A La Gare du Relecq-Kerhuon, ArtLabo Retreat se raconte en immersion sonore

Cartes sensibles, atelier mené par Camille Bernicot de La Gare, Centre d'art et design. DR.

Jusqu’au 30 juillet prochain se tient l’exposition collective « ArtLabo Retreat : Ecologies Insulaires – Une restitution », au centre d’art et de design La Gare, au Relecq-Kerhuon dans le Finistère. Cette exposition revient sur les recherches conduites à l’Île de Batz lors de la résidence collective ArtLabo organisée en Juin 2023. Les artistes sonores Quentin Aurat et Jon Haure-Placé y ont effectué des enregistrements, diffusés dans l’exposition, et qu’ils nous donnent à entendre ici.

Quentin Aurat

Cette exposition fait état de la restitution des recherches conduites à l’Île de Batz lors d’une résidence collective réalisée à La Colonie du Phare, coorganisée par Makery et l’Association Ultra dans le cadre du programme Rewilding Cultures en juin 2023.

« Il s’agit, dans cette exposition, de penser l’apesanteur d’un temps vécu collectivement et d’à nouveau y construire l’expérience de la présence de chacun·e, comme une invitation à en créer d’autres versions. En considérant que les récits ne se font pas en aval de l’expérience mais qu’ils en font pleinement partie, elle en devient le motif au sens où elle en est la trame, la texture, l’étoffe et le matériau*. Les formes de récits présentés dans cette exposition cultivent la liberté de prolonger l’expérience vécue, de la re-situer. Une expérience du territoire où s’éprouve un ensemble de savoir-faire, activant autour et produisant avec, les ressources naturelles mises en commun. Il est question ici de faire sentir plusieurs voix et pratiques : la tentative de tracer une île, de lignes multiples composant avec la présence de chacun·e et la polyphonies des versions. »

Claire Laporte, directrice de la Gare, Centre d’art et de design, géré par l’Association Ultra

*Termes empruntés à Vinciane Despret (2015), Au bonheur des morts, récits de ceux qui restent. Ed, la découverte.

PODCASTS

CRÉDITS
Réalisation, montage et textes : Quentin Aurat
Prises de sons : Jon Haure-Placé et Quentin Aurat

Fabrication par les biomatériaux
Une proposition du Design Social Club (designer)

Les biomatériaux sont un enjeu majeur des nouveaux modes de production d’objets manufacturés. Résolument tourné vers le recyclage dans une démarche écologique et solidaire, l’atelier proposait d’expérimenter la compression de matériaux recyclés pour créer assiettes, gobelets et autres vaisselles de table. À l’aide d’une presse hydraulique équipée de moules chauffants, les participant·es ont réalisé une variété d’objets de table élémentaires fabriqués à partir de compressions de matériaux organiques récoltés sur l’Ile de Batz. Cette vaisselle biodégradable et éphémère suggère une expérience sensorielle complète de la conception à l’usage final. À partager collectivement, et pourquoi pas autour d’un repas !

Pierre Antoine (Design Social Club), en collaboration avec le designer Charlie Cann (Ultra), a produit des objets résistants dérivés des drêches des brasseurs locaux, d’autres ressources biologiques locales et de la transformation de plantes invasives trouvées sur la côte. Crédit : Ewen Chardronnet

Expérimentations culinaires
Une proposition de Joanna Wong (artiste culinaire)

Joanna est une artiste culinaire hongkongaise qui s’interroge sur le lien entre le goût de la nourriture et nos constitutions socio-culturelles, voire politiques. Manger est une affaire vitale mais participe aussi du développement de nos ancrages sociétaux. Par delà l’aliment, le goût, les saveurs, et tout ce qui nous transporte sensoriellement et émotionnellement. Les cuisinier·ères de cette semaine sur l’Ile de Batz nous proposaient de mélanger nos repères culturels liés au goût. À base d’algues, de plantes sauvages et autres ressources de l’île, ielles ont concocté une cuisine métissée, transgenre et située. Une expérience de déconstruction de nos habitudes liées aux saveurs.

Joanna Wong est une artiste née à Hong Kong qui s’intéresse aux êtres vivants à travers le monde du jardinage et de la cuisine, conçus comme une métaphore de la notion de culture et comme une tentative de façonner et de contrôler la nature. En jetant un regard neuf sur les liens entre l’art, la culture et la nourriture, Joanna Wong a invité les participants à explorer les processus à l’œuvre dans l’approvisionnement alimentaire d’ArtLabo Retreat, de la cueillette d’algues et d’herbes sauvages à la rencontre des agriculteurs de l’île, en passant par la cuisine collective dans la cuisine du camp. Crédit : Carine Le Malet

Cartes sensibles
Une proposition de Camille Bernicot (graphiste)

L’Ile de Batz est un petit territoire dont nous pouvons faire le tour à pied en assez peu de temps. L’intention de transcrire visuellement ces virées pédestres est née d’une double envie de donner à voir un regard subjectif sur le territoire, et l’occasion de fabriquer soi-même les encres végétales qui serviront à la mise en forme de cette transcription visuelle. La cartographie s’est construite avec cet objectif en tête, où chacun·une a projeté graphiquement dans un espace de rencontre et de situations. Par la technique de la sérigraphie, les auteur·ices/randonneur·euses/ceuilleur·euses ont su tirer parti des contraintes liées à ce mode de production très artisanal et expérimental pour nous partager leurs voyages graphiques.

Camille Bernicot (Ultra), graphiste sensible à l’accessibilité et à l’inclusion, a proposé la création d’une carte sensible du territoire de l’île de Batz avec les différents participants et artistes invités. La sérigraphie finale a été réalisée à partir d’encres végétales et minérales issues des éléments de l’île. Crédit : Elsa Ferreira

Fabrication d’hydrophones
Une proposition de Dinah Bird (artiste sonore)

Dinah Bird est une artiste sonore rattachée au collectif ∏node. Pendant la semaine, Dinah Bird, Julien Clauss et Nicolas Montgermont du collectif, accompagné de Quentin Aurat et Jon Haure-Placé, ont réalisé l’installation sonore « Say goodbye to the wind » sur les plages de l’Ile de Batz, à partir d’un cerf-volant porteur d’une antenne VHF, d’un microphone de contact piézoélectrique, et d’un hydrophone (microphone pour milieu aqueux). En annexe de cette expérience qui convoque différents écosystèmes acoustiques, Dinah a guidé les volontaires pour fabriquer leur propre hydrophone : le principe étant à la fois d’assurer l’étanchéité du micro, de réaliser ses connections électroniques, tout en adoptant un mode de fabrication peu coûteux basé sur le recyclage. Rapides et simples à réaliser, ces hydrophones DIY peuvent être ensuite plongés dans l’eau.

 » Say Goodbye to the Wind  » est une œuvre d’art sonore spécifique au site par le collectif p-node (Dinah Bird, Julien Clauss, Nicolas Montgermont, Quentin Aurat, Jon Haure-Placé). Ancré sur une plage de l’île, le cerf-volant plane à 100 mètres du sol. Un micro attaché à la ligne produit un bourdon évolutif, sonification directe de l’état du vent à cette altitude. Au bord de la plage, un hydrophone gargouille au fur et à mesure que la marée monte. A mi-hauteur de la ligne de cerf-volant, une antenne reliée à un scanner capte les communications du CROSS Corsen à 60 km à l’ouest, et l’intense trafic le long du rail d’Ouessant. Les voix bruyantes caractéristiques de la VHF se mêlent au flux et au reflux du vent et des vagues, formant un cadre ambiant génératif, un continuum venteux ponctué de reliefs liquides et d’irruptions bruyantes. La pièce a été diffusée en FM par un orchestre de radios disséminées sur la plage. Crédit : Dinah Bird

Découverte des algues et cueillette sauvage
Exploration avec Edouard Bal (ethnobotaniste, Cueilleur d’estran)

Edouard Bal accompagnait les participants sur deux après-midi de sorties en bord de mer et en sentiers intérieurs. Des plantes littorales aux plantes de chemins, les participant·es ont découvert les espèces emblématiques de l’Ile de Batz, guidé·es par les explications détaillées d’Edouard. Ici, il s’agit d’algues vertes, rouges et brunes… Certaines délicieuses, d’autres à éviter. Description botanique, vertus, usages culinaires ou médicinaux. Une découverte de la richesse de l’éventail végétal et algal de l’île sous forme d’une cueillette collective dont les fruits ne tardent pas à rejoindre nos assiettes.

L’ethnobotaniste Edouard Bal, de l’association locale « Cueilleur d’estran », a conduit un grand groupe de participants à deux promenades botaniques : la première pour observer et collecter des algues sauvages comestibles ; la seconde pour collecter des plantes sauvages comestibles. Les plantes récoltées ont ensuite été cuisinées dans le cadre de l’atelier animé par Joanna Wong. Crédit : Carine Le Malet

Panorama de l’ArtLabo Retreat 2023 par Arthur Barbe (vidéo, 10’05) :

Lire également notre compte-rendu dans Makery.

L’exposition « ArtLabo Retreat : Ecologies Insulaires » a lieu jusqu’au 30 Juillet 2024 à La Gare, Centre d’art et de design au Relecq-Kerhuon dans le Finistère. ArtLabo Retreat 2023 est une résidence coproduite par ART2M/Makery et La Gare, géré par l’association Ultra.

ArtLabo Retreat est membre du Feral Labs Network et a reçu le soutien de l’Union Européenne dans le cadre du programme Rewilding Cultures (2022-2026).

Les artistes Quentin Aurat, Jon Haure-Placé et Arthur Barbe sont soutenus par l’Antre Peaux (Bourges) et la Région Centre-Val-de-Loire dans le cadre du programme  » Transition écologique et résilience : les acteurs culturels s’engagent !  ».

La Gare est soutenue par la Drac Bretagne / Ministère de la Culture et de la Communication dans le cadre du programme Innovation territoriale, et par la Fondation Carasso.

 

Agriculture urbaine : le discours de la « French Method »

Formation "French Method". Credit: Fab City Grand Paris

L’association Fab City Grand Paris propose du 15 au 19 avril une formation en agriculture urbaine sur la « French Method » et vient de clore des recherches au long cours sur le sujet dans le cadre du programme européen CENTRINNO, un programme de 4 ans qui s’est achevé au 29 février. L’occasion de revenir sur la vaste littérature historique de la « French Method » avec Alexandre Mézard de Fab City Grand Paris, et ses invités, les spécialistes David Colliaux, analyste de grands corpus de manuels agricoles de la fin du 19e au Sony Computer Science Laboratories, et Christian Carnavalet, architecte paysagiste, agriculteur et agronome, auteur du livre ‘Le maraîchage sur petite surface : la French Method’ et directeur de l’Institut Moreau-Daverne de Cannes.

Alexandre Mezard

Entretien mené par Alexandre Mézard, transcription David Colliaux

La « French Method », aussi appelée maraîchage sur petite surface ou bio-intensif, est une approche qui combine les principes du maraîchage avec ceux de la permaculture pour optimiser les surfaces cultivées. Bien que cette méthode ne soit pas nouvelle, elle suscite un regain d’intérêt, notamment en France où elle était quelque peu oubliée. Elle est pratiquée par des « jardiniers-maraîchers » et connaît un engouement à travers le monde comme méthode pour réintroduire l’agriculture en milieu urbain afin de rapprocher la production alimentaire des consommateurs.

Cette approche agricole remonte à Jean-Baptiste de La Quintinie, créateur du Potager du roi à Versailles au XVIIe siècle, mais elle s’inscrit dans une tradition maraîchère française, notamment à Paris, et a été rationalisée par des maraîchers parisiens du XIXe siècle dans le but de maximiser les rendements sur de petites surfaces. Deux d’entre eux, Jean-Jacques Daverne et Jean-Guy Moreau, ont théorisé ces pratiques dans le Manuel pratique de la culture maraîchère de Paris en 1843, posant ainsi les bases de la « French Method ». Le manuel a été republié par de nombreuses maisons d’édition ces dernières années.

Mais pourquoi parler de « French Method » en anglais ? Le terme « French Method » est attribué à Eliot Coleman, un agriculteur, écrivain et enseignant américain, qui a popularisé cette approche aux États-Unis. Bien qu’il ne soit pas d’origine française, Coleman s’est inspiré des pratiques agricoles européennes, notamment françaises, lors de ses voyages et études sur les systèmes de culture intensifs et durables. Il a adapté ces concepts à la réalité agricole et climatique des États-Unis, en particulier dans sa ferme « Four Season Farm » située dans le Maine, en développant des techniques pour gérer les hivers rigoureux et en introduisant des innovations telles que les serres mobiles et les tunnels de culture pour prolonger la saison de production. Ainsi, sa ferme est devenue un modèle de viabilité du maraîchage sur petite surface et de production de légumes toute l’année, même dans des climats nordiques.

Alexandre Mézard : David, pourrais-tu te présenter rapidement ?

