Bourse de mobilité Rewilding Cultures : Observations on Permafrost

Outdoor excursion to collect soil and plant samples on the Permafrost.

L’appel à projets Rewilding Cultures Mobility Conversation 2025 est ouvert jusqu’au 31 mars. Cette bourse vise à initier des échanges culturels et finance la mobilité au-delà des formes actuelles de soutien. Parmi les projets de 2024, l’artiste multidisciplinaire Jean Danton Laffert s’est rendu pendant un mois au Arctic Culture Lab à Ilulissat, au Groenland, avec le soutien de Radiona. Voici son reportage photo.

Jean Danton Laffert

Texte et photos Jean Danton Laffert

Jean Danton Laffert Parraguez est un artiste visuel et doctorant chilien, actuellement basé aux Pays-Bas. Son travail se situe à l’interscetion de l’art, de la science et de l’écologie à travers des installations multimédias qui utilisent la lumière, l’espace, les systèmes électroniques et la matière vivante. Il explore une esthétique hybride entre le numérique et l’organique avec des bio-interfaces, qui adressent des sujets biopolitiques. Sa méthode créative découle du processus collaboratif entre scientifiques, artistes et humanistes. Il a été enseignant dans des universités et des écoles, ainsi qu’artiste chercheur au laboratoire FABLAB de l’Université du Chili.

Au Groenland, Jean Danton a développé son projet Observations on Permafrost, un récit visuel sur le pergélisol dans l’Arctique et son processus de dégel, traces de la crise anthropologique actuelle. En s’appuyant sur l’art média, la big data environnementale et une collaboration transdisciplinaire avec des scientifiques et des artistes, il a élaboré un plan d’exploration sur le terrain, à la recherche d’une expérience esthétique située et d’enseignements sur la manière dont un phénomène aussi éloigné que le pergélisol met en évidence l’interdépendance au sein de la communauté globale qu’est notre monde moderne.

Que peuvent nous apprendre les communautés isolées du Groenland sur l’adaptation à ces problèmes ? Pouvons-nous trouver dans ces régions des visions alternatives à la crise de l’Anthropocène ?

Preparation de l’expédition

J’ai commencé ce projet en juillet 2023, en collaboration avec Runa Magnusson, une scientifique spécialiste du pergélisol de l’université de Wageningen. Au départ, ce projet était une recherche de thèse pour le Master of Fine Arts – « Ecology Futures », que je poursuivais à la St. Joost School of Arts aux Pays-Bas. Après une période de recherche théorique et de petites expériences, j’ai participé en mars 2024 à la résidence Ars Bioarctica. Ce fut ma première exploration sur le terrain en Laponie finlandaise, et mes premières observations du pergélisol et de son réseau écologique : la glace, le sol, les mousses, les lichens, les rennes et le climat. Tout cela a défini ma première phase d’exploration.

En août 2024, j’ai terminé le Master Ecology Futures avec un prototype d’installation artistique. Ensuite, j’ai préparé la résidence au Groenland à l’Arctic Culture Lab pour octobre-novembre, avec le soutien de la bourse de mobilité Rewilding Cultures.

Famille inuit sur la côte du fjord Kanja.

“Observations on Permafrost” est un projet lié à une expérience de terrain locale dans l’Arctique. Normalement, les personnes issues de zones urbaines ou de grandes villes n’ont pas accès à ces endroits reculés, et parfois elles ne se rendent pas compte des problèmes de l’Arctique et de leur importance pour nous tous.

En ce sens, capturer la vie des populations locales, y compris les communautés inuites, était un point important de la résidence et des futurs résultats créatifs. Le pergélisol est très présent dans la vie quotidienne des Groenlandais, leur perception est donc essentielle pour intégrer le facteur humain dans mon projet.

La résidence est située à Ilulissat, une petite ville sur la côte ouest du Groenland. Elle est très proche du glacier Kangia et entourée de nombreux fjords, ainsi que de villages au nord et au sud de cette zone.

Les lotissements que j’ai visités fréquemment pendant mon séjour étaient Oqaatsut (au nord) et Ilimanaq (au sud). Je suis arrivé par bateau. Dans la région d’Ilulissat, j’ai fait des randonnées et des explorations de terrain sur la côte du fjord et à l’intérieur des terres, ainsi que de la voile dans une partie de la zone maritime du fjord.

J’ai prélevé des échantillons de sol et collecté des espèces végétales dans des champs ouverts et sur les côtes des fjords, où l’on trouve des traces de glissements de terrain et de tsunamis liés à la fonte du pergélisol.

Habitations éloignées

Situés dans des régions reculées de la côte ouest du Groenland, certains quartiers d’habitation ne sont accessibles que par hélicoptère ou par bateau.

Lors de ces voyages, nous avons visité, avec le photographe et un guide, différents endroits dans les villages, les maisons et les zones qui ont été touchées par des glissements de terrain causés par le pergélisol. Nous en avons discuté avec les habitants, nous avons découvert leur vie quotidienne et leur vision du changement climatique au Groenland.

Étude des effets du pergélisol sur les bâtiments

Au-delà des effets de glissement de terrain et de tsunami, certains bâtiments revêtent une importance particulière pour la société. L’un d’entre eux est le musée historique d’Ilulissat, qui fait partie de l’histoire de la ville et qui met en lumière les controverses sur la fonte du pergélisol dans la ville ; un miroir intemporel de la relation de l’homme avec la terre et le climat.
Pendant mon séjour, j’ai accordé une attention particulière à ce bâtiment. Il présente une grande irrégularité à sa base, et risque de s’effondrer dans les années à venir. Grâce au soutien d’Andreas Hoffman, l’un des directeurs du musée, j’ai pu accéder aux espaces intérieurs du bâtiment et vérifier le degré exact de dénivelation et de détérioration de sa structure, dûes à la fonte du pergélisol qui augmente d’année en année.

Les trois maisons mitoyennes qui composent le Musée historique sont victimes de dénivelation.
Fissures à la base du bâtiment dûes à sa pression sur le sol qui s’enfonce au fil des ans en raison de la fonte du pergélisol.
Mesures des irrégularités du plancher du bâtiment.

Exploration de sites clés

Les effets du dégel du pergélisol sur le développement urbain d’Ilulissat sont considérables. Depuis quelques années, les autorités gouvernementales travaillent en collaboration avec des entreprises privées pour concevoir un nouveau plan de développement durable et résilient au climat au Groenland, en mettant l’accent sur le pergélisol.

J’ai visité le nouvel aéroport d’Ilulissat. Depuis 2022, des travaux de transformation sont en cours, qui consistent à retirer toute la couche souterraine de pergélisol afin d’obtenir une base stable pour le nouvel aéroport, car l’actuel a souffert de graves dommages dus au dégel du pergélisol ces dernières années. Nous avons réalisé des vidéos, des photos et une interview avec un ingénieur en charge du projet.

J’ai également visité le chantier d’une maison de retraite. Dans le cadre de ces travaux, une partie de la couche souterraine de pergélisol a été excavée mécaniquement aux endroits marqués d’un X rouge. Nous avons discuté avec le chef de chantier, qui nous a expliqué les détails techniques, et fait part de son impression en tant que citoyen des effets du changement climatique sur la vie quotidienne à Ilulissat.

ILLU science & art

Illu est un lieu de rencontre pour la communauté locale, où des artistes et des scientifiques organisent régulièrement des activités ouvertes au public. Le centre a été créé par l’Université de Bergen (UiB), en collaboration avec des partenaires du projet ClimateNarratives, et de Avannaata Kommunia.

J’ai été invité à participer à des événements artistiques tels que la présentation de « Wispers of the sea », une installation de performance interactive de Birgitte Bauer-Nilsen, une chorégraphe danoise. J’ai pu ainsi établir des liens importants avec des artistes et des acteurs culturels du Groenland et du Danemark.

Dans le cadre du programme de résidence Arctic Culture Lab, j’ai été invité à participer à des activités au Ice Fjord Center à Ilulissat. J’y ai rencontré Karl Sandgreen, le directeur du centre. Grâce à Karl, j’ai pu, entre autres, participer à une activité artistique avec des enfants de la région, discuter avec eux et découvrir leur quotidien.

Au Musée historique d’Ilulissat, j’ai pu découvrir plus en profondeur la culture et l’histoire du Groenland et de ses habitants, leur langue, leur technologie et leur ancienne relation avec les pionniers européens.

Au musée d’art, j’ai pu découvrir l’art contemporain d’artistes locaux et internationaux. J’ai été confronté à différentes approches sur des sujets liés au Groenland et à sa relation avec les tendances mondiales.

Les deux institutions sont liées à la résidence Arctic Culture Lab, j’avais donc un accès direct à ses bibliothèques, ses installations et son personnel.

UNESCO Ice fjorfd Center

Activités éducatives

Il était très important pour moi d’explorer l’aspect humain du phénomène du permafrost au Groenland. J’ai donc, de ma propre initiative, mené une activité dans une école d’Ilulissat pour connaître les impressions des enfants sur ce sujet.

J’ai proposé un atelier d’une journée à l’école Mathias Storch et j’ai été très bien accueilli par les coordinateurs et les enseignants. Après deux semaines de coordination, j’ai organisé une séance de conversation avec les élèves sur le pergélisol dans leur vie quotidienne. Je les encourage à s’exprimer avec du matériel artistique de base ainsi qu’avec des échantillons de lichens et de mousses de la région que j’ai collectés lors de mes excursions.

Ce fut une expérience enrichissante et magnifique, tant pour les enfants que pour moi. Leurs écrits et leurs créations artistiques serviront de référence pour mon futur projet artistique.

Prochaines étapes

Fort de cette expérience, je prévois de réaliser une installation multimédia pour des expositions en Europe en 2025 ou 2026. Je travaille actuellement sur les prochaines étapes pour y parvenir. L’impact global que j’attends de ce projet ne concerne pas seulement les expositions d’art, mais aussi l’éducation et les conférences. Je pense que je peux contribuer aux réflexions mondiales sur le changement climatique. Comme le dit Bruno Latour, « Il ya une scission entre la nature et la culture à l’époque moderne ». Ce projet cherche également à saisir, autant que possible, une vision non occidentale en contraste avec la connaissance scientifique unique et notre perspective classique de la nature dans les sociétés occidentales.

La ville d’Ilulissat. Vue côtière

Postulez jusqu’au 31 mars à l’appel à candidatures ouvert Rewilding Cultures Mobility Conversation

Site web Rewilding Cultures

Jean Danton Laffert était soutenu par Radiona pour ce projet

Hommage à Nicolas Nova

Nicolas Nova.
Maxence Grugier

L’annonce de la disparition de Nicolas Nova, anthropologue, enseignant-chercheur à l’HEAD – Genève, HES-SO, essayiste, entrepreneur, mais également ami, nous laisse abandonnés et désemparés.

Nicolas Nova était un esprit généreux. Un éternel curieux, observateur en mouvement du quotidien. Je ne suis pas le seul à me demander d’où il tirait son énergie. Comment il réussissait à écrire autant, à lire autant, à écouter autant, tout en observant le monde. Pour lui tout était valable et respectable : un bout de trottoir près du Centre d’Injection Officiel à côté duquel il vivait à Genève, comme une bande de désert située à quelques mètres du potentiel site du crash de Roswell où il s’était rendu l’été dernier.

Sa vision du monde sociotechnique dans lequel nous vivons était elle aussi originale et singulière. En témoigne son dernier ouvrage, Persistance du merveilleux, le petit peuple des machines paru récemment aux éditions Premier Parallèle. Penseur du contemporain (et penseur contemporain), Nicolas Nova était régulièrement interrogé sur Makery et nous souhaitions lui rendre hommage en republiant les articles dans lesquels il s’exprimait :

Nicolas Nova : smartphones et wild-tech, « entre hautes-technologies et réappropriation par la rue »

Nicolas Nova voit du dada dans la data

« Innover à la campagne » : Pyt Audio, des entrepreneurs locaux et éco-responsables

Dany Gaborieau et Thibault Mercier. © DR

Il n’y a pas que les artistes qui s’inspirent de la nature pour créer. Les entrepreneurs aussi s’installent en campagne pour y construire leurs projets. C’est le cas de Dany Gaborieau et Thibault Mercier, à la tête de la société Pyt Audio et lauréats du prix Innover à la campagne.

Elsa Ferreira
Dany Gaborieau et Thibault Mercier. © DR

 

Sa ville n’est peut-être pas « la plus jolie du monde », mais Dany Gaborieau n’envisage pas de partir. « On est originaire d’ici, on aime la campagne et on voulait rester dans le coin », dit-il de lui et de son associé et fondateur de Pyt Audio, Thibault Mercier.

