitaire dans cet espace. Selon les Nations Unies, plus de 63 000 migrants sont morts ou portés disparus au cours de la dernière décennie, dont 60 % par noyade. « Tous les trois mois se déroule l’équivalent d’un naufrage de l’envergure du plus grand naufrage du 21ème siècle », résume Sébastien Thiéry.

Sébastien Thiéry lors de son intervention à La Baleine. © Makery

Face à la nécessité de « ne plus constater le désastre mais d’y faire face en acte », l’urbaniste présente son projet Navire Avenir, une œuvre collective qui associe artistes, étudiants, sauveteurs, rescapés, soignants, juristes, architectes, citoyens et bientôt investisseurs. L’ambition : construire un navire de sauvetage répondant aux besoins des travailleurs humanitaires, avec un hôpital de bords et une rampe pour faire débarquer les rescapés en toute sécurité. Les plans sont prêts – ne reste qu’à trouver les 36 millions d’euros pour financer le projet. A titre de comparaison, souligne Sébastien Thiéry, l’œuvre Barca Nostra, carcasse de l’embarcation du naufrage du 19 avril 2015, aurait coûté plus de 30 millions à acheminer jusqu’à la biennale de Venise où elle a été exposée en 2019. Pour obtenir les 15 millions d’euros nécessaires au lancement du projet, l’équipe de Navire Avenir propose aux citoyens, institutions et investisseurs de devenir copropriétaires du navire. A date, plus de 1,2 millions d’euros ont été récoltés.

Pré-visualisation du Navire Avenir actualisée en octobre 2023 (VPLP, Marc Van Peteghem, Marc Ferrand). © Navire Avenir

En parallèle à ce chantier naval en devenir, Sébastien Thiéry projette de faire reconnaître les gestes des marins-sauveteurs au Patrimoine culturel immatériel de l’Humanité à l’Unesco.

Malgré l’urgence de ces enjeux, « aucun projet de réglementation pour l’intervention en mer et aucun projet de développement d’outils spécifiques » n’ont été issu de l’UNOC, regrette Sébastien Thiéry. Pourtant, SOS Méditerranée et l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) ont proposé la reconnaissance de l’espace maritime comme espace humanitaire, rapporte-t-il. « Prendre soin de l’océan c’est aussi tout mettre en œuvre afin que celui-ci demeure ressource de vie, non espace de morts. C’est un fait que cette question a été éludée, et que les controverses politiques au sujet des migrants ont empêché de travailler réellement ce sujet pourtant crucial, pour nous comme pour les générations futures. La France aurait dû jouer un rôle déterminant sur le sujet. »

La finance… mais à Monaco

La protection de l’Océan, oui, mais avec quel argent ? Dans l’espace grand public de la Baleine, la finance bleue est évoquée. Mais l’événement dédié, le Blue Economy and Finance Forum, se tenait quelques dizaines de kilomètres plus loin, dans la principauté de Monaco. Là, 25 milliards d’euros ont été recensés dans des projets durables pour l’Océan et 8,7 milliards d’euros d’investissements supplémentaires ont été engagés à horizon 2030.

Le sujet est capital. Les Océans sont aussi une zone de marché mondial, présente Marianne Carpentier, conseil stratégie en finance durable : 90% du commerce mondial passe par les eaux, 98% du flux d’information passe par l’océan (fibre optique mais aussi électrique pour les éoliennes), on y trouve aussi une bonne partie des ressources énergétiques (éolienne mais aussi gaz et pétrole) tandis que 50% du tourisme mondial est lié aux littoraux et que 3 milliards de personnes dépendent de la pêche pour vivre. Les agents économiques seront donc des acteurs dans la préservation – ou non – des Océans. « C’est un levier très intéressant, souligne Martin Alessandrini. Dans le cas de l’exploitation minière en haute mer, nous avons été très déçus de l’engagement des États. En revanche, une soixantaine d’acteurs économiques ont annoncé qu’ils ne financeraient ou n’assureraient pas ce genre de projets. Face à une défaillance politique, on peut avoir ce contrepoids. » Scientifiques, artistes, politiques, acteurs économiques et société civile… décidément tous dans le même bateau.