David Colliaux : Bonjour, je suis chercheur au Sony Computer Science Laboratories à Paris depuis 2016 et je travaille avec Peter Hanappe dans l’équipe Sustainability, Développement Durable en français. Notre domaine de recherche est celui des outils numériques pour l’agroécologie et dans ce cadre, nous participons au projet CENTRINNO, un programme de recherche financé par l’Union Européenne de régénération des friches industrielles historiques en lieu de production et d’innovation.

Alexandre Mézard : On parle beaucoup de passation de savoirs des maraîchers de génération en génération, il y a beaucoup de transmissions tacites, c’est-à-dire par la pratique : « j’observe, je m’approprie des choses, j’essaie de les répliquer, je me fais aider ». Il y a un moment vers la moitié du 19ème siècle où les maraîchers à Paris semblent se dire qu’au-delà de la transmission orale, il est nécessaire de capter ce savoir de manière écrite. Grâce à ce travail, aujourd’hui, on constate que ce savoir n’est pas tombé en désuétude. Et comme le décrit Sébastien Goelzer dans son livre Cultiver la ville, L’agriculture urbaine pour rendre la ville nourricière, il nous est revenu d’outre-Atlantique. C’est-à-dire que malgré l’inscription dans le marbre des manuels de maraîchage, il y a eu quand même une sorte de trou dans la raquette, qui fait que ces savoirs, en dehors d’une circulation parmi les exploitants eux-mêmes, a, pendant un temps, été un peu perdu pour le grand public. Ton travail consiste à rendre digeste cette matière textuelle et identifier ce qui doit être réactualisé, que ce soit en termes de texte ou de technique. Peux-tu nous dire ce qui a motivé l’analyse des textes des guides de maraîchage, notamment en utilisant des réseaux de neurones et d’autres méthodes de traitement automatique des langues ?

David Colliaux : Avant d’arriver à Sony, je ne connaissais de l’agriculture que ce qui venait de mes expériences de jeunesse lors de vacances dans la ferme de mes grands-parents ou lors de quelques travaux saisonniers dans les champs. Quand je suis arrivé, j’ai voulu me renseigner sur l’agroécologie. On en parlait beaucoup parce que Stéphane Le Foll était ministre de l’Agriculture à l’époque et il promouvait l’agroécologie. Pour me renseigner, j’ai vu que la ferme écologique du Bec Hellouin semblait une bonne source et, effectivement, ils avaient sept manuels de maraîchage du 19e siècle sur leur site web. En voyant que ces ouvrages rassemblés faisaient 3 000 pages, je me suis dit que je n’allais pas pouvoir lire tout ça. Il faudrait pouvoir choisir ce qu’il est important de lire, mais je ne savais pas à l’époque que c’est le livre de Moreau et Daverne qu’il faut lire en premier. Je me suis donc demandé ce que je pouvais faire pour savoir ce qu’il y avait dedans sans les lire. C’est un petit pacte avec le diable, où j’ai essayé d’esquiver la lecture des livres (C’est ce dont parle Franco Moretti dans son livre Distant Reading : “what we really need is a little pact with the devil: we know how to read texts, now let’ s learn how not to read them.”, ndlr). Au final, j’ai fini par en lire une partie. J’espère que notre travail peut aider à lire ces manuels plus facilement et à rendre plus accessible leurs contenus.

L’institut Moreau-Daverne. Droits réservés.

Alexandre Mézard : Christian Carnavalet, tu as fondé l’Institut Moreau et Daverne en hommage à ces deux maraîchers considérés comme d’importants fondateurs des pratiques maraîchères parisiennes. On voit que c’est un guide qui est à la fois un guide de savoir-vivre et de savoir-faire. Qu’est-ce que tu parviens à mettre en place sur ton exploitation ? Parviens-tu à garder la philosophie initiale qui est présentée dans ce guide ?

Christian Carnavalet : Oui, on essaye. Le livre de Moreau et Daverne, je l’ai d’abord lu parce que j’ai vu qu’il était partout sur Internet, comme on vient de le dire. Tout le monde y fait référence. Quand j’ai commencé à le lire, j’ai réalisé que le livre parlait de ce que j’ai appris à l’école quand j’étais gamin, et c’est ce que j’ai pratiqué en entreprise. Jusqu’en 1980, on enseignait toujours des techniques qui correspondent à ce qui se faisait il y a 150 ans. Par exemple faire le double bêchage, j’ai pratiqué le double bêchage au lycée agricole à Saint-Brieuc. On le faisait systématiquement. On faisait les couches chaudes, les semis directement dans les couches, manipuler les châssis, les paillassons comme au 19e siècle. Je l’ai pratiqué quand j’avais 15, 16, 17 ans. Jusqu’à ce qu’un jour, le patron me dise « Tu sais, Christian, la semaine prochaine, on va tout casser », et à ce moment-là, ils ont cassé les couches, on avait rangé tous les châssis, on avait roulé tous les paillassons. Je l’ai pratiqué, il me semble, tel que c’était indiqué dans le livre de Moreau et Daverne.

Un jour, j’ai un copain du même âge que moi qui me raconte son enfance à Villeneuve-Loubet, où ses parents étaient maraîchers. J’étais en plein dans le livre de Moreau et Daverne à ce moment-là, en train d’écrire mon propre livre. Je me dis « Mais ce n’est pas possible, il doit avoir une mémoire phénoménale, ce gars ! » parce que j’avais l’impression qu’il me récitait par cœur le livre de Moreau et Daverne. En fait, il me racontait sa jeunesse, la manière dont il travaillait, dont ses parents travaillaient. Au bout d’une heure, je lui ai dit « C’est incroyable ce que tu me racontes. C’est exactement ce livre que je suis en train de compulser en ce moment, de travailler, de regarder, de surligner de toutes les couleurs pour pouvoir bien l’apprendre, regarder ce qui se passe ». Il me dit : « C’est comme ça qu’on vivait, et puis on vivait très bien. » Tout cela existait encore il y a une quarantaine d’années.

Aujourd’hui, j’essaye de remettre cela en place, avec évidemment cet esprit de communauté. C’est ce que j’essaie de faire sur Cannes, on réapprend cette technique-là, enrichie de tous les apports de la modernité. Je crée aussi maintenant une coopérative pour lier tous ces jeunes, mais aussi les moins jeunes, parce qu’il y a beaucoup de personnes qui ont dépassé la quarantaine, qui approchent 60 ans et qui viennent se recycler. Donc j’essaye de garder cet état d’esprit là, forcément.

Alexandre Mézard : Donc, pas de perte, c’est plutôt du savoir ancré. Et par exemple, là je m’adresse à David, tu recherches des explications causales dans ce guide et dans d’autres ouvrages. Tu travailles avec une dizaine de guides, c’est ça ?

David Colliaux : Oui, enfin, dans ce que j’appelle le corpus 1, il y a 7 guides. Ce sont les 7 que j’avais trouvés sur le site de la Ferme du Béc Hellouin. Et dans le corpus élargi, il y a 21 guides.

Alexandre Mézard : Avec cette approche globale tu essaies de déterminer des récurrences ? Cela consiste en quoi ?

David Colliaux : L’idée de regarder les paires de causes-conséquences ne vient pas de moi, c’est quelque chose qui était déjà travaillé dans l’équipe Langage à Sony CSL – Paris. Ils étudiaient, par exemple, comment les économistes expliquent les causes d’inégalités économiques. Et donc, en discutant avec eux, je me suis dit que c’était intéressant de chercher les paires de causes-conséquences dans les textes du corpus. Un peu naïvement je me disais que cela nous permettrait de comprendre, peut-être, des aspects de la biologie des plantes en examinant toutes ces paires de causes-conséquences. Il se trouve que c’est plus compliqué que cela, parce qu’il y a des causes qui sont juste du type « ces légumes ne se vendent pas, donc on ne les cultive pas ». Donc ici ce n’est pas une cause biologique qui est en jeu. Il y a de nombreux types de causes, et donc, dans les manuels de maraîchage, les paires de causes-conséquences ne sont pas uniquement liées à de la science agronomique et biologique. Ce n’est pas simple à extraire, et encore moins à classifier, mais c’est possible. En tout cas, c’est ce qu’on essaye de développer : des outils pour pouvoir extraire les relations de causalité, avec un intérêt particulier pour celles liées à la biologie des plantes.

Alexandre Mézard : Je pense que ton travail est nécessaire pour garder vivace ce patrimoine de techniques variées, pour pouvoir le réactualiser. Et ce dernier aspect est encore à mener.

David Colliaux : Exactement. Donc je suis parti de la question que tu m’avais posée puisque c’est toi qui l’as formulée, Alexandre : « Comment rendre lisible ce patrimoine agricole pluriel ? » Une lecture de la question serait : ces manuels sont-ils lisibles ? Faut-il les rendre lisibles ? Je ne pense pas. Ils sont tout à fait lisibles et même plutôt bien écrits. La question, comme je l’ai interprétée, c’est : comment rendre lisibles ces manuels pour les machines, avant de les rendre partageables pour les humains ?

Pour situer un peu le contexte, dans le cadre des travaux de recherche que nous menons dans l’équipe développement durable à Sony CSL Paris, nous nous intéressons aux outils numériques spécifiques à l’agroécologie. Peter Hanappe s’intéresse aux outils, et aux plantes, dans un second temps, et quant à moi, je m’intéresse aux maraîchers, à leurs connaissances et leurs pratiques. Il y a déjà des travaux existants un peu dans le même esprit. On peut notamment citer le travail de Kevin Morel de l’INRAE, qui est responsable du projet MESCLUN. C’est un projet où sont développés des outils pour aider à partager les connaissances d’aujourd’hui avec la « Serre des Savoirs » . Mon travail est plutôt de développer des méthodes pour retrouver les connaissances du 19e siècle.

Figure 1 : Pages de garde des manuels de maraîchage qui constituent le corpus GOM (Good Old Manuals). Les textes étudiés sont pour l’instant restreints aux 7 ouvrages de la première ligne (GOM 1). Les détails sur chaque ouvrage (titre, auteur, date, …) sont disponibles dans la liste des ouvrages.

Le corpus, on l’appelle le « Good Old Manuals » (GOM), il est composé de 21 livres sur le maraîchage. Pour l’instant, dans l’analyse du texte, je n’ai regardé que les 7 premiers (sur la ligne du haut en Figure 1). Dans le reste du corpus, il y a certains livres qui ont des pages un peu jaunies. Cela rend la reconnaissance de caractère plus compliquée. Au moins, sur les 7 premiers, j’ai un texte qui est à peu près propre. Je n’y suis pas encore sur le reste du corpus.

Figure 2 : Échantillon de figures extraites du corpus GOM. La structure de chaque page est analysée avec un réseau de neurones permettant de détecter les objets (du type R-CNN). Ce détecteur permet d’identifier les zones de la page occupées par une figure, un paragraphe, un titre ou un tableau.

La première chose à faire, sur chaque livre, c’est de regarder les pages et la structure des pages, d’extraire les images notamment mais aussi les tables et les paragraphes. Vous voyez, en figure 2, j’ai essayé de prendre un extrait un peu diversifié des images qu’on trouve dans les 21 manuels. C’est intéressant, par exemple, dans le manuel d’Isidore Ponce, on a carrément les plans de la ferme (deuxième figure de la ligne du haut en Figure 2). On pourrait donc reproduire la ferme d’Isidore Ponce, si on voulait ! Il y a aussi des pubs, notamment pour Vilmorin-Andrieux. On trouve des images d’outils, quelques unes d’animaux, d’insectes principalement, des images qui détaillent la disposition des plantes sur la planche de culture, vraiment à la plante près. Je dois dire qu’il y a beaucoup d’images de plantes, on voit par exemple, sur la ligne du bas au milieu, une scarole qui est liée. J’ai aussi trouvé une image où un humain est représenté. La deuxième image sur la ligne du bas en Figure 2, c’est historien et anthropologue Jean-Michel Roy, spécialiste du maraîchage en Île-de-France, qui m’a dit d’aller la voir dans le manuel de Jules Curé, qui je crois date de 1918. C’est le seul manuel du corpus où j’ai fait une entorse à la règle que les manuels devaient être publiés au XIXe siècle parce que je voulais inclure cette image et quelques autres issues de ce manuel. Jean-Michel Roy m’a aussi conseillé de faire deux groupes d’auteurs. Un groupe qui est plus centré sur les auteurs qui parlent par leurs connaissances, donc les professeurs, les agronomes, et un groupe qui serait plus des praticiens : les horticulteurs, les grainetiers et les maraîchers. C’est les deux colonnes sur les côtés de la Figure 3 suivante. Et on peut regarder les gens qui sont mentionnés par les auteurs de ces manuels, on retrouve des précurseurs de l’agronomie en France et en Europe.

Figure 3 : Graphe de citations les plus fréquentes dans GOM 1. Les personnes mentionnées sont sur la colonne du milieu et les auteurs de manuels sont sur les colonnes latérales. Les noms des personnes sont marqué en violet lorsqu’ils sont plutôt du côté des connaissances (professeurs, savant, …) et en jaunes lorsqu’ils sont plutôt du côté des pratiques (maraîchers, horticulteurs, grainetiers,…).