Ici c’est les Herbiers, une ville de 17 000 habitants, en Vendée. La ville est réputée pour son industrie, nous présente Dany. K-Line pour les portes et fenêtres ; Briand pour le secteur de la construction. Le Puy-du-Fou n’est pas très loin et apporte un dynamisme touristique au niveau local. Avec 5,2 % de chômage, la Vendée est l’un des territoires les plus actifs, relève notre guide. Un atout pour les jeunes entrepreneurs. « Quand on a eu besoin de sous-traitants, on n’a pas eu de mal pour embaucher. »

Thibault Mercier et Dany Gaborieau dirigent Pyt Audio, une entreprise d’acoustique. Leur produit phare est un panneau d’isolation phonique pour atténuer les vibrations et l’effet de brouhaha qui en découle. Les matériaux sont biosourcés et proviennent du recyclage, local si possible. Pour l’isolation, d’abord des jeans, puis des blouses de travail. Le châssis est quant à lui fait en plastique de bouteilles recyclées. Les laboratoires partenaires sont eux aussi des acteurs économiques locaux. « On aime notre territoire, on veut produire le plus localement possible. »

45% de croissance par an

Ce modèle éco-responsable permet de conquérir de nouveaux marchés. Si leurs premiers clients étaient des restaurants ou des particuliers, ils travaillent de plus en plus avec les collectivités territoriales : crèches, écoles, salle de sport… « Nos produits en matériaux recyclés correspondent aux exigences de la loi Anti-Gaspillage pour une Économie Circulaire (AGEC) », souligne Dany Gaborieau. Et ça marche ! Depuis son lancement en 2019, le chiffre d’affaires de la startup croît de près de 45% chaque année.

Entreprendre à la campagne a ses atouts : des locaux à faibles prix, un tissu industriel mature, une qualité de vie. Mais cela présente aussi des obstacles. Les patrons envisagent de s’agrandir et embaucher des fonctions supports : commerciaux, marketing… « Il est plus compliqué de faire venir ces talents à la campagne », reconnaît Dany Gaborieau. Les aides sont aussi moins nombreuses que dans les grandes métropoles, remarque le gérant. Malgré tout, les entrepreneurs ont reçu des soutiens de la Région, notamment 7000 euros de subventions de départ.

Le prix Innover à la campagne, organisé par l’association « Tiers-lieu le 21 »  avec l’ambition de récompenser des entreprises implantées dans un territoire rural et à l’impact environnemental et social positif, est donc un coup de pouce de 4000 euros bienvenue. Il offre aussi une visiblité à des projets implantés loin des salons et des réseaux des grandes villes. « La ministre en charge de la ruralité est venue pour la remise des prix, c’est une belle reconnaissance. »

En savoir plus sur le prix Innover à la campagne

Cosmolégalité : repenser le droit du complexe Terre-Espace

© Elena Cirkovic 2024

Dans le cadre du programme More-Than-Planet, Makery a organisé une conférence en mai 2023 sur les liens entre l’océan et l’espace et la manière dont les artistes explorent ces questions. À cette occasion, nous avions invité Elena Cirkovic, chercheuse en droit à l’université d’Helsinki et membre de la Bioart Society, à discuter du droit des océans et du droit de l’espace. Cet hiver, Elena Cirkovic publiera « The Law of Complex Earth and Outer Space Systems, The Cosmolegal Proposal », dans lequel elle propose une exploration du paradigme législatif pour les interactions complexes entre le système terrestre et l’espace extra-atmosphérique à l’ère de l’Anthropocène. En exclusivité, quelques notes de lecture sur un livre qui sera publié le 4 mars 2025.

la rédaction

L’expansion rapide des activités humaines dans l’espace extra-atmosphérique a créé de nouveaux défis environnementaux qui transcendent les cadres réglementaires existants. Alors que les méga-constellations de satellites prolifèrent et que les débris spatiaux s’accumulent, les technologies Terre-Espace et l’intensification de leurs activités ont un impact sur les systèmes du complexe Terre-Espace. Ces activités génèrent des boucles de rétroaction complexes et des phénomènes émergents qui affectent les environnements orbitaux et terrestres.

Le dernier livre d’Elena Cirkovic, « The Law of Complex Earth and Outer Space Systems, The Cosmolegal Proposal », présente le concept de “cosmolégalité” comme un cadre théorique permettant de comprendre les interactions socio-politiques, techniques et écologiques entre la Terre et l’espace. Développée dans le cadre du projet ANTARES (« Anthropocentrism and Sustainability of the Earth System and Outer Space », Anthropocentrisme et durabilité du système terrestre et de l’espace extra-atmosphérique, mené et achevé à l’Université d’Helsinki et au Max Planck Institute for Procedural Law au Luxembourg), cette approche plaide en faveur de changements fondamentaux dans la manière dont le droit, en tant que système social, conceptualise et aborde les défis environnementaux qui croisent les environnements terrestres et spatiaux.

Elena situe ses recherches à l’intersection du droit de l’environnement, de la théorie des systèmes complexes et des études juridiques critiques, tout en s’engageant dans des discussions plus larges sur les sciences humaines de l’environnement et le bio-art. En examinant des phénomènes spécifiques tels que les rejets de méthane dans l’Arctique et l’accumulation de débris orbitaux, son étude approfondie et transdisciplinaire démontre que les cadres juridiques actuels ne parviennent pas à saisir la complexité des interactions entre la Terre et l’espace.

Le système complexe Terre-Espace

Le livre examine plusieurs phénomènes clés qui démontrent les liens complexes entre les systèmes terrestres et les activités spatiales. Les cratères de méthane de l’Arctique servent de point de départ. À première vue, ces phénomènes ne semblent pas avoir de lien entre eux. Les cratères de méthane émergent de processus complexes impliquant le dégel du pergélisol et la libération de méthane piégé. Leur formation représente une dangereuse boucle de rétroaction dans le système climatique, car le méthane est un gaz à effet de serre encore plus puissant que le dioxyde de carbone.

La technologie spatiale joue un double rôle dans la compréhension et l’influence de ces changements du système terrestre. Les systèmes de surveillance par satellite, tels que MethaneSAT et MERLIN, fournissent des données importantes pour le suivi des émissions de méthane et des changements environnementaux. Toutefois, l’efficacité de ces systèmes de surveillance est de plus en plus compromise par l’encombrement orbital et les débris.

La recherche démontre comment les activités spatiales affectent les processus atmosphériques par de multiples voies : pollution directe due aux lancements et aux ré-entrées, modification de la chimie de la haute atmosphère et altération à long terme de la composition de l’atmosphère.

Les conclusions récentes de l’atelier 2024 de l’European Space Research and Technology Centre révèlent, entre autres, qu’environ 10 % des particules de la stratosphère contiennent désormais des poussières métalliques provenant d’engins spatiaux, ce qui démontre l’impact croissant de l’activité humaine sur la composition de l’atmosphère à tous niveaux. Le cycle de vie complet des technologies spatiales, de la fabrication à la ré-entrée dans l’atmosphère en passant par le lancement, a des incidences sur l’environnement qui dépassent les limites traditionnelles entre les environnements terrestres et spatiaux.

Ces interactions remettent en question les cadres juridiques traditionnels de plusieurs manières. Tout d’abord, elles démontrent que les impacts environnementaux transcendent les frontières juridictionnelles classiques. Elles révèlent ensuite les limites des approches réglementaires actuelles qui traitent les environnements terrestres et spatiaux comme des domaines distincts. Enfin, elles mettent en évidence la nécessité de mettre en place des cadres juridiques capables de gérer les interactions complexes et souvent imprévisibles entre les activités humaines et les systèmes naturels.

L’ouvrage plaide en faveur d’une extension de notre compréhension des frontières planétaires à l’espace orbital, en démontrant comment les activités spatiales affectent les neuf limites planétaires. Cette analyse montre comment des phénomènes apparemment distincts – des rejets de méthane dans l’Arctique aux opérations satellitaires – sont en fait profondément interconnectés par des mécanismes de rétroaction complexes qui relient environnements terrestres et spatiaux.

© Elena Cirkovic 2024

La proposition cosmolégale

Le concept de cosmolégalité propose une transformation du droit dans sa manière d’aborder les interactions Terre-Espace.

Le livre développe ce concept normatif et théorique à travers une analyse des preuves scientifiques et de la théorie juridique, en soutenant que les cadres juridiques traditionnels sont fondamentalement inadéquats pour relever les défis environnementaux contemporains. Cette approche prolonge les arguments existants selon lesquels le droit est un système adaptatif complexe. Elle s’appuie sur les développements récents de la science des systèmes complexes, en particulier les équipes de recherche et les travaux de Syukuro Manabe, Klaus Hasselmann et Giorgio Parisi, lauréats du prix Nobel en 2021. Leurs recherches démontrent que même des systèmes apparemment simples peuvent présenter un comportement extraordinairement complexe.

Ce cadre remet en question les hypothèses juridiques traditionnelles concernant la causalité, la prévisibilité ou la stabilité des systèmes juridiques. Alors que le droit de l’environnement conventionnel cherche souvent à établir des relations claires de cause à effet, la cosmolégalité intègre explicitement l’incertitude comme une caractéristique fondamentale plutôt que de la traiter comme un problème à résoudre et plaide pour la « complexification » de la procédure juridique (non pas en tant que procédure elle-même, mais en réimaginant la causalité et le lien de causalité, la stabilité et la prévisibilité).

Le livre démontre cette approche à travers plusieurs exemples concrets. L’avis consultatif du Tribunal international du droit de la mer (TIDM) de mai 2024 sur le changement climatique constitue une étude de cas sur la manière dont le droit international peut évoluer pour répondre à des défis environnementaux complexes. L’élargissement par l’avis consultatif des définitions de la pollution marine incluant les émissions de gaz à effet de serre, quelle qu’en soit la source, suggère comment les cadres juridiques peuvent s’adapter pour relever des défis environnementaux systémiques.

© Elena Cirkovic 2024

Porter la fabrique de l’espace public au niveau Terre-Espace

S’appuyant sur les fondements théoriques établis dans le livre, le projet de recherche artistique parallèle d’Elena à la faculté d’art et de design de l’université de Laponie développe le concept de « déplacement de la fabrique d’espaces publics » (displaced placemaking) par le biais d’un engagement individuel avec les environnements Terre-Espace. Ce travail examine comment les expériences de déplacement peuvent générer des perspectives uniques sur les relations entre les perspectives planétaire et plus qu’humaine qui transcendent les frontières géopolitiques traditionnelles et les identités locales.

Au lac Kilpisjärvi Enontekiö, en Finlande (frontalier de Kiruna, Suède) et au musée Seurasaari à Helsinki, cette recherche s’intéresse à de multiples récits de lieux et d’appartenance. Elena positionne son travail à l’intersection des cultures locales (sami, finlandaise et migrante), des expériences simultanées de multiples échelles temporelles et spatiales, et du plus qu’humain. Le musée de Seurasaari a été fondé en 1909 et se compose de 87 bâtiments provenant des différentes provinces de Finlande. Installés sur l’île de Seurasaari, ils sont censés illustrer la vie dans la campagne finlandaise du 18e au 20e siècle. Ce cadrage temporel du patrimoine culturel finlandais coexiste avec des processus géologiques plus profonds : l’émergence de l’île par rebond post-glaciaire se poursuit à un rythme d’environ 3 millimètres par an. Ce mouvement géologique continu fournit une métaphore pour comprendre le lieu comme dynamique plutôt que comme fixe, remettant en question les notions traditionnelles d’appartenance.

Dans ce contexte, le travail d’Elena documente à la fois les phénomènes observables et les concepts plus abstraits de déplacement et d’appartenance. Ici, le concept de « déplacement de la fabrique d’espaces publics » développe un art situé englobant les expériences corporelles réelles, fondées et ressenties du déplacement forcé. Les « outsiders » qui visitent les espaces locaux reliant culture et nature émettent de nouvelles observations et de nouveaux récits. Elena soutient que l’inclusion sociale et la justice sont inséparables d’une compréhension plus large des systèmes Terre-Espace ainsi que des localités spécifiques.

Cette contribution suggère que le déplacement peut engendrer des formes de connexion environnementale, en particulier lorsque la communication sociale présente des défis en raison d’une discrimination ou d’une exclusion persistante. En remettant explicitement en question les récits nationalistes de la « nature » et les approches connexes de l’environnementalisme, ce cadre ouvre de nouvelles possibilités pour comprendre les relations entre humains et plus qu’humains.

© Elena Cirkovic 2024

Elena Cirkovic, The Law of Complex Earth and Outer Space Systems, The Cosmolegal Proposal, Routledge, 4 mars 2025. Le livre sera disponible en pré-commande le 11 février 2025.

Politiques de la symbiose

Kunstformen der Natur (1904), plate 83: Lichenes - Ernst Haeckel (Public Domain)
Ewen Chardronnet

Makery a co-produit ce printemps le numéro 6 du journal occasionnel La Planète Laboratoire. Ce numéro imagine un futur paysan et néo-paysan, inventé par des paysans planétaires, organisés en territoires divers, cultivant des biotopes plus hétérogènes, plus démocratiques, et donc plus habitables. Nous examinons ici la découverte, les différentes interprétations et leurs significations politiques du phénomène de symbiose à travers les époques.

Chez Carl von Linné et jusqu’au XIXe siècle certaines espèces animales dites inférieures étaient encore placées dans une catégorie particulière nommée « Zoophytes » (étymologiquement animaux-plantes). Dans sa classification de 1802, Gottfried Treviranus distinguait deux classes : la classe des Zoophyta incluant les coraux, méduses, anémones de mer, hydres, oursins et étoiles de mer ; et la classe des Phytozoa pour les « plantes-animaux » comprenant les champignons, lichens, mousses, fougères et plantes d’eau, algues filamenteuses et fucus, etc. Les choses évoluent progressivement au 19ème siècle avec, notamment, Christian Ehrenberg qui forge le mot bactérie en 1838 [1], examine les euglènes, diatomées, radiolaires et identifie les coraux ; Henri Lacaze-Duthiers qui étudie les coraux en Algérie et en publie une « histoire naturelle » en 1864 [2]; Addison Verrill qui créé en 1865 l’embranchement des cnidaires (corails, anémones, méduses, etc.) ; ou Ernst Haeckel qui propose le règne des protistes en 1866 pour catégoriser les espèces inclassables qui présentent des caractères à la fois animal et végétal.

La description de ces espèces laisse déjà entrevoir les relations symbiotiques animal-plante, mais c’est l’étude de la double nature champignon-algue du lichen [3] qui va ouvrir véritablement de nouvelles perspectives et poser le vocabulaire [4]. Plusieurs biologistes vont décrire le lichen, Heinrich Anton de Bary de l’Université de Halle en Allemagne, le suisse Simon Schwendener [5], les russes Andreï Famintsyn et Ósip Baranetsky qui parviennent en 1867 à cultiver l’algue en dehors du thalle, ou corps, du lichen [6]. Mais la relation est d’abord comprise dans un rapport de parasitisme, notamment pour Schwendener, pour qui le champignon est parasite de l’algue et l’association lichénique « une communauté entre un champignon maître et une colonie d’algues esclaves que le champignon retient en perpétuelle captivité, afin de lui fournir sa nourriture » [7]. La notion est cependant contestée par de Bary, Famintsyn et Baranetsky, comme par le zoologue belge Pierre-Joseph van Beneden qui va parler en 1875 de « commensalisme » et de « mutualisme » à propos d’autres relations interspécifiques. « Le commensal ne vit pas aux dépens de son hôte au sens où cette dépendance créerait une situation défavorable pour l’hôte, un amoindrissement de sa vie, mais il en dépend tout de même pour se maintenir en vie. » [8] Le commensal « est reçu à la table de son voisin » [9].

En 1877, Karl Möbius publie à Berlin son ouvrage intitulé Die Austern und die Austernwirtschaft (l’huitre et son industrie), dans lequel il introduit le terme de biocénose afin de « prendre en compte l’ensemble des espèces qui vivent dans le même milieu » [10] Et la même année, Albert-Bernhardt Frank, un autre spécialiste des lichens, de l’université de Leipzig, propose le mot « symbiotismus » pour sortir d’une analyse centrée sur le parasitisme qui juge selon un biais anthropocentré : « Là où se trouve un habitat commun interne ou externe entre deux espèces séparées, nous devons donner un terme plus étendu ; quel que soit le rôle que les deux partenaires jouent, on n’en tient pas encore compte. On se fondera de toute façon sur le seul ‘vivre ensemble’ et c’est pourquoi, on peut recommander de désigner ces cas sous le terme de symbiotismus. » [11] C’est finalement en 1878 de Bary qui propose, à la suite de Franck et dans une présentation désormais célèbre, le mot général de « symbiose » pour décrire différents organismes vivant ensemble [12]. Comme le souligne l’épistémologue Olivier Perru, en « définissant la symbiose, il ne s’agit ni de privilégier le mutualisme ni de souligner un antagonisme. De plus, l’unité vise l’économie commune, ce qui n’est pas forcément significatif de bénéfice mutuel » [13].

Consociation

Il est intéressant de noter que l’usage du terme symbiotique dans l’organisation des relations sociales est bien antérieur à son usage dans le champ de la biologie. En effet, comme le fait remarquer Frédéric Lordon en 2015 dans son Imperium, Structures et affects des corps politiques [14] on le retrouve dès le début du XVIIe siècle dans le travail du juriste et philosophe politique Johannes Althusius. Althusius est souvent mentionné comme précurseur du confédéralisme ou de l’anarchisme libertaire, comme le relève Lordon. Dans son ouvrage Politica methodice digesta et exemplis sacris et profanis illustrata publié en 1603, ce calviniste formé en droit civil et ecclésiastique à Bâle considère en effet «qu’avant d’être des sujets de quelque souverain, les individus sont des « symbiotes ». « C’est l’immanence de leur vie commune qui doit être le point de départ de toute pensée politique », souligne Lordon qui renvoie à la lecture des ouvrages écrits il y a une dizaine d’années par Gaëlle Demelemestre et qui ont permis la diffusion de la pensée de Althusius en France [15]. Dans le premier paragraphe de sa Politica, Althusius écrit : « La politique est l’art d’établir, de cultiver et de conserver entre les hommes la vie sociale qui doit les unir. Ce que l’on appelle la symbiotique. Le sujet de la politique est donc la consociation [16], par pacte exprès ou tacite, par laquelle les symbiotes s’obligent les uns les autres réciproquement à la communication mutuelle des choses qui sont utiles et nécessaires à l’usage et à la participation de la vie sociale. La fin de la politique symbiotique développée par les hommes est la symbiose sacrée, juste, appropriée et heureuse, et d’assurer qu’il ne manque aucune chose nécessaire ou utile à la vie. » [17]

Remarquons que la Politica methodice digesta de Althusius fut publié quarante ans avant le De Cive (Du Citoyen) du britannique Thomas Hobbes où ce dernier introduit la notion de bellum omnium contra omnes (guerre de tous contre tous), s’appuyant notamment sur la devise millénaire homo homini lupus, l’homme est un loup pour l’homme [18]. Il semble ainsi que ce soit l’image d’un homme foncièrement violent à l’état de nature, individualiste et qui éprouve un insatiable désir de pouvoir, telle que développée par Hobbes, qui ait perduré jusqu’au XIXe siècle, nourrissant la « nature rouge de dents et de griffes » du poète Lord Tennyson [19] comme la naturalisation de la « survie du plus fort/apte » (survival of the fittest) d’Herbert Spencer [20] et Charles Darwin. Hobbes a proclamé, à plusieurs reprises, qu’il était le premier à établir – avec Le Leviathan en particulier – une doctrine authentique et scientifiquement fondée des affaires humaines, le premier à faire une science de la morale et de la politique. Nous préférerons Althusius qui décrit avant lui l’être humain comme un « animal civil qui aspire ardemment à l’association ». Pour Althusius, la symbiose (vivre ensemble) implique plus qu’une simple existence commune ; elle « indique une qualité de partage mutuel et de communication » [21] sans laquelle la société n’est pas possible.

Pochoir de Lynn Margulis. Avec sa théorie endosymiotique de l’évolution, Margulis s’est opposée aux conceptions de l’évolution axées sur la compétition, soulignant l’importance des relations symbiotiques ou coopératives entre les espèces.

De la symbiose à l’entraide

Le terme survival of the fittest avait été initialement introduit par Herbert Spencer dans son ouvrage Principles of Biology publié en 1864, cinq ans après la publication de L’Origine des espèces de Darwin. Rare auteur best-seller de son temps, Spencer contribua largement au développement d’un Darwinisme social ouvrant la voie au racisme scientifique. Cette lecture du Darwinisme était déjà vertement moquée par Karl Marx et Friedrich Engels. Mais à la fin des années 1870, au moment où les théories des symbioses émergent, on trouve du côté des auteurs anarchistes une volonté de nourrir une perspective d’entraide entre les êtres vivants pour contrer l’appropriation conservatrice des thèses de Darwin. C’est Elisée Reclus à Genève en 1880 avec son texte « Evolution et Révolution » dans le journal Le Révolté de Piotr Kropotkine, ou Emile Gautier avec son pamphlet Le Darwinisme social [22] qu’il publie à Paris au même moment. Pour Gautier, la « lutte pour la vie » permanente impliquée par la « loi de la sélection naturelle » diminue d’intensité à mesure que les institutions sociales se développent. L’assistance mutuelle et la solidarité sociale sont les moteurs du progrès de l’humanité et constituent le véritable contenu du « darwinisme social », bien plus que la lutte et la victoire du « plus apte ». Gautier fut condamné en 1883 à cinq ans de prison aux côtés de Kropotkine et d’autres dans le fameux procès des 66 anarchistes de Lyon.

A sa sortie de prison, en 1886, Kropotkine ira à la rencontre du biologiste et urbaniste Patrick Geddes à Edimbourg, proche de Reclus et spécialiste des symbioses marines animal-algue, vers de Roscoff, anémones, hydres marins, qu’il a étudié auprès de Lacaze-Duthiers. Geddes pensait que la sélection naturelle n’était pas la force première de l’évolution, le résultat de la survie du plus apte, mais plutôt un frein aux tendances évolutives, l’outil d’élagage qui permettait un meilleur développement de la plante ou de l’organisme ; il considérait la coopération comme plus importante pour l’évolution de toute forme de vie et voyait la Terre comme une planète coopérative [23]. Geddes inspirera Kropotkine dans sa rédaction de L’Entraide chez les animaux, premier texte d’une série initialement publiée dans le périodique anglais The Nineteenth Century entre 1890 et 1896 et qui explore le rôle de la coopération et de l’aide mutuelle dans le règne animal et les sociétés humaines d’hier et d’aujourd’hui [24]. Kropotkine y montre – sur le terrain même de Darwin – que l’entraide présente des avantages pragmatiques pour la survie des communautés humaines et animales et qu’elle a été favorisée par la sélection naturelle, au même titre que la conscience.

En Russie Famintsyn ne cessera lui de travailler à la description de l’acquisition des symbiotes par l’hôte et à la démonstration des nouveaux caractères (avantageux) que cette acquisition conférait à l’hôte du point de vue évolutif. Il se préoccupera de creuser les correspondances de la théorie symbiotique avec la théorie darwiniste, avec comme premier objectif d’identifier les causes réelles du changement d’une espèce vers une autre, en interaction avec le milieu. En effet, si Darwin est le premier à avoir fait reposer l’évolution sur le postulat de la lutte pour la vie, il est aussi le premier à rendre compte en termes scientifiques du développement de l’harmonie qui s’est établie entre les êtres vivants et la nature environnante. Pour Famintsyn, du fait du caractère efficient de la sélection naturelle (tri des individus les plus aptes) mais également de la variation des plus aptes (symbiose), il n’est pas possible d’affirmer une perspective finaliste à l’évolution. Famintsyn situe l’unification du vivant dans l’interaction et la complémentarité de formes élémentaires. Sa relecture de Darwin l’amènera ainsi à souligner le rôle moteur des interactions mutualistes et symbiotiques, comme sources d’innovations que la sélection va retenir tout au long de l’évolution [25].

Notes

(1) Christian Gottfried Ehrenberg, Die Infusionsthierchen als vollkommene Organismen (Recherches sur l’organisation des animaux infusoires), Verlag L. Loss, Leipzig, 1838, p. 75.

(2) Henri Lacaze-Duthiers, Histoire naturelle du corail, Baillère et fils, Académie impériale de médecine, 1864.

(3) Heinrich Anton de Bary, Morphologie und Physiologie der Pilze, Flechten und Myxomyceten (Morphologie et Physiologie des Fungi, Lichens, et Myxomycètes), Verlag W. Engelmann, Leipzig, 1866.

(4) Olivier Perru, « Aux origines des recherches sur la symbiose vers 1868-1883 », Revue d’histoire des sciences, 2006/1 (Tome 59), p. 5-27. Olivier Perru est l’auteur d’une riche somme en deux volumes titrée De la société à la symbiose. Une histoire des découvertes sur les associations chez les êtres vivants publiée par l’Institut Interdisciplinaire d’Études Épistémologiques (2003 et 2007).

(5) Simon Schwendener, Untersuchungen über den Flechtenthallus, Beiträge zur wissenschaftliche Botanik, VI (1868), 195-207 & IDie Algentypen der Flechten Gonidien, Programm für die Rektorsfeier der Universität Basel, IV (1869), 1-42. ; Perru, op. cit. in n.4.

(6) Dans Liya Nikholaïevna Khakhina, Concepts of symbiogenesis (Yale : Yale Univ. Press, 1992) ; Perru, op. cit. in n.4.

(7) Margalith Galun, Lichen research : An overview with some emphases, in Endocytobiology IV (Paris :inra,1990), 161-168 ; Perru, op. cit. in n.4.

(8) Perru, op. cit. in n.4.