Si on regarde dans Moreau et Daverne, en particulier, ils ne citent pas beaucoup les grands agronomes, biologistes ou maraîchers. Ils citent M. Gontier qui est un maraîcher nantais qui a été parmi les premiers à utiliser le thermosiphon et Louis-Étienne et Héricart de Thury qui est un des fondateurs de la Société nationale d’horticulture de France.

On peut aussi regarder quels sont les lieux qui sont mentionnés dans ces manuels. Et donc, comme j’ai pris des manuels principalement sur les pratiques maraîchères de la région parisienne, c’est la région parisienne qui est la plus citée. Et on voit aussi qu’il y a la région lyonnaise, les Alpes, la Provence et la Bretagne. Et, sur la Figure 5, seulement les lieux en France sont visibles, mais il y a aussi de nombreux lieux mentionnés ailleurs dans le monde.

Figure 5 : Carte représentant les usages de noms de lieux dans le corpus GOM1. La taille des cercles est d’autant plus grande que le nom de lieu est mentionné fréquemment (cette relation n’est cependant pas linéaire). Les types de mention ne sont pas représenté et il est pour l’instant difficile de distinguer les mentions de nom de lieu qui désigne une variété de plante de celles qui correspondent à une description des pratiques dans ce lieu.

Je n’en suis pas encore au point où je peux dire pourquoi le lieu est cité : est-ce qu’on parle des oignons de Roscoff, par exemple ? Ou est-ce que le lieu est cité parce qu’on parle des pratiques de cette région ? Donc ça sera un peu compliqué à démêler. C’est sûr que beaucoup, beaucoup des noms de lieux apparaissent pour dire que telle variété de légumes vient de telle région mais il y a aussi beaucoup de commentaires sur les pratiques attachées à telle ou telle région. Ce n’est pas uniquement des mentions des espèces légumières.

Ensuite, j’ai regardé les verbes. Notamment les verbes qui sont spécifiques au maraîchage. On peut comparer à quel point un verbe est plus fréquent dans le corpus GOM que dans des textes généraux du 19ème siècle. La taille des caractères, dans la figure 6, montre à quel point le mot est spécifique des manuels de maraîchage. Ceux qui sont en rouge, ce sont ceux qui ne sont pas dans le dictionnaire que j’ai utilisé, ceux-là sont ceux qui sont encore plus spécifiques au corpus GOM.

Figure 6 : Nuage des verbes les plus fréquents dans le corpus GOM 1. Pour les mots marqué en jaune, la taille du mot est lié de façon non-linéaire mais monotone au rapport (Fréquence d’occurence dans GOM)/(Fréquence d’occurence dans FRANTEXT), Frantext étant un grand corpus de texte généraliste du français. Ceci permet de représenter à quel point un mot est spécifique au corpus GOM. Pour les mots en rouge, qui ne sont pas présents dans le corpus FRANTEXT, la taille de police est fonction de la fréquence d’occurrence du mot dans le GOM.

On peut ensuite regarder le sens de ces verbes. Par exemple, le verbe « coiffer », dans le corpus GOM, n’est pas utilisé dans le sens usuel qu’on a aujourd’hui. On voit dans la Figure 7 qu’il est souvent associé au mot « lié », le sujet est souvent « les romaines », il est plutôt utilisé dans une forme réflexive : c’est « les romaines » qui se coiffent. « Les romaines » ce sont les laitues romaines. En regardant le contexte de cette façon, on peut comprendre un peu du sens des mots. Notamment, si on a deux mots qui ont souvent le même contexte, on peut se dire qu’ils sont proches du point de vue du sens.

Figure 7 : Contexte associé au mot « coiffer » dans le corpus GOM 1.
Figure 8 : Carte sémantique des verbes les plus spécifiques au corpus GOM 1. Cette carte a été obtenue après réduction de la dimension de dimension (UMAP 2D) des plongements issus du modèle Word2Vec entraîné sur un grand corpus (33GB) de français . Le modèle est issu des travaux de l’équipe DaSciM (fr_w2v_fl_20).

On peut ainsi construire des cartes où on positionne les mots de sorte qu’ils soient proches des mots qui ont le même sens, qui ont le même contexte. Dans la Figure 8, j’ai pris la partie de la carte qui a le plus de points verts. Les points verts correspondent aux mots spécifiques au corpus de maraîchage (GOM), c’est-à-dire que ces mots apparaissent plus fréquemment dans le GOM que dans un corpus générique (Frantext). On voit qu’on trouve dans une même région de la carte : « tailler », « palisser », « semer », « cercler », « ensemencer ». Tout ça, ce sont des mots qui sont proches du point de vue du sens. Ça peut être utile, par exemple, si on veut classer tous les paragraphes d’un manuel. S’il y a beaucoup de mots qui sont dans cette région de la carte, c’est un paragraphe qui parle d’une pratique, d’une action effectuer par le maraîcher sur les plantes, dans le champ. S’il y a les mots sont plutôt du côté de la région de « fleurir », « pommer », c’est plus un paragraphe qui décrit un processus biologique de la plante.

Alexandre Mézard : Le palissage, c’était la technique qui permettait à l’arbre, par une taille, de pousser dans une forme en candélabre, par exemple.

David Colliaux : Il faut comprendre que dans cette carte sémantique en Figure 8, certains mots sont absents. Par exemple, « nuiler », je ne sais pas si ça parle à des gens, mais j’ai eu du mal à trouver le sens. En fait, la meilleure méthode pour trouver le sens de ce mot, c’est d’essayer de le comprendre par la lecture des manuels parce que sur Internet, il semble que personne ne sait ce que ça veut dire. Mon impression, après lecture, c’est que ça décrit une sorte de rabougrissement de la plante. On peut dire qu’elle fond aussi, elle perd de sa tonicité.

Figure 9 : (Haut) Fréquence d’occurence par page des termes “arroser” (rouge), “arrosemen(t)s” (noir) et “arrosasge” (gris). (Bas) Evolution de la fréquence des mots “arrosage” et arrosemen(t)s” dans le corpus Gallica de la BNF (Accessible par l’API de Gallicagram) et Google Books (Accessible par l’API Google N-grams) lors de la période 1780-1920.

On peut aussi regarder sur un mot spécifique la fréquence d’utilisation de ce mot dans les différents manuels. Par exemple, on peut comparer du verbe ou de la forme nominale, lequel est plus utilisé. En Figure 9, j’ai pris « arroser ». On voit que Moreau et Daverne utilisent beaucoup plus le verbe « arroser », comparativement au nom que les autres auteurs du corpus, Desmoulins ou Courtois-Gérard, par exemple, qui sont aussi des maraîchers. On peut aussi comparer l’usage des différentes variations de la forme nominale d’« arroser »: on a « arrosement » et « arrosage » et il y a des variations orthographiques parce qu’on peut mettre un « t » ou pas à « arrosemen(t) ». Ces deux formes nominales sont utilisées à peu près de manière égale. Et si on regarde dans un corpus énorme issu de Gallica (BNF), ou dans le corpus de Google Books, qui est encore plus gros mais un peu moins propre, c’est justement qu’au XIXe siècle que les deux termes coexistent avant, en 1900, que « arrosement » disparaisse au profit d’« arrosage ».

Alexandre Mézard : Ça, typiquement, cette analyse-là, est-ce que tu penses que ça peut être utilisé pour faire des études comparées. La fréquence d’un verbe, comme « arroser » qui est beaucoup plus fréquent chez Moreau et Taverne, est lié à leur environnement ou est-ce c’est juste par rapport à leur manière d’envisager les pratiques maraîchères ?

David Colliaux : Par exemple, on voit que de Combles, qui est aussi parisien, ne parle presque pas d’arroser/arrosage/arrosemen(t), donc je ne suis pas sûr que ce soit lié à la géographie et j’interprète plutôt cela comme une préférence des auteurs de parler de l’arrosage. Ce que je voulais dire, c’est que le verbe chez Moreau et Taverne est plus utilisé que le nom. Ça donne l’impression que Moreau et Taverne sont plus dans une description vraiment pratique que Courtois-Gérard et Desmoulins qui, eux, utilisent plus facilement le nom. Pourtant Courtois-Gérard et Desmoulins ont aussi le terme « manuel pratique » ou « guide pratique » dans le titre de leur livre. Mais ce n’est pas pareil de dire « on arrose les plantes plutôt le soir » que de dire « l’arrosage se fait plutôt le soir ». Il y a un côté plus engageant et plus pratique quand on utilise le verbe.

 

Figure 10 : (Haut) Extrait du manuel de Moreau et Daverne. Les déclencheurs du cadre de causalité sont marqués en rouge, la cause est marqué en bleu et la conséquence en violet. (Bas) Graphe de connaissance construit à partir de l’analyse du paragraphe ci-dessus.

Pour en venir au cadre de causalité qu’on détecte, on repère d’abord les déclencheurs du cadre de causalité, c’est le terme en linguistique. Le verbe « détermine », dans la Figure 10 (Haut), ça suppose que le sujet de « détermine » est la cause et que l’objet de « détermine » sera la conséquence. C’est assez facile de détecter la cause et la conséquence dans ce cas-là. Donc là, Moreau et Daverne disent que si on arrose les salades avec de l’eau froide, à certains moments de leur croissance, et s’il fait très chaud dehors, ça peut les faire pourrir. Ça, c’est de la biologie, et c’est même assez fin comme description de la biologie. Et donc, comment représenter pour un ordinateur ce genre de connaissances ? On construit des graphes de connaissances, comme en Figure 10 (Bas), où on va mettre en relation les différents éléments. C’est un réseau de causalité qui est assez complexe à représenter, parce qu’au delà de la température, ils parlent aussi de grand soleil : il ne faut pas arroser avec de l’eau froide quand il fait grand soleil. Un grand soleil est assez facile à situer dans le temps, le soleil à midi ou début d’après-midi, l’été, mais c’est plus difficile de rendre objectif pour un ordinateur « quand les romaines sont près de se coiffer » ou « quand les scaroles et les chicorées sont bonnes à lier et que leur cœur s’emplit », c’est le temps de la plante.

Comme tu m’avais posé la question « comment rendre les manuels lisibles ? », c’est à mon tour de te poser une question. Une fois qu’on a toutes ces visualisations, quelles seraient les bonnes interfaces pour les rendre disponibles ? Parce que peut-être si un historien veut chercher l’usage d’un mot en particulier, je peux faire de mon côté la recherche et lui envoyer les résultats. Mais si on veut qu’il n’y ait pas besoin que je sois dans la boucle pour analyser un aspect spécifique des manuels, est-ce que c’est mieux de créer un moteur de recherche, un site web ou si on veut une plus grande diffusion, un livre ou un jeu ou quelque chose comme ça ? Je ne sais pas si tu as une idée là-dessus.

Alexandre Mézard : En tout cas, je vais répondre par ton introduction, c’est-à-dire que je pense que comme toi, tout le monde est une feignasse. L’interface n’est pas la solution. Après, comme tu l’as dit toi-même, tu partais avec un a priori qui était que tu ne voulais jamais lire 3 000 pages, et puis finalement, dans le cadre de ton travail, tu t’es rendu compte que c’était pas mal de lire. Il y a aussi ça, c’est-à-dire le fait de naviguer dans un camp, une posture de connaissance et une posture pratique. Donc, la réponse, on le voit dans tout le savoir-faire technique, c’est la difficulté de faire sans accompagnement d’une personne qui sait, par la pratique, ce qui est quasiment impossible à modéliser par écrit. Je pense que même quand on revient sur des livres de maraîchage qui nous viennent, c’est la première question qui tourne quand il s’agit de transmettre un savoir. C’est-à-dire que le pouvoir de transmettre un savoir pratique vient de la personne. Donc, c’est une vaste question. Peut-être que Christian pourrait en parler plus.

Christian Carnavalet : Oui, par rapport à votre arrosage et le fait qu’il ne faut pas arroser les salades en plein été quand il fait chaud. Ça, c’est quelque chose qu’on apprend sur le tas très, très vite. Tout maraîcher le sait, même les petits amateurs.

David Colliaux : Est-ce que vous savez pourquoi ?

Christian Carnavalet : Ces plantes ont un feuillage extrêmement fin, finalement. Quand on va leur mettre de l’eau sur le feuillage, l’eau va chauffer et va permettre de développer les champignons. Donc, c’est simplement la concordance entre l’humidité et la chaleur qui fait que des champignons pathogènes vont se développer. On a changé sur la surface des feuilles ce qu’on appelle aujourd’hui le potentiel redox. La maladie est une conséquence de ce changement d’état qui fait que l’humidité importante permet à certains champignons comme les pythium, les botrytis et autres de se développer.

David Colliaux : Est-ce qu’on sait à quel moment les salades romaines se coiffent ou à quel moment les scaroles et les chicorées sont bonnes à lier ?