(9) Pierre-Joseph Van Beneden, Les Commensaux et les parasites dans le règne animal, 2nde éd. (Paris : Baillière, 1878 ; 1re éd., 1875) ; Perru, op. cit. in n.4.

(10) Jean-Marc Drouin, L’Écologie et son histoire (Paris : Flammarion, 1991), 87 ; Perru, op. cit. in n.4.

(11) Albert-Bernhardt Frank, « Über die biologischen Verhältnisse des Thallus einiger Krustenflechten » (Sur les conditions biologiques du thalle de certains lichens crustacés), Beiträge zur Biologie der Pflanzen, II (1877), 123-200. Frank est également crédité de la création du terme mycorhiza en 1885.

(12) « Die Erscheinung der Symbiose », traduit peu après en français sous le titre, « De la symbiose », Revue internationale des sciences, Paris, O. Doin, (1878-1879) , pp. 301-309.

(13) Perru, op. cit. in n.4.

(14) Frédéric Lordon, Imperium, Structures et affects des corps politiques, La Fabrique, 2015.

(15) Voir Gaëlle Demelemestre, Les Deux Souverainetés et leur destin. Le tournant Bodin-Althusius, Éditions du Cerf, 2011 ; et Introduction à la «Politica methodice digesta» de Johannes Althusius, Éditions du Cerf, 2012. Cité par Lordon, n.15.

(16) Le consociationalisme ou démocratie de concordance de la gouvernance est étudié depuis les années 1960 dans des pays comme la Suisse, la Belgique ou le Liban.

(17) Gaëlle Demelemestre, op. cit., p. 51, Politica 1, paragraphe 1.

(18) Sa première occurrence connue est dans La Comédie des ânes de Plaute au IIIe siècle avant JC.

(19) L’expression est tirée du « Dinosaur cantos » ou « dinosaur sections » du long poème d’Alfred, Lord Tennyson, In Memoriam A. H. H. (1850).

(20) Herbert Spencer, Principles of Biology, 1864, vol. 1, p. 444 .

(21) Althusius, Politica, 1.3, 1.6 et Althusius, Politica, 3.33. Cité par Nico Vorster, « Symbiotic Anthropology and Politics in a Postmodern Age: Rethinking the Political Philosophy of Johannes Althusius (1557–1638) », North-West University, Afrique du Sud, Renaissance and Reformation 38.2, printemps 2015, p.27.

(22) Emile Gautier, Le Darwinisme social, Derveaux, Paris, 1880.

(23) Helen Meller, Patrick Geddes, Social Evolutionist and City Planner, Routledge, 1990, p.27.

(24) Piotr Kropotkine, L’Entraide, un facteur de l’évolution, Londres, 1902.

(25) Perru, op. cit. in n.4., p.24 De manière générale, ce texte doit beaucoup aux travaux de Olivier Perru.

 

Habiter la féralité en poésie : Immersion en satoyama

Leila Chakroun

Makery a co-produit ce printemps le numéro 6 du journal occasionnel La Planète Laboratoire. Ce numéro imagine un futur paysan et néo-paysan, inventé par des paysans planétaires, organisés en territoires divers, cultivant des biotopes plus hétérogènes, plus démocratiques, et donc plus habitables. Dans ce texte, Leila Chakroun relate pour nous son expérience dans un satoyama, un village de montagne japonais, communautaire et agroforestier, dont la conception ainsi que l’organisation spatiale et humaine sont intimement liées à son environnement naturel.

Il est 6h30. Une voix grésillante en japonais sort d’un haut-parleur. Elle s’entremêle aux chants des dernières cigales, des bouscarles chanteuses et aux bruits métalliques des casseroles dans la cuisine. Les rayons du soleil commencent à chauffer les murs de la maison, qui était restée fraîche jusque-là, grâce à un choix avisé de matériaux : terre crue, balle de paille et bois carbonisé. Une dense forêt de cyprès du Japon (hinoki) envahie par du bambou encercle les habitations et laisse une partie des pièces dans l’ombre. 

Une odeur de curry annonce le début du repas. La petite communauté – sorte de famille choisie – s’attable et scande une petite prière à destination de la Terre et des créatures terrestres, humaines et autres qu’humaines qui, ensemble, ont permis aux mélanges de saveurs et de textures de se retrouver ce matin et de permettre à nos corps de rester en mouvement. Presque tout est produit sur place : les légumes, le riz et les épices (coriandre, gingembre, curcuma). L’huile de colza et le fromage ont été échangés avec une ferme voisine, située plus bas dans la vallée, non loin d’une ancienne métropole, désormais dépeuplée.

Chacun prend la parole tour à tour et le programme de la journée se clarifie petit à petit. Pas de leader fixe ici, on s’expérimente à la gouvernance horizontale et la gestion fluide du travail par des leaders temporaires. Aujourd’hui, c’est jour de récolte du riz : il faut non seulement prévoir les étapes, le matériel et les lieux de stockage, mais aussi s’organiser pour accueillir les personnes des hameaux voisins qui viennent prêter main forte. Cette répétition saisonnière de gestes faits en commun est vécue comme une célébration de la vie encore possible, malgré tout.  Malgré l’évidement démographique, et que certaines maisons, le soir venu, ne s’allument plus malgré l’obscurité naissante. Malgré les corps fatigués par la topographie escarpée et par la fréquence des journées caniculaires, même en début d’automne. Malgré l’abondance des singes, des sangliers et des cerfs, avec qui il faut partager les récoltes, bon gré mal gré. Malgré les sols, qui bien que cultivés depuis plusieurs décennies selon les pratiques de l’agriculture naturelle, gardent les traces de nuages toxiques et d’épandages abusifs d’engrais chimiques. 

Mais chaque matin, le paysage sonore rappelle qu’il est possible de résister et survivre à la cacophonie qu’ont longtemps imposée les rythmes effrénés des métropoles. Si la ruralité est amenée à perdurer, c’est sûrement à travers la perpétuation et la réinvention de « partitions » de gestes [1].

Partitions de gestes en commun et paysages multiespèces

Ces partitions multisensorielles et multiespèces sont au cœur de la philosophie japonaise des satoyama. Le terme « satoyama » s’il évoque aujourd’hui la problématique écologique, désigne à l’origine des paysages mixtes, composés et constitués de petites communautés villageoises de montagne et des forêts adjacentes qu’elles cultivaient pour leur subsistance. Le concept japonais 里山 se compose des kanjis 山, yama : montagne, et 里, sato : village. C’est une sorte de jeu de mots dont la première utilisation remonte au 18ème siècle (époque d’Edo), en inversant les idéogrammes du concept de 山里, yamazato, désignant simplement un village de montagne. Satoyama signifie littéralement la montagne du village, voire peut-être, plus poétiquement, « la montagne villageoise », et renverse ainsi la logique de propriété en subsumant l’habitation humaine à l’écosystème qui l’accueille. C’est une montagne enforestée qui vit par et avec « ses » humains. Par glissement sémantique progressif, satoyama s’est mis à désigner les paysages agroforestiers entourant les hameaux de montagne ou de campagne. Le concept n’est entré dans le vocabulaire courant japonais qu’au début des années 1960, sur proposition de Shidei Tsunahide, un écologiste forestier qui souhaitait donner une existence à ces paysages dont il observait la disparition « silencieuse ». En effet, les paysages de satoyamas ont été profondément bouleversés par les dynamiques sociales, territoriales et économiques qui ont fait suite à la modernisation du Japon, d’abord dès l’ouverture du pays au 19ème siècle, et de manière plus marquée à partir de la fin de la seconde guerre mondiale. Le territoire s’est fortement urbanisé et structuré autour de grands pôles urbains, au point qu’aujourd’hui ces derniers regroupent 92% des 126 millions d’habitants (2024). Cette déruralisation est allée de pair avec une dépaysannisation : il n’y a plus qu’une infime partie (2%) de la population active impliquée dans la production agricole. Cette perte nette de la force de travail et des liens communautaires qui étaient indispensables au maintien des satoyama est encore exacerbée par l’absence de renouvellement et le vieillissement subséquent de la population dans les régions rurales.

Ce délitement des satoyama met en lumière une compréhension particulière des paysages agraires et agroforestiers, qui diverge de la vision patrimoniale et passéiste qui a longtemps traversé les discours sur la protection de la nature. C’est bien l’effondrement des dynamiques communautaires et de la présence humaine dans ces territoires qui est à l’origine de la disparition de ces paysages et d’une partie de créatures non-humaines qui les peuplaient. Les satoyama sont ainsi devenus le symbole d’une coexistence possible entre humains et non-humains, d’abord au Japon puis à l’international [2], et la preuve encore vivante d’un futur terrestre qui n’exclut pas l’humanité, mais l’embarque dans un ethos et une praxis du soin (care). En effet, plusieurs études ont recensé la biocénose constitutive des satoyama, c’est-à-dire, de la communauté agroforestière multiespèces, dont 350 espèces d’arbres et de plantes – forestières, ripisylves et agricoles – des champignons dont le très (trop) apprécié matsutake, des poissons, des grenouilles, des canards et des hérons, ainsi que des petits rongeurs, et leurs prédateurs (faucons, éperviers) [3].

Les satoyama gagneraient aujourd’hui à être portés non pas seulement pour leur esthétique paysagère traditionnel – une dense forêt, un hameau, des terrasses pour la culture du riz – mais comme des manifestations incarnées et territorialisées de ce que certains ont appelé « l’hypothèse biorégionale » [4]. La biorégion se réfère étymologiquement à un « territoire de vie », c’est-à-dire non seulement au lieu que l’on occupe pendant sa vie, mais à un lieu qui est source d’une multiplicité de formes de vie et d’interactions entre elles.

Aujourd’hui ces manifestations se logent dans les interstices territoriaux, dont la liminalité permet de dégager une marge d’expérimentation et de divergences. Les satoyama peuvent être considérés comme ces interstices à différents égards : ils sont situés en lisière, loin de grands centres urbains, entremêlent des essences végétales et animales, forestières et agricoles, et floutaient ainsi les frontières entre espaces sauvages, espaces cultivés et espaces habités. L’abandon de ces paysages et le manque d’intervention humaine n’a fait que renforcer la labilité de ces frontières. Aujourd’hui embarqués dans un processus de dé-domestication et de ré-ensauvagement, ils sont devenus des exemples vivants de féralité, qu’il nous faut urgemment apprendre à habiter [5]. Ils nous enseignent que face à l’extractivisme et à la désertification, la féralité est la meilleure chose qui peut nous arriver, voire qu’elle est, en fait, la seule condition possible de notre humanité. C’est en ce que les dynamiques socio-agro-écosystémiques sont partiellement « libérées » du contrôle des pratiques agricoles industrielles, et des normes esthétiques culturellement dominantes, qu’elles contiennent, en germe, de précieux espaces liminaux pour imaginer, collectivement et corporellement, des modes de vie inédits et des connexions renouvelées avec soi-même, avec les autres, humains et non-humains.

La féralité ouvre, voire force, de nouveaux possibles : au fur et à mesure de gestes quotidiens performés dans une communalité multiespèces [6], de nouveaux paysages émergent et avec eux, des nourritures, existentielles et politiques, pour subsister et résister dans les entremêlements et sympoïeses du Cthulucène [7]. C’est dans le clair-obscur des campagnes dépeuplées que s’invente la luminance d’autres cosmologies.

Satoyama comme ouverture poétique à un futur néopaysan, agroécologique biorégional et multiespèces

Au Japon, les satoyamas sont devenus le fer de lance d’une durabilité qui ne fait pas l’économie de l’existence humaine et des paysages qui l’accompagnent et lui donnent sens. Dans le foisonnement d’acteurs qui s’en emparent, les mouvements de la permaculture et de l’agriculture naturelle sont parmi les seuls qui se risquent à quitter le discours de la coexistence pour véritablement expérimenter les modalités d’habitation possibles de ces paysages, en se permettant dès lors, de les transformer, et peut-être d’entacher certains clichés qui leur sont accrochés par romantisation.

En plus de les réhabiter, ces acteurs les réhabilitent, au moyen d’événements grand public. Des rencontres, sous le slogan Satoyama Repair, ont été organisées en 2019 par les collectifs du Permaculture Center Pamimomi et du Satoken Association pour discuter des potentiels de réparation et de soin des satoyama que recèlent le design de la permaculture et les techniques agricoles de l’agriculture naturelle. Parmi les innovations sociales et écologiques qui y étaient discutées, le collectif de Pamimomi proposait un atelier autour de leurs rizières qui sont entièrement cultivées – ou justement « non cultivées » (耕さない田んぼ; tagayasanai tanbo) – selon les principes de l’agriculture du non-agir de Fukuoka Masanobu : la terre n’est pas retournée ni chaumée à sec, aucun engrais ni produits chimiques n’est répandu, les grains de riz sont issus des récoltes de l’année précédente, le repiquage est manuel, la submersion des rizières est limitée temporellement pour favoriser le tallage, la récolte se fait collectivement et à la faucille, les bottes sont ficelées avec de la paille et séchées sur des structures faites avec du bois de bambou local, puis, les grains sont séparés des épis de riz grâce à une batteuse à pédale (Senbokoki/千把扱き), actionnée par un mouvement de pied continu. C’est par ces gestes qui entrent en résonance tant avec les traditions qu’avec les nouvelles exigences écologiques que devient possible une « réparation » du satoyama, qui soit moins un retour à un état antérieur qu’une expérimentation inédite d’une subsistance néopaysanne, multiespèces et agroécologique.