Christian Carnavalet : Quand elles sont bonnes à lier, on les ferme. L’eau a la possibilité de stagner. Une jeune salade qui a ses feuilles enlevées, qui a juste sa tige principale et qui n’a pas encore formé son cœur, si je bassine par-dessus, l’eau va tomber au sol, tandis qu’à partir du moment où la salade va commencer à se pommer, on va commencer à les fermer, on crée des entonnoirs où il n’y a plus d’issue et l’eau va rester. En hiver ça va, on bassine nos plantes. Mais à partir du moment où la température monte, cette eau qui stagne, chauffe. On change ainsi les conditions physiologiques de ces micro localisations, et dès lors, des champignons se développent, automatiquement, parce qu’ils sont sur la plante, sur les feuilles. Même après avoir laver une salade, on va tout de même manger des champignons qui restent dessus. Il y a une quarantaine de champignons différents qui vivent sur les feuillages des plantes et qui attendent un instant propice pour se développer. Et cet instant propice, c’est quand, effectivement, la physiologie de la plante fait que l’eau stagne.

Alexandre Mézard : En fait, j’ai la réponse à ta question sur les interfaces, on digitalise les manuels et on extrait ce genre de fait, ensuite on crée des petits didactitiels à chaque fois, des petites fenêtres, où c’est Christian qui va expliquer en vidéo. Il y a un peu de travail sur 3000 pages, mais je pense qu’on tient quelque chose. Merci à vous deux !

Fab City Grand Paris propose une formation à la French Method du 15 au 19 avril 2024.

En savoir plus sur David Colliaux du Sony Computer Science Labs et l’Institut Moreau-Daverne de Cannes.

NØ School : Apprendre à s’émanciper du capitalisme 

NØ © Maxence Grugier

Depuis 2019, les artistes Benjamin Gaulon et Dasha Ilina tiennent chaque juillet à Nevers, en Bourgogne, la NØ School, une école alternative. Pendant deux semaines, des étudiants, artistes, designers, makers, hackers, activistes ou éducateurs suivent ateliers, conférences et rencontres pour repenser les impacts sociaux et environnementaux des technologies – et mieux imaginer un modèle hors du capitalisme et de la pensée extractiviste. Les deux fondateurs nous expliquent leur vision alors qu’ils préparent l’édition 2024.

Elsa Ferreira
Benjamin Gaulon et Dasha Ilina. © No School

Makery : Si la NØ School n’est pas une école, alors qu’elle est-elle ?

Benjamin Gaulon : La NØ School enseigne des choses différentes que les écoles dites classiques. Nous refusons un certain nombre de choses, notamment en rapport avec l’imaginaire des technologies, au modèle qui nous est imposé et qui est transmis. Dans beaucoup d’écoles, il est difficile d’avoir un discours critique des technologies ou du capitalisme. La NØ School est née de ce constat, avec l’idée d’associer les misfits des technologies – des artistes, des designers, des makers, ou même des gens qui travaillent dans les nouvelles technologies. De nombreux participants viennent de la tech et se rendent compte que ce n’est pas ce qu’ils ont envie de faire et qu’ils ne sont peut-être pas du bon côté de la question. Même si on respecte les choix de chacun – il faut bien payer son loyer et on ne fait pas toujours ce qu’on veut. Nous offrons un cadre différent et nous amenons une sorte de refus sur ces sujets et thématiques – c’est ça, le « NO » de la NØ School.

Dasha Ilina: Ce n’est pas que la NØ School n’est pas une école, mais plutôt une école atypique. Toutes les activités que nous proposons commencent par NØ, mais elles restent ce que nous les appelons. Un NØ Talk reste une conférence, tout comme un NØ Workshop reste un atelier. Il ne s’agit pas de nier le format de l’école lui-même mais d’essayer de le repenser différemment, à notre manière. Au fil des années, on se rend compte que ça devient de plus en plus un camp d’été pour adultes. On passe tout notre temps ensemble, on mange ensemble, il n’y a pas grand-chose à Nevers qui nous distrait. Une autre chose qui nous différencie est l’absence de hiérarchie. Les participants ont souvent énormément de compétences et d’expériences. Il y a beaucoup d’enseignants ou de doctorants. C’est une sorte d’école pour les profs !

No School Nevers dans la rue. © Recyclism

Vous êtes-vous plongés dans les méthodes et outils pédagogiques et ce qu’ils portent ? Quel est votre rôle dans cet espace d’apprentissage ?

B G : J’ai enseigné en Irlande pendant 7 ans. Le système anglo-saxon est différent du système français, il y a une forme d’encouragement plus valorisé par rapport à un système français plus répressif, où on n’encourage pas tellement l’erreur ou l’expérimentation.  

J’enseigne dans des contextes différents : des écoles d’ingénieurs, à Science Po, à Centrale, l’ENS… J’essaie d’amener ces méthodes et pratiques. Ce qu’on fait à la NØ  School sert ailleurs, et inversement. Mais, [lorsqu’on intègre ces méthodes alternatives], cela reste toujours à la marge, en workshop par exemple. Nous sommes dans un monde où les élèves doivent devenir des acteurs productifs d’un monde productiviste qui vise la croissance. De notre côté, nous parlons davantage de décroissance, nous interrogeons la notion de production, de ressources (VOIR ENCADRÉ). Il commence à y avoir des choses qui abordent ces questions-là dans le monde académique, on n’est pas les seuls à le faire, mais pour nous c’est important.  

A la No School, nous avons un fort rapport à la pratique et à l’expérimentation, au Faire. On fait d’ailleurs très peu de cours théoriques purs. L’idée est de produire des choses ensemble, en collectif, de collaborer, de créer une communauté, d’échanger…

D I : Contrairement à Ben, je démarre ma carrière dans l’enseignement, je n’ai commencé à enseigner dans une école d’art que l’année dernière (et c’est drôle parce que je donne un cours théorique sur l’histoire de la culture numérique). Mais j’ai commencé à mener des ateliers quand j’étais encore étudiante, j’ai donc beaucoup appris sur la manière de transmettre des connaissances et des compétences dans ce cadre. La NØ School, qui ne dure que deux semaines, est entièrement basée sur des ateliers, et c’est aussi quelque chose que nous aimons beaucoup – donner la possibilité d’expérimenter différents outils et pratiques afin que les participants puissent déterminer eux-mêmes ce qui leur plaît le plus.

Concert de Screaming Minerals. © Dasha Ilina

Quelles compétences ont appris vos élèves ?

B G : Nous sommes dans des pratiques où l’on a besoin de savoir faire toutes sortes de choses : du code, de l’électronique, du graphisme, des actions dans l’espace public.

A la NØ School, nous nous penchons beaucoup sur le live coding. C’est ce qui fait de plus intéressant dans le domaine du code créatif et c’est une façon plutôt ludique et immédiate d’apprendre : on voit tout de suite ce qu’on fait et on fait ce qu’on voit. C’est aussi une pratique qui entre dans les valeurs de transparence et d’open source.

Côté art sonore, électronique, nous organisons des ateliers autour de la création d’objets sonores à partir de composants électroniques. C’est aussi une bonne façon d’aborder l’électronique et de comprendre un circuit de A à Z.

Il y a les questions d’obsolescence programmée, de soin, de maintenance, de réparation, que je porte depuis longtemps dans ma pratique, tout comme d’autres artistes comme Teresa Dillon, Disnovation, Garnet Hertz, Fred Paulino… On explore ces thématiques au travers du circuit bending, du hacking, de la réparation mais aussi du tech mining, une sorte d’extractivisme technologique. 

Nous sommes très orientés sur le hardware puisqu’il fait partie intégrante des technologies qu’on utilise. L’archéologie des médias par exemple est une thématique importante de la No School. C’est un domaine de recherche académique, proche des repair studies, qui analyse l’évolution de l’histoire des technologies et des médias par le hardware et leur physicalité. Pendant très longtemps une technologie en poussait une autre via le hardware – même si aujourd’hui cela change et le software prend parfois le dessus, par exemple avec l’IA. Ce qui nous intéresse est de constater qu’il y a toutes ces ressources, ces machines produites depuis 60 ans, et se demander ce qu’on en fait. Au lieu de les jeter, peut-on en faire quelque chose ? Les détourner, en extraire des composants…

« Postgrowth Toolkit », Disnovation.org © Grégoire Edouard

D I : Ma pratique personnelle est moins axée sur l’obsolescence ou les déchets électroniques mais davantage sur l’impact social des technologies. Les artistes que j’invite explorent comme moi comment la technologie impacte nos relations, la société, mais aussi quel genre d’alternatives on peut avoir. Par exemple, l’année dernière Davide Bevilacqua et Onur Olgaç de l’organisation autrichienne servus.at sont venues montrer des alternatives libre et open source aux logiciels produits par les GAFAM. En Autriche, ils ont un centre d’hébergement de données qui accueillent la data des artistes et associations et ils nous ont expliqué ce qu’implique d’héberger ses propres données. Outre l’hébergement de votre site web, Servus propose une série d’outils alternatifs à la G Suite, par exemple, qui respectent et soutiennent votre vie privée. Je pense que cette pratique d’hébergement dans des petits data-centers gérés par des gens qui sont conscients de vos données et votre vie privée est quelque chose qui va devenir de plus en plus important avec la popularisation de l’IA. La plupart d’entre nous ne réalisent pas vraiment comment nos données peuvent être utilisées contre nous par la Big Tech, mais peut-être que l’activité de l’IA en donnera une image peu flatteuse. Jusqu’à présent nos données ont été principalement utilisées pour nous vendre de la publicité, mais cela change car nos messages, images, textes sont utilisés pour créer un nouveau contenu en ligne et je m’attends à ce que des violations de la vie privée soient inévitables. Peut-être que c’est une vision un peu naïve de ma part : les nouveaux outils sont normalisés si rapidement qu’il semble que nous n’ayons plus vraiment le temps de remettre en question leur utilisation. C’est pour ça que ce genre d’ateliers et projets artistiques sont importants pour mettre en lumière ces problématiques. 

Cette année, on accueille Roos Groothuizen. Elle travaille sur la surveillance, l’utilisation des données par les GAFAM, comment elles sont utilisées. Elle interroge aussi la façon de communiquer autour de ces enjeux [et prend le parti du ludique] à travers des installations artistiques inspirées par des jeux. L’une de ses œuvres par exemple consiste en un Casino où il faut payer avec ses données. 

La ligne directrice est le « critical making ». Pouvez-vous nous expliquer cette double exigence de la critique et du faire ?

B G : A Dublin, j’ai créé le Recyclism Hacklab, basé sur cette idée du critical making. Le terme a été repris par Garnet Hertz, mais il est de Matt Ratto [qui a créé le Critical Making Lab]. Il y a une dizaine d’années, le mouvement maker était en pleine explosion mais il manquait cruellement de regard critique sur les technologies. C’était un peu « regardez cette imprimante 3D, cet Arduino», sans prendre en compte la façon dont ces objets étaient produits, le fait que Make magazine de O’Reilly Publication était financé par la DARPA, [l’agence de développement des technologies militaires du gouvernement américain]. Garnet Hertz a fait un livre, Disobedient Electronics : Protest (Hertz, 2016), dans lequel il a publié des projets d’artistes autour de l’utilisation des technologies critiques.

Pour nous cette approche est très importante, même si tous les artistes que l’on invite ne sont pas nécessairement critiques – on a aussi des gens dans la pratique expérimentale. Par exemple, nous n’avons pas de workshop d’IA, parce qu’il y a trop d’enjeux négatifs liés à ce sujet. 

Le texte de Benjamin Gaulon pour « Critical Making ». © Critical Making (capture d’écran)

D I : Sur l’IA, ce n’est pas qu’on ne va pas aborder ces questions-là, seulement on ne souhaite pas utiliser ces outils portés par de grosses entreprises qui aspirent nos données sans que l’on sache où elles vont. Les outils d’IA entraînent simplement trop de coûts environnementaux et humains négatifs pour que nous puissions justifier leur enseignement à l’école NØ. Il y a plein de projets qui critiquent l’IA en utilisant ces mêmes outils. Pour l’instant, nous n’avons pas trouvé de manière d’aborder le sujet de manière cohérente en atelier, mais cela ne veut pas dire qu’on va éviter le sujet pendant l’école.

B G : Quand au Faire, pour comprendre quelque chose, il faut savoir comment ça marche. Il faut le démonter, l’ouvrir, regarder à l’intérieur. La plupart des artistes qu’on invite portent ces questions-là : comment s’approprier les outils, ne pas être de simples utilisateurs, construire son circuit…

Les gens sont enthousiastes de faire des choses avec leurs mains. Il y a quelque chose de gratifiant dans un monde d’écrans de faire quelque chose de physique et de repartir avec. C’est cathartique et méditatif de souder et de réfléchir en faisant.

Qui sont vos élèves et qu’attendent-ils de vous ?

B G : Je pense qu’ils n’attendent pas que de nous. A la No School, ils rencontrent une communauté – c’est comme dans toute école, on tire souvent plus des gens avec qui on est, de ses pairs, que de ses professeurs. Il y a vraiment un côté cohorte, un esprit de groupe qui se forme chaque année.