La philosophie paysagère et nourricière des satoyama gagnerait à imprégner les imaginaires et récits qui traversent et mettent en mouvement les élans pour un futur néopaysan. Il ne s’agit pas de patrimonialiser et répliquer les paysages agraires traditionnels japonais, mais d’irriguer les gestes et paysages agroécologiques contemporains des convivialités passées, infra-, intra-, inter- et transespèces qui ont permis aux créatures terrestres, dont les humains, de subsister jusqu’à présent.

Les satoyama nous enseignent ce que peut signifier « coexister » dans des contextes d’effondrements imminents et de ressources limitées, qui enjoignent simultanément à l’humilité et la créativité, aux stratagèmes et à la poésie. Le haiku d’une femme du collectif Pamimomi nous donne le ton :

パミモミは (pamimomi wa)

世界を変える (sekai o kaeru)

秘密其地 (himitsu kichi)

Pamimomi est

Une planque [8]

Qui change le monde

Notes

(1)  L’idée de “partition” pour qualifier une succession de gestes maraîchers est empruntée à Joanne Clavel et Lucile Wittersheim (2023), Gestes sonores: enquête au cœur de la récolte maraîchère, Galaad Edizioni, pp.121-134.

(2)  Comme le montre la création de l’International Partnership for Satoyama Initiative en 2010, qui vise à revaloriser les “paysages socio-écologiques productifs” (socio-ecological production landscapes).

(3)  Kuramoto N, Sonoda Y. 2003. Biological diversity in satoyama landscapes. In: Takeuchi K, Brown RD, Washitani I, Tsunekawa A, Yokohari M, editors. Satoyama: the traditional rural landscape of Japan. Tokyo: Springer-Verlag ; p. 81–109

(4)  Mathias Rollot, (2018), Les territoires du vivant : un manifeste biorégionaliste.

(5)  Anna L. Tsing, Jennifer Deger, Alder Keleman Saxena et Feifei Zhou, (2021), Feral Atlas, The More-Than-Human Anthropocene, Stanford University.

(6)  Centemeri, L. (2018). Commons and the new environmentalism of everyday life. Alternative value practices and multispecies commoning in the permaculture movement. Rassegna italiana di Sociologia, 64(2), 289-313.

(7) Donna Haraway, (2016), Le Manifeste Chthulucène de Santa Cruz, La Planète Laboratoire N°5, 2015.

(8)  L’expression himitsu kichi peut évoquer de manière ambivalente tant le champ sémantique militaire et se traduire par “base secrète”, que celui du jeu et se traduire par “cachette secrète”. J’ai ainsi fait le choix de le traduire par “planque”.

Construire les archipels du futur à Island School of Social Autonomy

Your Own Private Pirate Radio Station. Credit: Matteo Principi

Du 4 au 9 octobre 2024, l’ISSA (Island School of Social Autonomy) a organisé une action de construction collective et une série de conférences, d’ateliers et de discussions à Vis (Croatie), guidée par le thème central To Live Together. L’objectif était de construire de nouvelles façons « d’être, de vivre et d’apprendre ensemble au-delà des ruines du capitalisme » et de fournir une « plateforme incarnée pour contempler un monde différent ».

Klara Debeljak

Une communauté s’est formée sur l’île de Vis, l’une des îles les plus éloignées de la mer Adriatique, au large de la côte sud de la Croatie. La Island School of Social Autonomy ou ISSA, située au-dessus du village de Komiža, dans la partie occidentale de l’île, est un organisme récemment formé. Dirigée par le philosophe croate Srečko Horvat, il s’agit d’une communauté disséminée, composée principalement d’artistes et d’activistes des Balkans qui ont acheté collectivement et travaillent à la restauration de trois hectares de terres désolées et de terrains verts montagneux auparavant inhabités. ISSA est une vieille maison en pierre, un petit chantier de construction, un groupe d’amis, une communauté étendue et un réseau.

Avant de me rendre à la conférence « To Live Together » de l’ISSA, j’ai discuté avec des amis au sujet de ce voyage. Certains connaissaient l’ISSA et étaient au courant de l’évènement à cause de l’implication du philosophe italien Franco Bifo Berardi. Certains en avaient vaguement entendu parler, et d’autres savaient que Pamela Anderson est citée comme donatrice sur le site web de l’organisme. L’un de mes amis a ri en disant : “L’école de l’autonomie sociale ? C’est un peu un oxymore.” Plus tard sur le ferry, alors que je regardais le soleil se coucher sur la mer et sentais la terre ferme disparaitre derrière moi, sa remarque me restait en tête.

Credit : Matteo Principi

Le terme « school » dans Island School of Social Autonomy n’est pas là par hasard, ce n’est pas non plus un terme générique pour représenter le fait que le programme se compose principalement d’une série de conférences. Le terme est partie intégrante du positionnement idéologique de l’ISSA, qui est inspiré par le livre d’Ivan Illich Une société sans école (1971) et sa thèse centrale, selon laquelle le système éducatif contemporain serait devenu « une agence de publicité qui vous fait croire que vous avez besoin de la société telle qu’elle est. » La notion d’autonomie sociale n’est pas séparée de celle de pédagogie, et d’apprentissage les uns des autres. Selon le livre de Paulo Freire Pédagogie des opprimés – une autre des inspirations de l’ISSA -, l’apprenant doit être considéré comme co-créateur de la connaissance. De nombreux conférenciers sont membres de l’ISSA ou ont lancé leurs propres initiatives, peut-être plus privées, comme James Bridle, artiste et écrivain britannique installé sur une île de la mer Égée. La recherche de l’autonomie en tant que stratégie politique et modèle d’organisation sociale est une idée récurrente à l’ISSA. Elle est étroitement liée à la nature des îles en tant qu’espaces isolés et hermétiques, des espaces où les gens inscrivent leurs désirs et les cultivent patiemment, tout en s’intégrant à la topologie existante. L’emplacement de l’ISSA est donc à la fois une position géographique et métaphorique : « Nous croyons que l’avenir réside dans les archipels d’autonomie. »

L’idée de l’autogestion en tant que cadre a toujours été présente dans l’histoire des écoles insulaires, alimentant un discours et une activité subversifs. L’ISSA, dans sa forme actuelle, fait un clin d’œil respectueux à la summer school de Korčula, fondée dans les années 1960 sur une île voisine de l’ancien État fédéral de Yougoslavie. L’école d’été historique et la revue qu’elle a fait naître, Praxis, d’inspiration marxiste-humaniste, ont été commémorées lors de la table ronde intitulée « Le 60e anniversaire de Praxis », à laquelle ont participé Nadežda Čačinovič, Boris Buden, Ankica Čakardić, et Mira Oklobdžija, tous directement impliqués dans l’école d’été de Korčula. Les rencontres de la summer school de Korčula qui ont eu lieu dans les années 1960 ont été des points de rencontre cruciaux pour les philosophes du monde entier, notamment Ernst Bloch, Jürgen Habermas et Predrag Matvejević, réunissant des penseurs de la critique sociale des blocs de l’Ouest et de l’Est. Tout au long des cinq jours de l’ISSA et au cours de ce panel particulier, on a pu ressentir le besoin de poursuivre et de développer cette tradition au-delà de la logique de l’identité et du discours hégémonique sur le passé.

Le 60e anniversaire de Praxis. CC 4.0 par ISSA School / BONK productions
Session école à la plage. CC 4.0 par ISSA School / BONK productions

Comme l’a fait remarquer Boris Buden : “Traiter du passé n’a de sens que dans la mesure où nous sommes capables de prendre le passé en main et d’influer sur le présent.” L’héritage culturel de Praxis montre que ces espaces isolés particuliers dédiés à la pensée critique envers les infrastructures existantes de propriété et de relations sociales, ainsi qu’envers les simples loisirs collectifs, ont constitué le « socialisme dyonisien ». Praxis et Korčula ont été nourries par l’idée que la pensée doit transcender le champ des institutions académiques et nourrir la singularité des multitudes plutôt que de promouvoir une seule école de pensée monolithique : non pas une révolution globale, mais de nombreuses petites utopies locales. Le rituel consistant à se réunir sur les plages en fin d’après-midi, à boire et à discuter, était un élément important de l’école d’été de Korčula et a été poursuivi à l’ISSA, où des initiatives telles que Memory of the World, Chto Delat, Forest University, et Aventura ont présenté leurs pratiques lors des sessions sur la plage. La plupart des deux cents participants qui ont assisté à cette deuxième édition de l’ISSA étaient des activistes, des journalistes, des artistes et des chercheurs travaillant sur des initiatives parallèles et souvent liées entre elles sur plusieurs continents. La conversation décontractée s’est mêlée à la critique politique et la spéculation a fluctué au gré des vagues.

Bien que cela n’ait pas été spécifiquement mentionné, je n’ai pas pu m’empêcher de songer au concept d’archipel et à la théorie de la pensée archipélagique d’Edouard Glissant. La théorie de la pensée archipélagique trouve son origine dans l’éparpillement des îles des Caraïbes, violemment colonisées, et dans la pensée philosophique dissidente qui s’y est développée, un contexte sans doute différent de celui de l’île de Vis, brièvement colonisée et qui a conservé sa langue. Néanmoins, il existe des similitudes, cette pensée étant marquée par l’imprévisibilité, la multiplicité dans l’unicité et l’ambiguïté. Elle appelle à une « insurrection des facultés imaginaires » aspirant à des façons novatrices de concevoir le monde, et résonne dans de nombreuses conversations faisant écho à l’ISSA et à la revue Praxis.

Mira Oklobdžija, membre du panel de discussion sur Praxis, a fait référence à un philosophe qui avait également réfléchi à partir des rives d’une île : Aristote et sa définition des trois formes de connaissance : theoria, poiesis et praxis (théorie, poésie et pratique). Elle a souligné quelques différences intéressantes dans les deux générations d’écoles d’été, soulignant que l’ISSA actuelle est plus activiste et ancrée dans la praxis que le journal Praxis n’a jamais aspiré à l’être. Un membre de l’auditoire a fait remarquer qu’à l’ISSA, la poésie est peut-être précisément dans la praxis, ce qui est conforme à la devise de l’ISSA : « Nous construisons l’école, et l’école nous construit ».

Deux jours ont été consacrés à la restauration et à l’agrandissement du vieux bâtiment en pierre niché dans les collines de Vis, qui constituera le centre principal des activités de l’ISSA. La force de travail régulière (habituellement quelques personnes) sur le site de construction a été portée à une centaine de personnes, et un travail qui prendrait normalement des mois a été accompli en deux jours. Nous avons transporté des planches de bois jusqu’en haut de la montagne et les avons poncées pour construire la grande terrasse, et nous avons participé à un atelier sur la construction de murs de pierre traditionnels en terrasses, une pratique appelée « dry stonewalling » (mur de pierres sèches). Cette technique est tellement essentielle sur les îles de l’Adriatique qu’elle a été inscrite au patrimoine immatériel de l’humanité de l’UNESCO. L’atelier était animé par Igor Mataić, docteur en sciences spécialisé dans la géotechnique et l’ingénierie environnementale, qui fait également partie de l’association Pomalo, une ONG d’initiatives culturelles et d’actions dédiée à la protection de l’environnement naturel et à la vie durable sur l’île de Vis. Nous avons appris où placer les gros blocs d’ancrage et comment combler les vides avec des pierres plus petites, en créant une sorte de coin dans le flanc incliné de la colline. Cette technique ne nécessite pas de ciment, elle repose sur la végétation grimpante qui pousse lentement dans les interstices des grosses pierres, à travers la terre et les cailloux, et maintient le mur en place au fil du temps.

L’inclinaison de la montagne est systématiquement intégrée dans la conception durable de l’école. Le système d’eau circulaire (en tant qu’outil convivial) a permis d’illustrer les différents modes de circulation et de collecte de l’eau. Nous avons découvert la construction d’une grande surface inclinée de pierres plates superposées derrière la maison, destinée à recueillir et à filtrer l’eau de pluie accumulée. Il y a aussi un collecteur de brouillard qui attrape la brume et l’aide à se liquéfier, s’égouttant dans des bassins au bas de la structure en forme de clôture.