Une des raisons pour laquelle on a lancé ce projet, c’est aussi parce que lorsqu’on est artiste dans une pratique depuis un certain temps, on est souvent seul. Il est difficile, à part ses amis proches, d’avoir des discussions sur son travail, de prendre le temps d’avoir du feedback, de réfléchir ensemble sur des sujets. Le but est aussi d’avoir un endroit pour discuter avec des gens aux intérêts similaires. Ces liens perdurent. Des participants sont devenus intervenants, d’autres reviennent chaque année. Il y a un côté club social, colo.

Comment vous choisissez qui va venir ou non ?

D I : On ne choisit pas. On se dit que si vous avez envie de venir et de payer pour participer à cet événement assez niche, c’est que vous avez votre place !

B G : On refuse de faire une sélection. Mais on parle avec tout le monde en vidéo parce qu’on veut être sûr que la personne sait vers quoi elle va.

On a eu des profils très différents, très étonnants. En 2021 en sortant du Covid on a eu pas mal d’américains, quelqu’un de la finance, un bibliothécaire. A chaque fois, il s’agissait de gens hyper intéressants et motivés. On a aussi quelques personnes qui ont quitté leur travail après la No School et ça, c’est un signe de succès !

Qu’en est-il de votre modèle économique ?

B G : On a des subventions du département de la Nièvre, de la région et de la DRAC Bourgogne Franche-Comté – notamment pour organiser le festival NØ Return pendant lequel les projets des participants sont présentés au public – qui nous permettent de réduire les coûts de la participation à 50% du coût réel de participants. 

Le prix est donc de 135 euros par jour, ce qui inclut 3 repas, hébergement, workshops et conférences avec des intervenants venant du monde entier, ce qui est loin d’être cher. Cela représente effectivement un investissement sur soi, et ce qui correspond à notre audience de professionnels et d’adultes. 

D I : Cependant, chaque année, nous avons une place que nous sponsorisons entièrement ou en grande partie pour un ou plusieurs participants que nous aimerions vraiment voir dans NØ School mais qui n’ont pas les moyens de participer. La question d’accessibilité est très importante pour nous, mais pour l’instant on n’a pas de solution pour rendre notre école moins chère ou gratuite sans compromettre nos valeurs et notre vision de l’école. Étant artistes nous même, il est important pour nous de bien payer nos intervenants. Mais nous espérons pouvoir partager nos compétences et connaissances d’une manière plus accessible parce que la participation sera gratuite ou rémunérée à travers des projets partenaires.

La techno-critique commence à faire son chemin dans le discours dominant : aujourd’hui, les nouvelles technologies ne sont plus appréhendées comme une nouveauté cool mais sous leurs impacts sociétaux et environnementaux possibles. Il y a même des lois pour réguler l’empreinte environnementale du numérique ou pour favoriser la circularité des objets électroniques. Est-ce l’occasion d’aller plus loin ?

B G : Ça fait 20 ans que je parle de ces sujets, je n’ai pas l’impression que ça évolue très vite ! Ça évolue, c’est vrai. On fait des choses très concrètes. Par exemple, Dasha a participé à un projet que l’on va poursuivre l’année prochaine avec un consortium d’autres organisations européennes.

D I : Le projet de résidences qui s’appelle actuellement Code et va bientôt devenir Fair Tech Futures a été initié par IMPAKT au Pays Bas et l’idée est de faire du lobbying artistique au niveau européen face aux décisionnaires, des hommes et des femmes politiques aux Pays-Bas, en Belgique, en Allemagne, bientôt en France. L’idée est d’utiliser les pratiques artistiques comme forme de vulgarisation, de prise de conscience pour confronter les personnes en charge de ces questions. C’est ce qu’on fait tous depuis longtemps mais ici on s’assure que ce soit vu par les bonnes personnes. On essaie d’ouvrir ce qu’on fait au grand public mais ce n’est pas forcément lui qui a les clés pour changer les choses.

On a aussi organisé pendant un an des actions à la Gaîté Lyrique en tant que programmateurs du cycle de conférences, performances et ateliers qui s’appelait NØ Lab. Parmi les participants, nous avions des gens qui travaillent directement dans la tech et pour moi c’est une façon d’avoir vraiment de l’emprise sur le sujet parce que ça peut amener des personnes qui sont concernées à avoir un impact là où ils travaillent ou potentiellement changer de direction.

B G : En dehors de la No School, j’enseigne à l’Ecole Centrale, une grande école d’ingénieur. Ces jeunes vont travailler directement sur ces questions-là, notamment dans le secteur de l’énergie. Les étudiants sont très ouverts [aux discours critiques], et certains veulent entrer dans ces domaines pour participer à trouver de nouvelles solutions dans l’univers des transitions.

Atelier live coding avec Sarah Groff Hennigh-Palermo. © Dasha Ilina

Vous rejoignez le faites partie des organisations proches du réseau Feral Labs. Quel est votre rapport au feral ? Plus largement, quel rapport à la nature entretenez-vous ?

D I : L’impact environnemental de la technologie est une discussion essentielle de la NØ School depuis ses débuts. Beaucoup des NØ Teachers abordent le sujet, notamment Disnovation.org, avec une recherche depuis quelques années sur le futur et les imaginaires d’une société en post-croissance.

B G : On a visité l’incinérateur de Nevers plusieurs fois, d’ailleurs on a vu la dégradation du sujet. L’incinérateur est aussi un centre de tri. Entre notre première visite en 2019 et celle de 2023, le centre de tri n’est plus adapté aux nouvelles normes du traitement des plastiques. La moitié du tri n’est donc plus faite sur place, mais est envoyée à Bourges. Enfin, on a appris que les plastiques et cartons (poubelles jaunes) sont brûlés pour faire du ciment (pour remplacer le charbon venu d’Australie). Bref notre tri n’est pas voué au ré-emploi mais à l’incinération…

Cette année on va collaborer avec le collectif Terrain Commun, de Nevers, un groupe de designers textiles, graphiques, architectes et jardiniers amateurs qui a récupéré un terrain vague de la ville pour en faire un lieu de recherche et d’expérimentation autour du vivant. Pour la première fois, le premier jour de la NØ School va se passer là-bas. On trouvait intéressant qu’il se passe dehors, dans la nature, et sans ordinateur.

Nevers pour ça est une ville intéressante puisqu’on est à la fois dans un espace urbain, entre gros guillemets, et rural. On est dans le “Rurbain”. Il suffit de marcher 5 minutes pour être dans les champs, au bord de l’eau, ne plus voir de maisons ou d’immeubles.

On a eu un certain nombre d’ateliers qui amènent les participants à aller dans l’espace public ou dehors. Je pense à Amanda Lewis et son atelier pour mesurer les taux de pollution dans l’air lors de marches en forêt. On mesure toujours la pollution atmosphérique dans les villes mais on ne le fait pas tant que ça dans la nature. On a aussi écouté les ondes électromagnétiques dans l’espace avec Ioana Vreme-Moser et Louise Ashcroft a fait une promenade des poubelles de la ville.

Selon vous, l’éducation alternative est-elle un bon moyen de remettre du sauvage, du féral, dans les pensées critiques et les sociétés ?

D I : Oui. L’éducation alternative et indépendante nous permet d’aborder des questions qui seront plus difficiles à évoquer dans des plus grandes institutions, surtout lorsque les questions portent sur la politique ou le capitalisme. Bien sûr c’est difficile d’avoir un discours autour de l’écologie ou de la crise environnementale dans un milieu où on ne peut pas critiquer le capitalisme – les deux vont de pair. 

B G : Nous avons besoin d’une éducation locale, à échelle humaine, des Nowtopia (Chris Carlsson), des tiers lieux, des communautés autonomes temporaires (ou plus permanentes).

Audre Lorde disait en parlant des luttes raciales et anticapitalistes « The Master’s Tools Will Never Dismantle the Master’s House » : nous ne pouvons pas espérer de changement en utilisant les mêmes méthodes et outils qui nous ont mis dans cette situation. Une éducation et des propositions de société qui ne visent pas à s’émanciper du modèle capitaliste néo-libéral, extractiviste et patriarcal actuel ne fera pas avancer les choses.


La décroissance et ses penseurs vus par la NØ SCHOOL

Dans les intervenants réguliers de la NØ SCHOOL, DISNOVATION et leur notion de DeGrowth. Teresa Dillion travaille sur la notion de « Care » et de « Repair » et Benjamin Gaulon explore ces notions depuis 20 ans (détournement, réparation, upcycling technologique, recyclage). La notion de Communs Négatifs d’Alexandre Monnin est particulièrement intéressante à prendre en compte : les communs (énergie, ressources, eau, etc.) doivent inclure les « problèmes », les montagnes de déchets, les usines à dépolluer, etc. Bernard Stiegler parle du Pharmakon (tout objet technique est pharmacologique, il est à la fois poison et remède) : est-il possible de penser l’après capitalisme avec la technologie ? NØ SCHOOL prône à la fois le Low Tech mais aussi la maîtrise des technologies contemporaines, pour mieux s’en émanciper, “un genre de Solar Punk anticapitaliste”, explique Benjamin Gaulon. “Il nous faut penser l’après capitalisme même si selon Mark Fisher, « il est plus facile d’imaginer une fin du monde que celle du capitalisme ».”

La prochaine NØ School aura lieu à Nevers du 1er au 14 juillet 2024. S’inscire.

NØ School Nevers a rejoint le Feral Labs Network en 2024.

Conversation mobilité, saison 2 : de nouvelles bourses pour interroger nos échanges culturels et artistiques

Saison 2 pour la bourse de mobilité de Rewilding Cultures ! Après une année 2023 riche en conversations autour de la mobilité, le projet collaboratif européen lance un nouvel appel à candidature. Date limite le 30 mars.

Elsa Ferreira

© Bioart Society

Des centaines de kilomètres de marche à pied en Espagne, une résidence d’artiste en Finlande avec un nouveau né, des expériences in-situ en Norvège, Finlande, Allemagne et finalement présentées en France… l’année 2023 a été riche en conversations pour le volet mobilité du projet Rewilding Cultures.

En effet, l’année dernière, Rewilding Cultures (RC), projet collaboratif de Creative Europe auquel Makery participe, ouvrait une discussion sur la manière dont nous pouvons rendre nos pratiques d’échanges culturels plus durables et inclusives. Pour soutenir cette ambition, les partenaires du réseau annonçaient l’ouverture de huit subventions par an, chacune pouvant atteindre 1400 euros. Ces bourses servent à soutenir des projets qui utilisent et interrogent nos mobilités culturelles et artistiques.

En 2024, ce sont donc à nouveau huit bourses de 1400 euros maximum qui sont annoncées, avec une limite de candidatures le 30 mars. Voulez-vous prendre le train plutôt que l’avion ? Préférez-vous marcher ? Voulez-vous emmener votre famille avec vous ? Avez-vous besoin de prendre soin des finances pendant votre absence ? Existe-t-il des difficultés d’ordre social ou personnel liées, par exemple, à des handicaps, aux enjeux de racialisation ou à une situation familiale ? Souhaitez-vous tester une idée, mener une expérience ou écrire quelque chose dans le cadre de cet appel ? Qu’en est-il de l’envoi de votre travail vers une exposition ? Voici quelques questions qui peuvent guide votre réflexion dans le cadre de cet appel.

Vous pouvez poser votre candidature ici jusqu’au 30 mars.

Le projet coopératif Rewilding Cultures est cofinancé par le programme Europe Creative de l’Union européenne.

Marcher les questions : un lent voyage en costume trois pièces

Walking the Meseta in Castile y León (after rescuing a man suffering from heatstroke). © Monique Besten

Au début de cette année, Rewilding Cultures a lancé une conversation pour repenser la mobilité et l’échange culturel en proposant une bourse. Monique Besten en a été l’une des bénéficiaires. Elle partage son expérience.

Monique Besten

Quel est mon territoire ? Quel est le vôtre ? Que signifie l’appartenance ? Qu’est-ce que vous possédez vraiment ? Où se trouve le sauvage ? Comment écouter les voix non humaines ? Quel est le pouvoir de la lenteur ? La meilleure façon de répondre à ces questions est de les vivre et, pour ce faire, j’ai entrepris un voyage lent avec des moyens simples à travers le nord de l’Espagne, de ma maison à Barcelone jusqu’à la Fonderie en Galice. J’ai passé six semaines principalement à pied, me déplaçant attentivement à travers le monde pour rencontrer des personnes, des lieux, des êtres non humains, afin de trouver de nouvelles histoires et de nouvelles questions.

La Fonderie de Galice est un espace à but non lucratif destiné aux artistes, écrivains, artisans et autres créateurs qui cherchent à travailler en dehors des limites institutionnelles du marché et de l’université. Contre l’abstraction et la marchandisation du travail créatif et intellectuel, le lieu souligne que la pensée critique est un mode de vie enraciné dans l’engagement des uns envers les autres et envers l’environnement. La Fonderie est un projet collectif et auto-géré, où tout le monde est le bienvenu et où chacun utilise et prend soin d’un espace partagé de manière non hiérarchique. J’ai reçu le soutien de Rewilding Cultures, un projet qui veut repositionner le sauvage après le COVID et se concentrer sur l’inclusion et l’écologie dans le domaine de l’art, de la science et de la technologie : « Nous ne pouvons pas revenir au statu quo, surtout en termes de pollution et de problèmes d’inclusion importants non résolus. Nous devons redonner vie à la nature dans des conditions adaptées au présent et à l’avenir. »

J’ai marché dans le costume d’affaires trois pièces que je portais quotidiennement depuis un an et que j’ai brodé de questions que les gens m’ont posées en m’interpellant sur les médias sociaux ou en me rencontrant en train de marcher en costume. Le costume confère à la marche un aspect performatif et, à chaque nouveau projet de marche en costume (celui-ci est le numéro 8), une nouvelle signification est ajoutée à l’ensemble de l’œuvre. Il aborde l’écologie, la politique, les questions de genre, le capitalisme, l’extérieur contre l’intérieur (comment nous traitons les apparences), l’histoire de la marche et bien d’autres choses encore. En marchant les questions, j’en ai collecté de nouvelles et j’ai engagé des conversations avec les personnes que j’ai rencontrées. Il y avait cependant une question centrale à la marche : « Comment habiter un territoire ? ». Ce n’était pas la question la plus importante. Toutes les questions étaient aussi importantes les unes que les autres et chaque question était liée aux autres d’une manière ou d’une autre.

Broderies sur le costume. © Monique Besten

Quel est le nom de vos voisins ? Qu’est-ce que le succès ? A quel moment est-ce suffisant ? Comment fait-on pousser les choses ? Qu’est-ce qui compte le plus ? Quelle est la frontière que vous ne franchirez jamais ? J’avais quelques réponses, mais il n’est jamais plus important de trouver des réponses que de vivre les questions : « Vivez maintenant les questions. Peut-être en viendrez-vous à vivre peu à peu, sans vous en rendre compte, un jour lointain, l’entrée dans la réponse.» (Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète).

Je suis parti avec, ou dans une question. L’homme à qui j’ai demandé de me prendre en photo après être sortie du couloir de ma maison pour aller dans la rue par une chaude journée d’été de la deuxième semaine de juillet m’a dit : « Ne fait-il pas trop chaud pour marcher ? »  « Oui », ai-je répondu, « et si nous ne faisons pas attention, il fera bientôt trop chaud pour vivre ». Je ne savais pas alors que juillet 2023 allait être le mois le plus chaud jamais enregistré sur Terre – et probablement le plus chaud depuis environ 120 000 ans. C’était sans aucun doute la journée la plus chaude que j’aie jamais vécue lorsque, une semaine plus tard, je me suis promenée dans Aragon par 46 degrés. La nuit, la température ne descendait pas en dessous de 30 degrés et les moustiques étaient impitoyables. La terre était sèche, sauf dans les régions où l’on produisait des fruits et où l’eau coulait comme si elle était en quantité illimitée. Les fruits sont immangeables : ils sont cueillis alors qu’ils ne sont pas encore mûrs et arrivent dans les supermarchés encore durs comme de la pierre, car ils peuvent ainsi être vendus plus longtemps. La main-d’œuvre est essentiellement composée d’immigrés : Je les ai vus être transportés dans des wagons découverts vers les champs, vêtus de pulls, manifestement habitués à des températures encore plus élevées que celles d’ici.

La première semaine, il a été difficile de se frayer un chemin dans le réseau routier qui traverse la partie la plus densément peuplée de la Catalogne. L’Espagne a été le dernier pays d’Europe occidentale à connaître le dépeuplement et les vestiges d’une infrastructure ancienne sont encore présents, mais comme dans tous les pays, les zones entourant les grandes villes sont dominées par les voitures, les autoroutes et les voies ferrées. J’ai marché dans le lit des rivières, le long des autoroutes, j’ai traversé des villages, je suis parfois revenu sur mes pas et j’ai fait des détours lorsqu’il devenait impossible de rester sur une route très fréquentée. L’absence de planification faisait partie de l’entreprise. Dans une société où tout est question de progrès, d’atteindre des objectifs le plus rapidement possible, de prendre des raccourcis et de viser le plus grand gain, le fait d’être lent, d’improviser, de faire avec ce que le monde met sur votre chemin, de prendre le temps, est perçu comme un acte révolutionnaire. Marcher en costume d’affaires a également été interprété de la sorte, bien que la première fois que j’ai marché en costume, ce n’était pas parce qu’il s’agissait d’un symbole capitaliste : c’était parce que j’avais lu que lorsque les gens ont commencé à porter des costumes, ils étaient – et sont toujours – appelés costumes de marche trois pièces, souvent portés comme vêtements de loisir. Je voulais savoir si ce qu’on appelle un costume de marche trois pièces était encore adapté à la marche et il l’est, si vous ne craignez pas qu’il soit taché et usé. Dans les premières pages de Walden, Thoreau écrit : « Sans doute ne devrions-nous jamais nous procurer de nouveau costume, si déguenillé ou sale que soit l’ancien, que nous n’ayons dirigé, entrepris ou navigué en quelque manière, de façon à nous sentir des hommes nouveaux dans cet ancien. » Ce qu’il y a de mieux dans le fait de porter le costume, costume et uniforme, c’est que je peux être n’importe qui avec et que cela invite d’autres personnes à s’approcher de moi et à commencer des conversations.

Lors d’une longue promenade dans le monde, tout a la même valeur. Se promener dans une ville est aussi important, aussi instructif, aussi sauvage que se promener dans une forêt. Une rencontre avec une personne n’est pas plus profonde qu’une rencontre avec une plante ou une pierre. Les morts sont là autant que les vivants. Le bien et le mal sont des termes abstraits, tout comme le beau et le laid. Il est impossible d’éviter la civilisation – même lorsque vous vous trouvez dans la partie la plus reculée et la plus intacte du monde, elle fait toujours partie de vous, un humain qui a été élevé d’une manière spécifique – mais vous pouvez être là, ou du moins essayer, selon vos propres termes. Contournez les règles, écoutez ce que vous dit votre instinct, évitez d’être efficace au sens capitaliste du terme, agissez lentement et sans planification, interagissez avec des êtres non humains. Soyez la nature que vous êtes. Chaque instant est vécu, demain n’est pas une préoccupation, une semaine est une éternité.

L’un des nombreux pigeonniers aux formes les plus étonnantes de Castile y León. © Monique Besten

Quelques rencontres mémorables, mais il y en a eu beaucoup chaque jour : des cigales bruyantes dans les arbres au milieu d’une grande ville, Lolita, 86 ans, qui marchait avec le pas et le sourire d’une petite fille, un groupe de sangliers curieux qui m’ont fait grimper dans un arbre au milieu de la nuit, des plantes de calendula le matin après une chute douloureuse, un homme qui gagnait sa vie dans la rue et qui partageait son déjeuner avec moi, des vautours volant en rase-mottes au-dessus de ma tête par plus de 40 degrés, une petite grotte avec vue sur la mer lors de la dernière nuit passée à l’extérieur, des enfants reconstituant la course des taureaux, l’habitat des Néandertaliens, d’innombrables galets créant le son le plus magnifique là où une rivière rencontre la mer, un homme gentil qui m’a ouvert sa maison et qui s’est avéré croire que les animaux n’ont pas de sentiments et que le changement climatique n’existe pas, un cerf qui a croisé mon chemin à la périphérie d’une grande ville alors que j’étais submergé par la quantité de panneaux de signalisation pour les pèlerins de Compostelle et que je me demandais si j’avais pris la bonne décision en suivant ce chemin, une employée de magasin qui m’a offert des pêches juteuses, un petit étang par une chaude journée, un parc dédié à la mémoire des villages abandonnés, un groupe de pèlerins passant une demi-heure sur leur téléphone pour trouver le meilleur restaurant dans un village que l’on peut traverser en 10 minutes, des montagnes qui me surveillent, les habitants d’un bar de bord de route qui m’accueillent comme une amie, une renarde qui s’approche si près que je pourrais presque la toucher.

J’ai traversé la Catalogne, l’Aragon, la Navarre, la Rioja, la Castille et le Léon, les Asturies et la Galice. La plupart des nuits, j’ai dormi dehors, dans des forêts, des vergers, de vieilles granges, des champs ; il y a eu des soirs où j’étais fatiguée et où je cherchais un endroit avec un bon lit ou un camping avec des douches chaudes et un sommeil tranquille, mais je pouvais résister au paysage et je me suis retrouvée à marcher, pour pouvoir me réveiller avec des oiseaux qui volent dans les arbres et une vue sur les montagnes et pour chercher des plantes et des fruits sauvages pour le petit-déjeuner.

Dormir dans une ferme abandonnée, Asturias. © Monique Besten

Il n’a jamais été question d’arriver quelque part, mais à un moment donné, j’étais presque à destination. C’est l’un des moments les plus étranges d’une longue marche, après avoir traversé des montagnes et des plaines, rencontré des centaines de personnes, dormi dans les endroits les plus confortables et les plus inconfortables, et puis un matin, il ne reste plus que 36 kilomètres, 25, 13, 7, 3, 5, 3 (comment diable ai-je pu prendre un mauvais virage dans les deux derniers kilomètres ?) et voilà, j’y étais, dans une ancienne usine sidérurgique au milieu d’une petite vallée.

D’une certaine manière, cela ne m’a pas semblé différent que d’arriver à un autre endroit après une journée de marche. Je suppose que j’ai accompli quelque chose en arrivant à un endroit après avoir parcouru environ 1400 kilomètres, dont environ 700 à pied. Pourtant, la distance est une question secondaire, il ne s’agit pas de réaliser une marche, un voyage lent, c’est seulement une façon d’être. D’être à, d’être dans, d’être près de, d’être sous, d’être tout simplement. Désormais j’étais ici, pour rencontrer de nouvelles personnes et participer à un programme d’une semaine sur le thème « Territoire au-delà de l’État et de la propriété ».

Après l’arrivée à The Foundry. © Monique Besten

Entre les conférences et les ateliers sur les différentes façons de vivre ensemble, les relations symbiotiques entre la nature et les systèmes humains, la fermentation, la voiture en tant que principal moteur et incarnation de l’Homogenocene, les présentations des résidents ukrainiens de la Fonderie, le travail en commun dans le jardin, les projections de films et les présentations de livres, j’ai partagé les premières impressions de mon voyage.

Le plus important, c’est la marche elle-même, ce spectacle subtil dans lequel les gens que j’ai rencontrés étaient autant mon public que je l’étais le leur. Ce qui reste, ce sont beaucoup de traces invisibles et des histoires sur le temps que nous avons passé ensemble, qui sont mémorisées et peut-être racontées dans d’autres contextes. Quelques histoires, pensées et images ont été publiées sur le blog consacré à ce projet – principalement pendant la marche, de sorte que j’étais présente à la fois ici et maintenant, mais aussi partout, toujours à travers le world wide web – et des écrits plus approfondis seront publiés à l’avenir. Le projet a été nominé pour le prix Marŝarto 2023 pour l’art de la marche exceptionnel (les gagnants seront annoncés en 2024).

Plus d’informations et d’articles ici : https://asoftarmour8.blogspot.com/

Monique Besten est bénéficiaire d’une bourse de mobilité octroyée dans le cadre du projet de coopération Rewilding Cultures cofinancé par le programme Europe créative de l’Union européenne.

Résidence de recherche sur les cellules Grätzel à Hackteria : rencontre avec Shih Wei Chieh (2/2)

Shih Wei Chieh et son installation artistique DSSC "The Mind of A Greenhouse" à Awareness in Art, Zurich. Avec l'aimable autorisation de R.E.C.

L’artiste et chercheur en design taïwanais Shih Wei Chieh était en résidence de septembre à novembre au hackerspace Bitwäscherei à Zurich. Au cours de sa résidence, Shih Wei Chieh a poursuivi ses travaux de recherche sur les cellules solaires à pigment photosensible, un système photoélectrochimique inspiré de la photosynthèse des plantes qui, lorsqu’il est exposé à la lumière, génère de l’électricité. Les cellules de ce type sont parfois appelées cellules Grätzel, en référence à leur concepteur, Michael Grätzel, de l’École polytechnique fédérale de Lausanne. La Suisse semblait donc être la destination toute trouvée pour le Taïwanais. Makery a voulu en savoir plus sur son parcours et ses nouveaux projets. Seconde partie de l’interview.

Ewen Chardronnet

Makery s’intéresse depuis quelque temps aux projets de l’artiste taïwanais Shih Wei Chieh. Initiateur de l’atelier Tribe Against Machine, un événement déjà phare dans le monde des e-textiles makers, compagnon de longue date du réseau Hackteria dans le Pacifique, Shih Wei Chieh exerce maintenant ses doigts de magicien dans le domaine des cellules Grätzel… Sa visite européenne en tant que hacker-in-residence à Bitwäscherei à Zürich était l’occasion de faire connaissance avec ce designer inspiré et inspirant. Et de lui demander quelles étaient ses recherches en Suisse.