CC 4.0 par ISSA School / BONK productions
CC 4.0 par ISSA School / BONK productions
Credit : Matteo Principi

À un moment de la journée, nous avons vu une bande de gens qui grimpaient la montagne en file indienne, le premier portant un grand poteau avec une antenne Wifi à son sommet, cherchant une bonne position pour capter le wifi disponible et l’acheminer jusqu’à la maison. Cela ressemblait à une marche religieuse à la recherche d’une connexion. L’autonomie et l’autogestion ne sont pas synonymes d’isolement. Cette initiative provenait de !Mediengruppe Bitnik, duo d’artistes et membres principaux du collectif ISSA qui ancrent les initiatives insulaires de l’école dans les pratiques des médias tactiques (tactical media). Les cofondateurs de ce collectif basé à Berlin, originaires de Vis et de Zurich, s’attachent à réinterpréter les systèmes technologiques urbains qui ne sont pas censés être utilisés, en recourant à la « perte délibérée de contrôle comme moyen de remettre en question les structures établies ». « Quand avons-nous accepté que ces systèmes se superposent à la société ? », ont-ils demandé lors de la conférence qu’ils ont donnée plus tard dans la semaine, en décrivant leur impressionnant opus d’interférences ludiques. Ils ont intégré des photographies glitchées d’éléments architecturaux urbains dans les structures de pierre originales et ont infiltré l’opéra de Zurich avec des téléphones qui composent aléatoirement le numéro des citoyens et transmettent des sons habituellement inaccessibles, mêlant ainsi interférences et traduction. Dans l’esprit des médias tactiques, ils n’ont pas seulement installé l’antenne Wifi, mais ont également animé un atelier intitulé Votre propre station de radio pirate, qui a enseigné aux participants comment assembler un circuit imprimé d’émetteur FM préconçu, à utiliser comme outil tactique, comme dispositif artistique et comme moyen de communication. Les participants ont construit leur propre station de radio pirate et, en contournant la loi, ont réussi à communiquer dans un rayon local.

Le workshop intitulé For a Global Mutiny Against an Empire of Negligence (Pour une mutinerie mondiale contre un empire de la négligence) conduit par le collectif Pirate Care, a trouvé un écho théorique à la fois dans l’acte de création des radio pirates et dans les principes fondamentaux de l’ISSA. Pirate Care est à la fois un projet de recherche et un réseau d’activistes, d’enseignants, et d’autres personnes qui agissent contre la criminalisation de la solidarité. Pirate Care a été introduit comme un concept inspiré par la figure hybride du pirate dans sa gloire militante et son autonomie, et par l’invisibilité de la figure du renégat de la révolte. Le pirate soignant s’attaque à l’inégale répartition du soin, en brisant les bastions empiriques et en repositionnant la production de connaissances. En ce sens, le soin est conceptualisé comme une pratique militante et d’action directe et comme un terrain de lutte partisan. Le concept de soins pirates est fondé sur les éléments qui le définissent, à savoir l’infraction à la loi et la désobéissance revendiquée, l’utilisation critique de la technologie, la mise en commun de la propriété privée et de la connaissance et de l’apprentissage partisans, la parenté queer et les pratiques fédératrices. En fin de compte, le pirate care unit les héritages anarchistes en alignant les vocabulaires de divers mouvements (tels que Marxiste &amp ; Éco Féministe) et en fédérant les initiatives dispersées. Le souhait d’aligner les vocabulaires rappelle la table ronde Praxis dans laquelle le concept d’autogestion a été repositionné comme un cadre essentiellement anarchiste plutôt qu’un héritage communiste, interrogeant ainsi la propriété des définitions.

For a Global Mutiny Against an Empire of Negligence. CC 4.0 par ISSA School / BONK productions

L’idée de fédération est très importante pour les pirate carers, selon eux/elles un concept qui est trop souvent oublié dans nos espaces politiques de gauche. Les pirates cultivent une profonde méfiance à l’égard des positions morales qui dérivent souvent vers le jugement. C’est peut-être la raison pour laquelle, comme l’a dit un participant plus tard dans la journée, les espaces politiques contemporains sont remplis de « gauchistes qui cherchent un foyer politique là où il n’y en a pas ».  Ainsi, le Pirate Care Collective travaille avec les pratiques de soins d’autres personnes, même s’ils ne sont pas nécessairement d’accord avec leur politique, fédérant ainsi des luttes et des syndicats. Ce type d’activation est essentiel pour subvertir la « capture des élites » et la cooptation du discours académique renégat et de l’activisme du ruissellement, qui passent souvent inaperçus. Olúfẹ́mi O. Táíwò, dans son récent livre Elite Capture : How the Powerful Took Over Identity Politics (And Everything Else) (non traduit en français – NDT), affirme que la capture des élites est ce qui « se dresse entre nous et une politique transformatrice, non sectaire et coalitionnelle ». La fédération, l’alliance et un possible foyer politique pour la future gauche représentent un fort courant de pensée qui accompagne le large éventail d’activités de l’ISSA.

Le collectif Pirate Care a animé un atelier à la fois ludique et dystopique. On nous a présenté le scénario suivant : nous sommes coincés sur l’île parce que le continent a subi une grave dégradation des infrastructures et de la société civile. Nous avons ensuite été divisés en groupes et mis au défi de jouer des rôles en fonction de nos capacités de soins et d’assistance. Que ferions-nous en premier ? Qui fait quoi ? De qui et de quoi devrions-nous nous occuper ? Un exercice difficile, comme vous pouvez l’imaginer, car dans ce genre de situation, il y a toujours une sous-représentation d’ingénieurs, de médecins et d’herboristes, et une surreprésentation d’écrivains et de peintres. Néanmoins, tout au long de l’exercice, nous avons réalisé que des compétences qui ne sont pas toujours valorisées, telles que la cuisine et la persévérance émotionnelle, sont essentielles dans les petites utopies. Ce qui sera toujours nécessaire, c’est une communication claire et calme, de l’humour et des soins (pirates), autant de compétences que nous avons développées lors de ce séjour.

James Bridle, artiste et technologue qui s’est installé sur une île de la mer Égée, a parlé de ses expériences avec des collecteurs de brouillard et des purificateurs d’eau pendant sa conférence, et s’est réjoui que l’équipe de l’ISSA développe les mêmes connaissances. Bridle s’est montré enjoué, parlant de l’interconnexion du monde à un niveau métaphysique et organique plutôt qu’à un niveau infrastructurel et extractiviste. Il a parlé de l’ouïe des plantes et de la danse des abeilles en tant que participants sensoriels actifs dans le monde, et a décrit la communauté solaire dont il est membre sur l’île où il vit. Une communauté solaire fournit un accès à l’énergie aux ménages membres par le biais d’un réseau solaire autonome, redistribuant littéralement et métaphoriquement l’énergie par le biais de l’autogestion. Les communautés énergétiques sont de plus en plus courantes, mais restent particulièrement importantes pour les îles qui courent le plus grand risque d’être isolées des principaux réseaux électriques du continent. « Ce qui était considéré comme la périphérie est en fait l’avenir », a expliqué James. Les périphéries des îles sont des lieux de prototypage et d’expérimentation, à la fois parce qu’elles connaissent les conditions climatiques de l’avenir et en raison de la poétique archipélagique enracinée dans leur isolement et leur immersion.

Sylvia Federici, féministe, activiste et écrivaine italienne, s’est adressée à nous par Zoom dans la magnifique salle de cinéma en pierre sculptée de Komiža. Elle a déclaré que nous devions travailler à « reconstruire les biens communs et à inventer de nouvelles façons d’être ensemble ». « Le nouveau monde ne jaillira pas de notre tête comme Minerve de la tête de Zeus. Il suivra une période d’expérimentation, rompant avec l’isolement de l’individualisation de la société, où nous n’affronterons pas le capitalisme seuls. Nous le faisons dans notre vie quotidienne en changeant la façon dont nous reproduisons la vie et nous-mêmes ». C’est précisément ce que tente de faire l’école d’autonomie sociale ISSA, en expérimentant et en tissant des connaissances ancestrales avec une multiplicité d’écoles de pensée contemporaines et historiques, nous laissant tous avec un profond sentiment de communauté, d’excitation et d’espoir. Lorsque je suis retournée aux conversations privées déprimantes et apathiques de la vie urbaine quotidienne dans une capitale du continent, j’ai encouragé mes amis à nous rejoindre sur l’île du futur, où les effets de la construction et de l’apprentissage en commun sont collectifs, revigorants et viscéraux.

Credit : Matteo Principi

Conte de fées ou possibilité réelle : voyager à longue distance par terre et mer plutôt qu’en avion

la rédaction

Lorsque Johanna Sulalampi, artiste sonore et multimédia, a dû se rendre de Finlande en Allemagne pour une collaboration avec Trio Abstrakt, elle a décidé de voyager sans quitter la surface terrestre. Avec le soutien de Projekt Atol et de la bourse Rewilding Cultures Mobility Conversation, elle s’est embarquée dans un voyage de huit nuits. Une alternative réaliste à l’avion ? Dans ce texte, elle explore les possibilités offertes par les voyages durables.

Texte de Johanna Sulalampi

Moi, Johanna Sulalampi (she/they), ai commencé cette histoire en étant optimiste. L’idée de voyager par voie terrestre, autrement appelée surface travel, ne m’était pas inconnue. Même si, par le passé, j’ai voyagé à l’étranger en avion, j’ai aussi fait des voyages depuis le sud de la Finlande vers d’autres parties de l’Europe en train, en ferry, en voiture, en bus et en auto-stop. Mon expérience la plus audacieuse a été un trajet à vélo d’Helsinki à la Biennale d’art de Venise en passant par la Quadriennale de scénographie de Prague à l’été 2019. Ces voyages étaient liés aux vacances et aux études, et ma motivation était de réduire mon impact sur l’environnement.

Pour ce projet, mon objectif était de tester les déplacements sur de longues distances dans le cadre de mon travail d’artiste. Mon objectif était de travailler sur le ferry et dans le train à destination et en provenance d’Allemagne, aller-retour donc à deux reprises, à l’occasion de ma collaboration avec l’ensemble Trio Abstrakt basé à Cologne. L’intention était de participer aux répétitions et à la première de ma nouvelle œuvre, et de livrer en personne les instruments de percussion en céramique que j’ai fabriqué. Mon domaine d’expertise est celui des pratiques sonores, mais il s’agissait de ma deuxième composition (et la première qui impliquait une notation musicale). C’est pourquoi il était essentiel pour moi de participer aux répétitions sur place.

Répétition de la nouvelle pièce de Sulalampi dans l’espace de travail de l’ensemble Trio Abstrakt. © Rachel C. Walker

Dans le domaine des arts, nous avons certainement besoin d’échanger des idées, des valeurs et d’établir des liens par-delà les frontières. Mais les réunions à distance et autres plateformes Internet ne sont tout simplement pas comparables aux rencontres en personne. Partager des idées, apprendre à se connaître, voir et entendre les résultats des coopérations est nettement plus gratifiant en présence réelle qu’à distance. La nécessité de voyager à l’étranger avec ses conséquences écologiques placent les artistes dans des situations où des choix et des justifications difficiles doivent être faits. Ces situations sont souvent influencées par des facteurs incontrôlables. En octobre 2024, la frontière entre la Finlande et la Russie est restée fermée pendant 10 mois. Même si, pour moi, le passage entre le reste de l’Europe et la Finlande ne s’est jamais fait par la Russie, la fermeture de la frontière a créé un sentiment d’enfermement. Le sud de la Finlande ressemblait plus que jamais à une île.

Image de la partition de Solastalgia. © Johanna Sulalampi
Répétition à l’église Saint-Pierre de Cologne. © Rachel C. Walker
Installation de la scène à l’église Saint-Pierre de Cologne. © Johanna Sulalampi

Cette situation m’a fait réfléchir à la question des déplacements en surface sous un autre angle. Des réseaux de bus et de chemin de fer clairs, faciles et accessibles donneraient à un Finlandais un sentiment d’appartenance au reste de l’Europe. Mais que signifie l’accessibilité dans ce contexte ? Il ne s’agit pas seulement du prix, du temps nécessaire ou des facteurs de handicap physique, mais aussi de l’accessibilité psychologique.

Mon voyage d’Helsinki à Cologne a duré deux nuits. J’ai d’abord pris un bus local et un tramway jusqu’au terminal des ferries, puis le ferry de nuit jusqu’à Stockholm. De Stockholm, j’ai pris le train de nuit SJ Euro jusqu’à Hambourg. De Hambourg à Cologne, le train Intercity et le métro m’ont conduite à la destination finale. La quantité de résolution de problèmes, de planification, d’attente et de situations de communication qu’exige ce type de voyage peut potentiellement user n’importe qui. Faire ce voyage quatre fois, en plus d’une lourde charge de travail, m’a conduit au bord de l’épuisement. J’ai remarqué que la qualité du travail effectué dans un train ou un ferry s’en ressent, car l’environnement affecte les performances cognitives. Voyager est en soi une sorte de travail. Les bailleurs de fonds qui offrent des subventions pour les déplacements écologiques devraient inclure des indemnités journalières. Cela compenserait en partie le temps perdu et le repos nécessaire après ce type de voyage.

Dans les discussions que j’ai eues sur les alternatives au transport aérien, il est apparu clairement que la grande majorité des Occidentaux savent que voyager en surface est l’une des choses évidentes que les individus peuvent faire pour réduire leur impact sur l’environnement. Malheureusement, voyager est devenu un sujet aussi sensible que de parler de ses habitudes alimentaires. Choisir le train est facile lorsque le voyage ne comporte pas de nuitée, mais il est plus difficile de choisir entre un vol de trois heures et deux jours de voyage sur la terre ferme. En général, la réservation du vol et l’organisation du trajet jusqu’à l’aéroport prennent quelques heures. Les itinéraires de surface bien prévus sont plus rares, et la planification et les réservations prennent facilement plusieurs jours. La responsabilité des changements de voyages successifs incombe au voyageur lorsque le trajet ne se déroule pas comme prévu initialement.

Johanna Sulalampi derrière la console de mixage avant le concert à l’église Saint-Pierre de Cologne. © Rebecca ter Braak

Si l’on ajoute que les voyages de nuit en surface sont encore plusieurs fois plus chers que l’avion, et que le voyage lui-même ne favorise pas le bien-être physiologique et psychologique des personnes, toute discussion sur les voyages en surface comme alternative à l’avion est une sorte de conte de fées. Il semble que, plus que toute autre chose, ce récit serve de bouclier dissociatif protecteur entre les « générations habituées à voyager » et l’incarnation des causes de l’invention de l’aviation. Malheureusement, la poursuite de la vie d’un individu dans ce système nécessite de tels récits. Après les différents voyages et conversations que j’ai eus, je pense que l’accent ne devrait pas être mis sur la manière de pousser les individus à faire des choix plus durables en matière de voyage, mais sur la manière de changer le voyage lui-même.

L’installation Don’t Worry de Martin Creed sur la tour de l’église Saint-Pierre de Cologne. © Johanna Sulalampi

Le capitalisme pointe du doigt le consommateur et minimise la démocratie dans les choix de consommation, en affirmant que la consommation doit changer avant que les services puissent changer. Ce texte propose l’inverse. Les services doivent changer pour que les consommateurs puissent s’y adapter de manière réaliste. La pression en faveur des voyages à faibles émissions et de l’accessibilité des voyages en surface devrait s’exercer sur les compagnies aériennes, les entreprises et les États qui les soutiennent, plutôt que sur les individus. Lors de l’élaboration de solutions de remplacement à l’avion, outre les prix et les valeurs écologiques, il conviendrat également d’améliorer et de développer la nature expérientielle du voyage. Un long voyage par voie terrestre doit maintenir l’endurance mentale et physique de l’individu afin que l’expérience soit comparable à celle d’un voyage en avion pour le même trajet. Il conviendrait de noter que les raisons sont multiples et que les possibilités et les besoins d’un voyage par voie terrestre sont différents de ceux d’un voyage par avion. Tant que ceux qui détiennent le véritable pouvoir de changer le système capitaliste ne prendront pas la responsabilité d’apporter ce changement, les voyages de surface sur de longues distances en remplacement de l’avion resteront un conte de fées.

Trio Abstrakt joue la première de la pièce Solastalgia de Johanna Sulalampi. © Rebecca ter Braak

Malgré les difficultés et la fatigue des voyages, le résultat final de la collaboration avec le Trio Abstrakt a été une nouvelle pièce de musique contemporaine pour saxophone, piano, percussion, électronique et instruments en céramique. Elle a été créée à l’église Saint-Pierre de Cologne dans le cadre du concert Confluences du Trio Abstrakt. J’ai nommé ma nouvelle pièce Solastalgia, dont le sens direct est l’anxiété climatique. Pour moi, ce nom fait plus largement référence à la période d’instabilité émotionnelle de la crise climatique, où l’espoir et la perte se confondent de manière inséparable.

En illustration de ce texte, j’ai ajouté des photos des moments forts de ce conte de fées, au lieu de  photos des différentes gares, des pigeons sur les quais à la recherche des miettes du déjeuner des voyageurs, de mes tasses de café et de mes sandwichs à emporter sur les tables pliantes des trains, de mes doigts gelés le premier jour d’automne en attendant un train en retard à la gare d’Hambourg, d’une porte de cabine de train cassée fermée avec un lacet de chaussure, des cernes sous les yeux lors d’un changement de train pour cause de panne la nuit au Danemark, de la vue magnifique depuis la fenêtre du train, des sols moquettés dans les couloirs du ferry, de la mer depuis le pont du navire, de l’emballage, du déballage et du ré-emballage des bagages, encore et encore. À l’avenir, j’opterai à nouveau pour les voyages en surface lorsqu’ils seront accessibles, et je réfléchirai soigneusement au moment où je prendrai l’avion.

La pianiste Marlies Debacker jouant la pièce Solastalgia. © Rebecca ter Braak
Concert Confluences 2024 du Trio Abstrakt à l’église Saint-Pierre de Cologne. © Rebecca ter Braak
De gauche à droite : la pianiste Marlies Debacker, le saxophoniste Salim(a) Javaid et la percussioniste Tamara Kurkiewicz. © Rebecca ter Braak

Johanna Sulalampi est bénéficiaire d’une bourse de mobilité octroyée dans le cadre du programme Rewilding Cultures co-financé par l’Union Européeenne.

Underground subsistence : Nourrir les êtres dans les Andes Equatoriennes

Credit: Mateo Barriga Salazar. 2024
Pedro Soler

Makery a co-produit ce printemps le numéro 6 du journal occasionnel La Planète Laboratoire. Ce numéro imagine un futur paysan et néo-paysan, inventé par des paysans planétaires, organisés en territoires divers, cultivant des biotopes plus hétérogènes, plus démocratiques, et donc plus habitables. La section centrale est consacrée à la récente initiative Soil Assembly, et développe quelques-unes des expériences, réflexions et enquêtes recueillies au sein de ce réseau émergent. Pedro Soler nous présente ici la communauté qui accueillera la prochaine assemblée des sols en mai 2025. Il sera également de la journée Paysans Planétaires à l’Antre Peaux à Bourges le 23 novembre 2024.

Il est 10 heures du matin, dans un champ, et nous nous tenons autour d’une femme assise devant un autel étalé sur une toile. L’autel est coloré, plein de bonbons, de fruits et de pierres. Un trou a été creusé dans le sol juste à côté. Violeta demande la permission, parle à la terre, chante en agitant un hochet. Elle nous dit que la terre aime les choses sucrées. L’une après l’autre, toutes les personnes prennent quelque chose sur l’autel et le jettent dans le trou, remerciant et nourrissant la terre. Certaines femmes se croisent en jetant leur orange. Puis le trou est rebouché de terre.

Nous sommes à l’époque de Pawkar Raymi, l’équinoxe de mars, dans un workshop organisé par La Divina Papaya dans sa ferme du territoire de Kayambi. C’est le temps des céréales tendres : épis de maïs et frijoles, lentilles et pois, chochos et fèves, et de la soupe appelée fanesca faite avec cette récolte et d’autres, 12 ingrédients au total, provenant du chakra ou jardin andin. C’est l’occasion pour tous les membres de la communauté de manger en abondance. Traditionnellement, personne n’est exclu, tout comme dans le chakra aucune plante n’est semée seule, les plantes sont aussi des familles et des communautés, elles deviennent tristes si elles sont isolées. La recette de la fanesca est une résistance et un guide, des instructions sur ce qu’il faut planter et quand, une mémoire et un avenir de diversité, d’abondance et de collectivité.

Toutes les compañeras ne sont pas venues aujourd’hui parce qu’elles étaient occupées à vendre leurs grains pour que les gens fassent de la fanesca, mais un certain nombre d’entre elles sont là. Maintenant, nous allons faire une fanesca différente. C’est ce que dit Julio, membre de la fondation Ekorural et chercheur agricole, en présentant l’atelier : « Il s’agit d’une fanesca pour le sol. » Il commence par demander à chacun de participer à l’organisation des nombreuses graines que nous avons apportées sur une grille disposée sur le sol, avec la vitesse de croissance en abscisse et l’ensoleillement nécessaire (qui correspond souvent à la hauteur, mais pas toujours) en ordonnée. Les plantes nourrissent la vie du sol avec leurs exsudats, sur lesquels les champignons et les bactéries se développent, alimentant à leur tour tous les autres cycles vertigineux du sol. Ensuite, nous préparons de la nourriture pour tous : de la poudre de roche pour les bactéries, de la moisissure de feuilles du sol de la forêt, différents composts, de la farine de pois pour les champignons, un peu de sable. Tout le monde participe en jetant tout ensemble, en ajoutant les graines puis en mélangeant le tout.

Connaissance et pratique de l’Uku-Pacha

La plupart de ces paysans indigènes sont des femmes d’une cinquantaine d’années qui ont passé toute leur vie à pratiquer une agriculture de subsistance dans leurs chakras. D’autres sont des paysans plus jeunes qui sont restés à la maison (ou, plus rarement, qui ont fait des études et sont revenus), ainsi que des post-urbains éduqués. Leur rencontre constitue un espace de transfert de connaissances, de construction de la souveraineté alimentaire et, espérons-le, de survie dans ces prochaines décennies d’effondrement annoncé. Alors que les plus sérieux organismes scientifiques appellent depuis longtemps à la transformation agro-écologique de l’agriculture, ceux qui pratiquent ces arts, qui les pratiquent depuis des millénaires, constituent en réalité le secteur le plus pauvre et le plus abandonné de la société. Nous vivons dans un monde à l’envers.

Dans la cosmogonie andine, le mot Pacha désigne à la fois le temps et l’espace. Ainsi, les trois pachas qui composent le cosmos, au-dessus, entre et au-dessous, sont des lieux réels qui accumulent le temps en couches ou en spirales. Le pacha du sol, ainsi que de l’intérieur du corps, est Uku Pacha. Uku signifie intérieur. Il convient d’être très prudent avec ce royaume, résidence de l’énorme serpent Amaru, des morts et de ceux qui ne sont pas encore nés. Toutes les eaux souterraines y sont incluses, les sources, le fond de la mer, nos organes internes. Chacun de nous est aussi un petit monde, et il n’y a pas d’enfer en dessous de nous. L’interaction complexe du temps et de l’espace qui forme les corps et les mondes tend toujours vers l’équilibre et la complémentarité. Lorsque les choses se déséquilibrent, il se produit une correction ou un renversement radical, un bouleversement et un changement de cycle, appelé Pachakutik.

En regardant vers le sud et l’ouest depuis le champ, on aperçoit à l’horizon des serres massives remplies de roses, des générateurs, des pompes, des machines qui broient les tiges de roses pour en faire du compost, diffusant des fréquences ultra basses. Le monde rural est aujourd’hui un champ de bataille. L’agro-industrie s’empare des terres des migrants, des paysans fatigués d’être pauvres ou des héritiers déconnectés, et les transforme en serres hautement technicisées et productives. C’est une industrie qui génère beaucoup d’argent, la cinquième plus importante exportation de l’Équateur, mais qui crie sa fragilité, car elle dépend entièrement des avions à carburant fossile pour livrer un bien non essentiel au Nord, à un coût environnemental énorme. La combinaison de l’économie et des émissions signifie qu’il n’y a pas d’avenir viable, et pourtant tout va de plus en plus vite, de plus en plus grand, de plus en plus large. Aujourd’hui, la majorité des jeunes d’ici travaillent dans les serres de fleurs. Ils ne cultivent plus et se nourrissent d’aliments transformés achetés dans les magasins du coin. Un salaire au lieu d’un jardin, et ainsi il n’y a plus de jardins.

La bonne vie : se réunir avec d’autres

Lorsque Maria Mies a étudié l’agriculture de subsistance chez les femmes du Bangladesh dans les années 1980, elle a découvert qu’elle était la clé de l’autonomie et de la qualité de vie. La « perspective de subsistance » qu’elle a développée à partir de ces études et d’autres, est une résistance explicite au capitalisme patriarcal mondial et à ses effets dévastateurs. Il s’agit d’une production de vie au lieu d’une production de marchandises. Dans les Andes, on l’appelle Sumak Kawsay, la bonne vie : « La subsistance n’est pas un défaut et une misère, comme on nous le fait constamment croire. Si elle est comprise correctement, c’est-à-dire non pas comme une subsistance individuelle – ce qui n’est pas possible -, il faut toujours se réunir avec d’autres pour faire quelque chose, non seulement pour survivre, mais aussi pour vivre bien. C’est alors qu’il est possible de créer une vie agréable. Vous faites l’expérience que vous êtes votre propre autorité, qu’avec les autres, vous êtes souverain. »[1]

Maintenant, Julio a cessé ses explications et tout le monde travaille. Les compañeras plantent des arbres et des roses, remplissant le sol avec le mélange magique, la nourriture du sol, la nourriture de l’âme. Elles travaillent vite, avec économie et puissance dans leurs mouvements, ouvrant des trous pour les plantes, des corps confiants à la frontière entre les mondes. Les jeunes hommes et femmes sont là, parmi elles, l’un manie la brouette, l’autre mesure les distances entre les rosiers, d’autres plantent. Les héritiers directs de la lignée paysanne vieillissant, il y a de moins en moins de jeunes pour prendre la relève, et les migrations ont un impact énorme sur les zones rurales.