Dans la première partie, nous avons parlé de vos projets d’avant Covid, j’ai également entendu parler de votre projet « Having Friends in the Future » pendant la pandémie, pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

J’ai travaillé sur un appel d’offres gouvernemental ouvert du National Taiwan Craftsmanship Research and Design Institute (NTCRI) pendant la période du COVID de 2019 à 2021. Après avoir organisé une exposition sur mon propre projet de teinture au laser et sa relation avec la culture des fibres naturelles locales en 2019/2020, le NCAF m’a demandé d’organiser une autre exposition. Having Friends in The Future était censé être un programme de résidence d’artistes physique orienté vers l’art e-textile au départ. J’avais prévu d’inviter les artistes e-textiles Afroditi Psarra et Audrey Briot à NCAF. Malheureusement, le Covid est arrivé et nous avons dû nous adapter aux restrictions, le programme est donc devenu un programme de résidence en ligne. L’objectif de cette résidence était d’inventer un échange entre la culture artisanale traditionnelle taïwanaise et les techniques de l’e-textile. Nous avons rassemblé 23 artistes, les participants étant pour la plupart des membres de Hackteria Open Source Biological Arts Platform, du summer camp e-textile des Moulins de Paillard et du Electronic Textile Camp (ETC) (voir partie 1, ndlr), plus quelques nouveaux visages. Finalement, nous avons collaboré à la réalisation d’un swatchbook, livre composé de petits échantillons des œuvres de chaque artiste. Les livres ont ensuite été expédiés aux 23 participants comme symbole de la collaboration.

Le swatch book de HFF2020 exposé au National Craftsmanship Research and Design Institute. Avec l’aimable autorisation de l’artiste

Vous avez commencé à travailler sur les cellules solaires à pigment photosensible, ou cellules Grätzel, pourquoi vous êtes-vous intéressé à cette technique ?

Ma fascination pour les cellules solaires à pigment photosensible (dye-sensitized solar cells – DSSC) a commencé lors du camp 2018 de Tribe Against Machine à Taïwan. L’étincelle est venue du projet de textile solaire de Trisha Andrew et Marianne Fairbanks, sur lequel je suis tombé par hasard via le réseau e-textile. Motivé par leur travail, j’ai décidé de me lancer dans la création de ma propre version de DSSC. Pour des raisons plus personnelles, j’ai trouvé les DSSC intrigantes en tant que technologie permettant de teindre avec des colorants naturels et de créer des motifs par sérigraphie. Le travail avec les propriétés de la lumière, évident dans les projets de teinture au laser, a toujours suscité mon intérêt. Cette curiosité a persisté et évolué au fur et à mesure que ma compréhension des propriétés de la lumière s’est approfondie. Je crois fermement qu’en continuant à me plonger dans l’apprentissage des applications photoniques, je me rapproche d’un niveau qui me permettra de m’intéresser activement à la science de la conscience, et à la science neuronale. Même si je reconnais que je suis encore loin d’avoir atteint ce stade, mon parcours d’apprentissage continu alimente mon optimisme quant à la possibilité de plonger dans ces domaines profonds.

J’ai cru comprendre que vous souhaitiez expérimenter des idées vraiment ambitieuses, telles que des cellules solaires sous forme de fibres ? Pouvez-vous nous en dire plus ?

Travailler avec de l’électronique flexible a toujours été l’une de mes principales pratiques. Je pense que je ne peux pas l’expliquer car c’est devenu une habitude, une tradition personnelle, depuis mes précédents projets de wearables. C’est aussi un moyen de me connecter à d’autres passionnés dans des communautés plus larges.

Expérience de frittage à chaud par UV pendant la résidence. Avec l’aimable autorisation de l’artiste
Le prototype de textile DSSC de Shih Wei Chieh réalisé pendant la résidence. Shih Wei Chieh a expérimenté le frittage de TiO2 sur de la fibre minérale à 450ºC.

Mes recherches et expériences sur le textile solaire en sont encore au stade préliminaire et ne sont pas vraiment innovantes d’un point de vue scientifique, il s’agit surtout de reproduire des résultats obtenus à partir d’articles. L’orientation pratique va vers les processus à basse et haute températures, non-toxiques, mais cela reste au niveau DIY. Pendant la résidence au Hacker Lab à Hackteria, par exemple, le frittage UV à chaud pour la couche poreuse de TiO2 dans les cellules solaires à pigment photosensible et le frittage de la couche poreuse de TiO2 sur des fibres minérales montrent des résultats positifs pour la fabrication de la photo-électrode des cellules solaires. L’autre orientation importante du projet consiste à créer un film conducteur transparent avec des nanofils d’argent, ce qui est également crucial pour la fabrication de dispositifs solaires flexibles. Les nanofils d’argent sont utiles pour de nombreuses applications telles que les dispositifs photovoltaïques ou les lentilles de contact intelligentes. C’était donc un moment très précieux pour découvrir leurs propriétés avec un équipement scientifique adéquat et des personnes expérimentées autour de vous.

Vous parlez également d’ordinateurs tissés avec des circuits intégrés photoniques, j’aimerais en savoir plus !

Il s’agit d’une méthodologie pour générer des œuvres d’art qui contribuent à la discussion conceptuelle de notre projet axé sur la culture textile ancienne. La trajectoire qui va de l’histoire de la mémoire à cordes de l’ordinateur de guidage Apollo (AGC) à l’informatique contemporaine sert de modèle récurrent sur la scène de l’e-textile. Des collaborations passées au projet actuel « H.Om.E » Project avec mes partenaires Satoru Sugihara, Maria Jose Rios et Ricardo Vega, notre exploration a grandi dans les conversations informelles entre plusieurs communautés éloignées avec lesquelles nous nous sommes engagés, l’Atayal de Taiwan, le projet de serre à Qinghai et le projet I_C dans le désert d’Atacama (voir partie 1, ndlr).

DSSC plus grand avec photo-électrode sérigraphiée. Avec l’aimable autorisation de l’artiste

Je vois la valeur esthétique de la redéfinition du « chez-soi » en revisitant notre environnement avec des perspectives plus larges. La notion d’informatique optique a évolué à partir de l’histoire d’AGC et s’est croisée avec le projet antérieur d’architecture de earthship à Qinghai, donnant naissance au concept d’informatique intégrée à l’architecture solaire textile. En termes plus simples, le circuit intégré photonique (PIC) est envisagé comme un outil d’archéologie conceptuelle, nous permettant de représenter visuellement l’idée philosophique de traduire le temps historique en un élément quantifiable et comparable.

L’installation A(g)ntense a été conçue par le concepteur informatique Satoru Sugihara pour examiner la possibilité d’intégrer des algorithmes en essaim et des algorithmes d’optimisation de structure. Elle a été exposée à l’exposition Blindspot Initiative à Los Angeles en 2014. Droits réservés.

L’objectif crucial est de décentraliser notre identité des affiliations politiques régionales, afin d’être pertinents dans un contexte plus large, ce qui ne peut pas être fait par la méthode anthropologique. Une application informatique optique tissée devient instrumentale pour faciliter d’autres discussions, un récit, en incorporant des données climatiques comme matériaux philosophiques, en envisageant, peut-être, un earthship solaire tissé vivable et avec sa propre conscience. Je serai heureux de vous tenir au courant !

Quel était l’objectif de votre résidence à Zurich ? Qu’en avez-vous tiré ?

Outre ma recherche d’applications pratiques solaires, mon prototype DSSC le plus réussi ne produit actuellement qu’environ 2,5 mA par centimètre carré. L’intérêt de ce séjour a davantage résidé dans les possibilités de collaboration avec des scientifiques et les visites du laboratoire de microscopie électronique à balayage de l’ETH (Polytechnique de Zurich, ndlr). Cette expérience a été pour moi une formation précieuse qui m’a permis de comprendre comment les scientifiques travaillent avec les nanomatériaux. Comprendre les applications et les objectifs conventionnels, ainsi que les protocoles établis pour synthétiser les nanomatériaux, a été pour nous artistes une expérience rare et précieuse. Elle soulève des questions pertinentes sur la relation entre l’art et la science, et sur la manière dont ces deux domaines peuvent et doivent collaborer efficacement.

L’équipe Hackteria visite le laboratoire de microscopie électronique à balayage de l’ETH / Polytechnique de Zurich pendant la résidence. Avec l’aimable autorisation de l’artiste
La présentation de Daiki Kanaoka de FabCafe à Bitwäscherei. Avec l’aimable autorisation de l’artiste

Du point de vue organisationnel, cette résidence de hackers organisée par des amis pourrait être difficile à étendre. Nous avons intelligemment utilisé toutes les ressources disponibles en coordonnant cette résidence avec une autre exposition et un workshop organisés par le Regenerative Energy Community (R.E.C) et We Are Awareness in Art (AIA), sous le nom de Energy Giveaway Humus Punk Library. Un autre workshop a également eu lieu au Fablab de Lucerne lors d’un atelier « Medizintechnik DIY« , organisé par Marc Dusseiller. Cette approche a permis d’alléger la pression financière liée à l’organisation de résidences indépendantes. Bien que ce fut une expérience fantastique pour les artistes de travailler avec des scientifiques en toute liberté et avec un accès total aux connaissances, je me demande comment nous pourrions répéter le modèle sans aucun financement, hébergement gratuit dans des canapés et des bénévoles pour aider. D’un autre côté, je pense qu’il s’agit d’un modèle formidable qui diffère des résidences organisées par les instituts et les centres d’art, qui s’accompagnent toujours d’exigences et de demandes politiques. La propriété de la communauté joue également un rôle important. Pendant la résidence, j’ai rencontré de nombreux membres de la communauté de Bitwäscherei, dont les rôles sont très variés, comme un chimiste avec une formation de musicien, un artiste avec un diplôme scientifique ou un ingénieur avec une connaissance approfondie de l’histoire de l’ordinateur analogique. Cette dynamique est relativement rare à Taïwan, où les rôles professionnels ont tendance à être plus singuliers et où les scientifiques ne servent généralement pas d’autres domaines. Cette différence pourrait être liée à l’environnement économique local ou à des différences culturelles.

Workshop du DSSC à Awareness in Art. Avec l’aimable autorisation de R.E.C.
Workshop de cartes heuristiques animé par Femke Snelting et Martino Morandi. Avec l’aimable autorisation de R.E.C.

Vous avez été actif dans le réseau HlabX de Hackteria. Quelle inspiration puisez-vous dans la méthode de « workshopology » développée dans ce réseau ? Quels sont les principaux obstacles et comment voyez-vous l’avenir ?

De 2017 à 2021, j’ai assumé activement le rôle d’organisateur, en cherchant constamment à établir des liens entre les réseaux que je connaissais et les institutions à Taïwan. Au fil du temps, je me suis retrouvé à contempler la distinction entre les « réseaux internationaux » et le « système artistique taïwanais », bien que je me sois rendu compte des pièges potentiels de les définir sans le respect et l’objectivité nécessaires. Il est devenu évident que l’accent devrait être mis sur le développement de meilleurs protocoles pour relier les scènes mondiales et locales, en favorisant les opportunités d’expériences partagées et de collaborations sans distinctions rigides.

Ma principale source d’information provient des réseaux auxquels je participe, où l’enseignement s’intègre parfaitement à mon expérience quotidienne. Généralement initiés par des rassemblements dynamiques, les participants se connectent, partagent leurs intérêts et leurs connaissances. Par la suite, des échanges continus d’idées et d’informations ont lieu sur des plateformes telles que Telegram ou les réseaux sociaux. Je trouve que ces réseaux invisibles ou « souterrains », ainsi que les connexions inter-hiérarchiques qui les composent (plus de participants avec des professionnels différents), sont sous-évalués et sous-estimés. La connaissance circule ouvertement, transcendant les structures hiérarchiques.

Dans l’industrie artistique et la formation, on a tendance à accorder une importance excessive à la pensée utilitaire, ce qui crée un fossé entre l’apprentissage et la vie. Si la pensée utilitaire est acceptable dans l’industrie artistique, elle ne doit pas dominer le processus de développement de l’éducation. C’est là que les systèmes alternatifs jouent un rôle crucial, en fournissant des connaissances dans des contextes culturels plus larges. La débat porte peut-être sur la manière de formaliser un système ou une plateforme d’apprentissage décentralisé, en développant les réseaux organiques dans une optique de durabilité.

Performance audiovisuelle au laser à Lifepatch, 2018. Avec l’aimable autorisation de l’artiste

Quels sont vos projets futurs ? Le prochain chapitre de vos recherches sur les cellules Grätzel ?