Mais tout cela peut changer en une seconde, ou du moins en quelques semaines, sans diesel. Pendant la pandémie, de nombreux jeunes sont retournés travailler aux côtés de leurs parents ou grands-parents. La grève nationale de 2021 a duré 18 jours, toutes les routes ont été fermées et la production alimentaire locale est soudain devenue d’une importance capitale. Tous les prix ont augmenté, puis les choses sont revenues à la normale. Mais bientôt, il n’y aura plus de retour à la normale. Le Pachakutik est là et l’avenir des petites fermes et des paysans est maintenant – comme le souligne Chris Smaje[2], « notre meilleure chance de créer des sociétés futures qui soient soutenables en terme écologique et satisfaisantes en termes nutritionnels et psychosociaux. »

Inévitablement, lorsque les températures et le niveau de la mer augmenteront dans les zones tropicales, tout le monde affluera vers les montagnes où il y a encore de l’eau et de l’agriculture. Ils viendront aussi d’autres parties des Andes, lorsque les glaciers auront finalement disparu. Si une transition agro-écologique paysanne était en cours, nécessitant beaucoup de mains, beaucoup d’organismes et avec un accès équitable à la terre, il y aurait du travail pour eux à leur arrivée : jardiner, guider l’eau, construire des sols, entretenir la vie. Travail de subsistance, travail collectif, avec beaucoup de temps pour l’art.

Mais pour que cela se produise, il faut une sorte d’effondrement ou de révolution, un profond changement culturel et existentiel. Des jeunes gens émigrent déjà ici à la recherche d’un travail de subsistance sous le regard vigilant de gardes armés dans les serres qui couvrent la vallée. Peut-être que des réfugiés affamés travailleront bientôt dans les serres en échange d’une mauvaise nourriture et d’une couchette dans un dortoir. Comme dans les domaines du mauvais vieux temps, mais avec des caméras, des machines et des produits chimiques, comme dans les fermes fortifiées du film Soylent Green.

Le maïs demande peu de travail rapporté à son rendement[3]. Les pommes de terre attendent sous la surface jusqu’à ce que vous en ayez besoin, invisibles aux yeux du conquérant. Une alimentation végétale diversifiée, un peu de porc sauvage de temps en temps, du poulet et de la chicha pour les fêtes. On a déjà vu cela : une bonne vie d’imagination infinie dans les limites de la subsistance, comme l’a écrit le poète Tao Yuanming il y a 1600 ans en Chine :

« D’un seul coup d’œil, j’embrasse tout l’univers.
Quels plaisirs peuvent être comparés à ceux-là ? »

Du 8 au 10 mai 2025, une assemblée des sols (Tinku Uku Pacha) se tiendra dans la communauté de La Chimba, près de Cayambe en Équateur, réunissant des paysans, des pédologues et des artistes. Le laboratoire publiera également une version espagnole de La Planète Laboratoire, qui porte sur les initiatives et les pratiques en faveur de la santé et de la régénération des sols en Amérique latine. Renseignements et participation : lab at makery.info

En savoir plus sur le programme de l’Assemblée des Sols en Ecuador.

La Planète Laboratoire et le réseau Assemblée des Sols seront également prochainement présentés lors d’une journée dédiée à l’Antre Peaux à Bourges le 23 novembre 2024.

Notes

(1) Transcription d’une interview vidéo de Maria Mies par O. Ressler, enregistrée à Cologne, Allemagne, (2005). https://transversal.at/transversal/0805/mies/en
(2) Chris Smaje, A Small Farm Future – Making the Case for a Society Built Around Local Economies, Self-Provisioning, Agricultural Diversity, and a Shared Earth. Chelsea Green Publishing (2020)
(3) 30 jours-personnes par hectare et par an pour semer et entretenir et 10 jours-personnes par hectare et par an pour récolter environ 1200 kg, ce qui est suffisant pour nourrir une famille de 4 personnes pendant 1 an. Gregory Knapp, Andean Ecology – Adaptive Dynamics in Ecuador. Routledge (1991)

Tinku Uku Pacha en Équateur : vers une deuxième assemblée des sols en 2025

The Centro Intercultural Comunitario Tránsito Amaguaña. Credit: Pedro Soler

Concerné par les inquiétudes et les espoirs de la COP 16 sur la biodiversité qui se déroule actuellement à Cali, en Colombie, le réseau Soil Assembly profite de l’occasion pour promouvoir Tinku Uku Pacha, la prochaine rencontre internationale dédiée à l’art, aux sols et aux savoirs autochtones, qui se tiendra au Centre communautaire interculturel Transito Amaguaña, dans la haute vallée de La Chimba, en Équateur, au pied du magnifique volcan Cayambe. Annonce.

Pedro Soler

« Le protagoniste de la lutte décisive pour la ré-existence dans le Plantationocène est le sol, berceau et tombeau de la vie organique, où les corps et la matière inorganique se rencontrent et échangent leurs propriétés, se nourrissant et se détruisant mutuellement dans un processus agité de décomposition et de régénération. Peuplé d’êtres de toutes sortes – pierres et feuilles, insectes, racines, eau, air – le sol est la scène sur laquelle se déroule depuis 450 millions d’années le drame planétaire de la vie et de la non-vie. »
Federico Luisetti dans La Planète Laboratoire #6

La quasi-totalité de la vie sur Terre dépend du sol. Pourtant, 30 % des sols de la planète sont actuellement morts et 90 % devraient l’être d’ici 2050 si nous continuons sur la voie actuelle des pratiques agricoles et du changement climatique. Le sol est aujourd’hui le théâtre d’une bataille planétaire féroce pour la subsistance. Minéraux, combustibles, eau, agriculture, puits de carbone, santé et cosmovision, passé et futur – toutes ces questions se croisent dans l’Uku Pacha, l’espace-temps de l’intérieur dans la cosmovision andine, où se trouvent les pratiques et les connaissances dont nous avons besoin pour bien vivre et mourir dans l’Anthropocène.

Promouvoir Tinku Uku Pacha dans les rues de Cali, en Colombie. Création graphique de l’affiche : José Luis Jácome Guerrero

Soil Assembly #1 s’est tenue à Kochi, au Kerala, en Inde, en 2023, dans le but de promouvoir la sensibilisation au sol par le biais de l’art, de la science, et des connaissances paysannes et indigènes. Soil Assembly #2 se tiendra en mai 2025 à La Chimba, en Équateur, une communauté rurale située dans les Andes, où la grande leader paysanne et indigène Tránsito Amaguaña a vécu et est morte. Elle est l’inspiratrice de ce rassemblement et notre guide Uku Pacha, émissaire des ancêtres, de la terre et de la lutte, qui nous rappelle qui est l’ennemi et quels sont les objectifs de l’unité populaire, de la culture indigène et de l’accès aux moyens de subsistance.

À La Chimba, il existe un centre dédié à sa mémoire, à la résistance indigène, à l’interprétation du territoire et à la création interculturelle : le Centro Intercultural Comunitario Tránsito Amaguaña (CICTA), fondé en 2009 par décret présidentiel sous l’impulsion de la communauté. Au mois d’avril 2025, deux résidences artistiques seront organisées, Ronny Albuja (Ecu) et Tau Luna Acosta (Co), qui travailleront sur les thèmes du sol, du territoire et des communautés. Ronny Albuja – avec son équipe : Santiago Tapia, Daniel Gachet et TierraCroma – se concentrera sur la sonification de chromatographies de sol prélevées sur le territoire, en interprétant les images circulaires par le biais de technologies numériques et ancestrales. La proposition de Tau Luna Acosta s’intitule « Alliances métaboliques pour digérer un monde en décomposition », une phrase qui résume très bien les objectifs généraux de Tinku Uku Pacha.

Rosa Elena Tránsito Amaguaña Alba (September 10, 1909 – 10 Mai 2009) était une leader équatorienne du mouvement indigène et l’une des fondatrices de la Fédération des Indiens d’Équateur (FEI) avec Dolores Cacuango.

Tinku Uku Pacha: Asamblea del Suelo

Les expositions résultant des résidences seront inaugurées le 8 mai 2025, premier jour de Tinku Uku Pacha : Asamblea del Suelo #2. Cette première journée, qui débutera le matin et sera diffusée en continu sur Internet, sera organisée par La Divina Papaya. Elle se concentrera sur l’économie paysanne et la recherche d’une agriculture capable de régénérer les sols et, en même temps, de soutenir économiquement les familles paysannes. Les élevages de bovins et de fleurs, qui constituent actuellement la base économique des communautés, ne permettent pas de maintenir des sols sains ni d’assurer la souveraineté alimentaire. Le grand défi consiste à trouver des formes d’économie pour la transition agricole.

Dans les pays riches, la grande majorité de la population n’a que peu ou pas de contact avec la terre : en Allemagne, par exemple, seuls 2% de la population active travaille dans l’agriculture. En Équateur, une grande partie de la population travaille encore à la campagne : malgré une émigration constante, l’agriculture représente encore 30 % de l’emploi national. Aujourd’hui, les héritières de Tránsito Amaguaña, les femmes indigènes, avec leurs arts de subsistance, sont toujours là, frugales et inventives, avec la force de se battre et le temps de faire la fête.

La rencontre entre paysan et néo-paysan, entre urbain et rural, homme et femme, économie et subsistance, humain et plus qu’humain, est aujourd’hui cruciale pour le sol et avec lui notre avenir collectif, notre capacité de résistance et notre bien-vivre. Ce sont ces alliances qu’il faut tisser pour assurer la transmission des arts de la subsistance et du soin de la vie.

L’art peut contribuer, documenter, provoquer et suggérer. Imaginer de nouvelles économies, ouvrir les sens, les sensations, la compréhension et les possibilités de progrès selon les rythmes nouveaux/anciens de la culture qui doivent émerger dans une civilisation post-croissance et post-extractiviste. Une imagination illimitée dans les limites physiques de la planète. Tout comme les chaînes d’approvisionnement alimentaire doivent être raccourcies, l’accès aux espaces de culture et de mémoire doit l’être également, afin de nourrir et de renforcer les communautés locales et planétaires.

Le deuxième jour de Tinku Uku Pacha, le 9 mai 2025, rassemblera une grande variété de voix et de visions, de pays et de continents, pour partager des points de vue sur le sol et la paysannerie planétaire, dans une assemblée internationale dédiée à la science, à l’art et à la politique du sol. D’éminents penseurs internationaux et locaux, des dirigeants, des paysans et des artistes contribueront au débat pendant la journée. Comme chaque jour, les activités seront retransmises sur le web avec traduction simultanée et partagées directement avec des événements parallèles dans d’autres espaces à travers le monde. Chaque soir, un mapping vidéo et un environnement sonore seront présentés, des voix du passé et de l’avenir résonneront dans la cour du CICTA et circuleront sur les murs blancs des bâtiments.

Le samedi 10 mai 2025, comme tous les 10 mai, la communauté de La Chimba célèbre la commémoration de Mama Tránsito Amaguaña par une cérémonie. Cette année, sous l’autorité de la présidente de la Confédération du peuple Kayambi, Denisse de La Cruz, et de Carlos Alba, président de la communauté de La Chimba, des femmes leaders indigènes de tout le pays sont invitées à partager leurs visions et leur leadership, en créant des agendas et en traçant des chemins pour la défense de la vie et de la résistance paysanne et indigène. Après la « pambamesa » de midi, où l’on partage nourriture et boissons, les communautés participent à un concours de « coplas », les chants des femmes kayambi, avec des prix en espèces et un jury de célébrités. Le soir, des concerts d’artistes de ce territoire sont organisés : Ñukanchic Taki, Jatun Mama et DJ Entrañas.

La salle principale du Centro Intercultural Comunitario Tránsito Amaguaña le 10 mai, jour de la commémoration de la mort d’Amaguaña. Credit: Pedro Soler

La rencontre se terminera le dimanche 11 mai 2025 par une promenade guidée sur le territoire de La Chimba – Yakuchimba, la tresse de l’eau – et une assemblée finale pour partager les impressions, les désirs et la coordination pour l’avenir.

Tout le monde est invité à participer en ligne ou en personne à Tinku Uku Pacha : Soil Assembly #2. Il existe des mondes à l’intérieur de ce monde où d’autres avenirs se développent.

To en savoir plus sur la communauté qui accueillera l’Assemblée du sol en Équateur.

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