Comme je le disais, pour la partie conceptuelle, dans le projet H.Om.E, nous allons développer une architecture conceptuelle tissée qui peut servir l’environnement local. Les systèmes solaires feront certainement partie de la conception, et d’autres systèmes comme le filet collecteur de brouillard sont également discutés. Le système PIC est une partie très difficile et je pense qu’il s’agira de substrats en verre. La tâche principale consistera à chercher « quoi calculer ? » et comment incarner la relation philosophique entre 3 communautés situées dans 3 géographies déconnectées, avec un calcul conceptuel optique. D’un point de vue esthétique, le motif sérigraphié dans le verre solaire produira le calcul performatif en implémentant les portes logiques.

Sur le plan technique, je suis également très intéressé par l’amélioration de l’efficacité des cellules solaires. Je suis très curieux de savoir si je peux atteindre l’efficacité d’un produit commercial avec un laboratoire DIY. En outre, la fabrication de DSSC est une excellente formation pour la fabrication de cellules solaires de troisième génération. Je pense pouvoir passer des DSSC aux cellules organiques ou à la pérovskite, qui partagent la même technique de revêtement dans le processus de fabrication. Mais tout n’est que spéculation pour l’instant.

Lire la première partie de cette interview.

Documentation de la résidence de Shih Wei Chieh à Hackteria en septembre-novembre 2023.

Site internet de Shih Wei Chieh

De l’e-textile aux cellules Grätzel, rencontre avec le designer taïwanais Shih Wei Chieh (1/2)

Prototype de poncho pour une figurine "Adelita" développée par Shih Wei Chieh, avec Bandui Lab à Analco. Avec l'aimable autorisation de l'artiste

L’artiste et chercheur en design taïwanais Shih Wei Chieh était en résidence de septembre à novembre au hackerspace Bitwäscherei à Zurich. Au cours de sa résidence, Shih Wei Chieh a poursuivi ses travaux de recherche sur les cellules solaires à pigment photosensible, un système photoélectrochimique inspiré de la photosynthèse des plantes qui, lorsqu’il est exposé à la lumière, génère de l’électricité. Les cellules de ce type sont parfois appelées cellules Grätzel, en référence à leur concepteur, Michael Grätzel, de l’École polytechnique fédérale de Lausanne. La Suisse semblait donc être la destination toute trouvée pour le Taïwanais. Makery a voulu en savoir plus sur son parcours et ses nouveaux projets. Première partie de l’interview.

Ewen Chardronnet

Makery s’intéresse depuis quelque temps aux projets de l’artiste taïwanais Shih Wei Chieh. Initiateur de l’atelier Tribe Against Machine, un événement déjà phare dans le monde des e-textiles makers, compagnon de longue date du réseau Hackteria dans le Pacifique, Shih Wei Chieh exerce maintenant ses doigts de magicien dans le domaine des cellules Grätzel… Sa visite européenne en tant que hacker-in-residence à Bitwäscherei à Zürich était l’occasion de faire connaissance avec ce designer inspiré et inspirant. Et de lui demander quelles étaient ses recherches en Suisse.

Pouvez-vous vous présenter et nous parler de votre parcours ?

Je m’appelle 施惟捷 Shih Wei Chieh (en fait, le nom de famille est Shih, le prénom Wei-Chieh, mais je n’ai pas suivi la spécification occidentale – NDA). J’ai fait de la conception interactive au début des années 2000, alors qu’Arduino, Max/MSP, puredata, vvvv et Unity étaient encore nouveaux. Ma formation était donc en fait du design, pas de l’art, mais mon école ne nous formait pas à devenir des designers, elle nous laissait faire tout ce qui était créatif.

Shih Wei Chieh dans un atelier avec un professeur de tissage local pendant son programme de résidence à Oaxaca. Avec l’aimable autorisation de l’artiste

Vous êtes actif dans le domaine de la fusion de l’artisanat traditionnel et de la technologie contemporaine, pouvez-vous nous dire d’où vient cet intérêt ?

J’ai commencé à m’intéresser à la combinaison de la culture artisanale traditionnelle et de la technologie moderne dans le cadre d’un programme de résidence artistique à Oaxaca, au Mexique. Avant cela, j’avais déjà commencé à m’intéresser à l’artisanat e-textile lorsque j’ai trouvé mes premiers fils conducteurs sur Adafruit. J’étais à la recherche d’un moyen de créer un nouvel art avec de nouveaux matériaux, et ces fils conducteurs présentent le potentiel de transformer toute l’électronique en textiles flexibles. J’ai été profondément étonné par leur flexibilité et leur conductivité. Tout en m’amusant sur le plan matériel, je cherchais en même temps la signification culturelle des contextes textiles.Dans ces premiers temps je n’ai pas cherché dans le système européen. Peut-être parce que constatant que tout le monde autour de moi était très impliqué dans une vision artistique européenne que j’ai décidé d’adopter une esthétique punk.

Cette résidence textile à Oaxaca a été un projet fondateur pour vous, pouvez-vous nous en dire plus ?

Je développais un projet axé sur la broderie de circuits à l’aide de fils conducteurs dès 2011. Ce choix a été motivé en partie par ma décision de participer à un programme de résidence à Oaxaca en 2013, une ville réputée pour sa riche culture textile. Lors d’une de mes journées portes ouvertes, j’ai eu le plaisir de rencontrer Leo et Clarissa, les créateurs de Bandui Lab. Ce couple dynamique est spécialisé dans la conception de dessins animés et de jouets. Ils m’ont invité à collaborer à leur initiative, qui vise à préserver la culture ancienne aztèque en transformant la mythologie et les traditions populaires en figurines en bois. Cette expérience m’a montré que les projets artistiques peuvent être beaucoup plus que des œuvres exposées dans des cubes blancs ou des créations faites pour gagner des prix artistiques, et avoir un impact réel sur des projets sociaux. J’ai l’impression que c’est peut-être la raison pour laquelle j’ai pris l’habitude de travailler en voyageant avec des outils, entre différents réseaux artistiques internationaux au-delà de mon île natale de Taïwan.

Atelier Bandui Lab dans le village aztèque d’Analco, Oaxaca. Avec l’aimable autorisation de l’artiste

Vous avez utilisé la technique Charlieplexing, pouvez-vous nous en dire plus et nous expliquer comment vous l’avez utilisée ?

Il s’agissait d’une idée un peu décontractée, ou plutôt d’une idée de fainéant ! Je cherchais des moyens de minimiser les travaux de point de croix et de broderie pour réaliser mon projet portable « I Am Very Happy, I Hope You Are Too ». Dans le processus, je suis tombé sur un circuit Charlieplexing en ligne qui est une méthode pour obtenir plus de sorties LEDs avec relativement moins de fils d’E/S de mon Attiny85. Bien que je n’ai finalement pas implémenté le Charlieplexing dans ces masques particuliers, l’expérience m’a permis de reconnaître une corrélation potentielle entre les structures des matrices électriques et les motifs textiles au moyen de messages codés, et résonnait avec mon intérêt pour l’histoire du développement des techniques informatiques dans la technologie textile.

Plus d’infos et de photos sur les ateliers du Bandui Lab.
« I Am Very Happy I Hope You Are Too », le résultat de la résidence de Shih Wei Chieh à Oaxaca en 2013. Crédit photo : https://www.takukasuya.com
Une matrice led qui emploie la méthode Charlieplexing réalisée par Adrian Freed dans le cadre du camp d’été e-textile 2017. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

Vous avez initié l’événement Tribe Against Machine à Taïwan, pouvez-vous nous dire quels en étaient les objectifs et nous expliquer ce que sont les textiles traditionnels Atayal ?

Suite à ma résidence à Oaxaca, j’ai participé à un summercamp e-textile organisé par Mika Satomi et Hannah Perner-Wilson aux Moulins de Paillard en France de 2015 à 2017. Cette expérience m’a permis de rencontrer de nombreux passionnés d’e-textile et de brillants esprits. En 2017, intuitivement, j’ai initié l’organisation d’un summer camp à Taïwan, en invitant ces personnes et en les connectant avec une communauté Atayal appelée Lihang Workshop, dirigée par Yuma Taru. J’ai nommé l’événement « Tribe Against Machine (TAM) », pour incarner un concept rebelle contre l’art commercial et les systèmes académiques. Bien que nous nous soyons engagés dans l’organisation sans considérations académiques ou anthropologiques profondes, l’événement s’est avéré remarquablement réussi au niveau humain.

Cet événement s’est étalé sur deux ans et a été financé par la Fondation nationale pour la culture et les arts (NCAF). L’intégralité du fonds a été allouée à l’invitation d’artistes indigènes, de membres de l’atelier de Lihang et à la couverture de 50 % des billets d’avion internationaux. Je suis particulièrement reconnaissant à mes collaborateurs pour leur dévouement, ils ont travaillé bénévolement. Je remercie tout particulièrement mes collaborateurs et amis, Foison Arts et Maker Bar à Taipei, pour leur soutien inestimable pendant cette période.

Camp d’été d’E-textile aux Moulins de Paillard, 2015. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.
Tribe Against Machine 2017. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

Il y avait aussi un projet de  » wearable zine « , pouvez-vous expliquer ?

C’était le thème conceptuel de Tribe Against Machine 2017, afin de fournir un cadre qui inspire les participants à générer des idées sur la façon de contribuer à la préservation culturelle par le biais de prototypes textiles intelligents fonctionnels. Nos discussions se sont concentrées sur la notion d’autonomisation des tâches de préservation originales en les reformatant numériquement avec de nouveaux matériaux, tout en respectant le format traditionnel du textile Atayal. En outre, l’objectif était d’intégrer ces nouvelles connaissances dans les pratiques quotidiennes des participants, afin de combler le fossé entre l’ingénierie électrique et le tissage traditionnel, pour ainsi dire, de la même manière que j’ai brodé des circuits avec des fils conducteurs chez les villageois aztèques d’Oaxaca. J’ai considéré que l’encadrement du projet était une stratégie intelligente qui s’est avérée efficace. Cependant, si l’on considère l’initiative dans une perspective à long terme, je pense qu’une formation cohérente en génie électrique reste nécessaire et essentielle pour la durabilité à la fois de l’événement et du mouvement plus large.

Le zine portable « Fu Zhih » était le cadre de l’atelier de TAM. Il avait pour but d’encourager les participants à réinventer le textile traditionnel en adoptant une nouvelle perspective matérielle.
Tissage de la fibre optique avec un métier à tisser semi-automatique. Crédit photo : Audrey Briot

Vous êtes ensuite passé à un projet de serre au Tibet, puis à un projet à Atacama ? Il semble que vous aimiez explorer des endroits reculés, pouvez-vous nous en dire plus ?

Après avoir organisé TAM pendant deux ans, nous n’avons pas pu poursuivre le projet faute de fonds. J’ai rencontré un Tibétain, Rinpoche Tsansar Kunga, à Taïwan par l’intermédiaire d’un de mes amis qui essayait de l’aider à numériser une série d’écritures calligraphiques tibétaines provenant de son père décédé. J’ai discuté avec lui chez lui à Taichung et il m’a dit qu’il dirigeait depuis des années un orphelinat caritatif appelé Tashi Gatsen dans le comté de Yushu, dans la province de Qinghai. Après cette rencontre, j’ai visité l’école 3 fois en 2018 pour essayer d’organiser un summer camp dans cette communauté, et j’ai fini par participer à un projet de serre initié par un ingénieur météorologue, Wiriya Rattanasuwan, pour aider les élèves de l’école Tashi Gatsen à cultiver leurs propres légumes et remplacer ceux importés à grands frais d’autres provinces de Chine. Comme je n’ai aucune expérience dans la construction d’une serre, j’ai consulté Wiriya et quelques autres amis pour organiser mon action et la conception à Qinghai. Finalement, nous avons construit le premier prototype à Yushu, dans la maison de Tsangsar Kunga, mais malheureusement, le projet a dû être arrêté juste après l’arrivée de la pandémie début 2019, et je ne suis plus jamais retourné dans la communauté.

Construction de la greenhouse.

En ce qui concerne Atacama, j’ai reçu une invitation de Maria Jose Rivers à rejoindre son I_C Project, financé par l’Atacama Large Millimeter/submillimeter Array (ALMA). Maria m’avait découvert en ligne il y a plusieurs années, mais ce n’est qu’en 2021 que nous avons finalement collaboré à distance. Le projet I_C vise à renforcer la culture et l’identité andines au Chili en associant les anciennes traditions textiles aux données astronomiques modernes.

Compte tenu de ma connaissance limitée de la civilisation andine et du vaste champ de recherche, Maria m’a suggéré de commencer mon exploration par la constellation obscure des Incas. J’ai donc consacré du temps à l’étude de ce sujet. J’ai fini par élaborer un système de représentation visuelle de la culture de la constellation sombre à l’aide de données provenant de la bibliothèque Gaia. J’ai symboliquement traduit la région de la constellation sombre inca en motifs textiles intricables.

Sept constellations sombres incas dessinées à l’aide de l’outil polygone en coordonnées galactiques d’après la littérature de la visualisation de l’archive Gaia. Avec l’aimable autorisation de l’artiste
Impression textile convertie à partir des données des constellations sombres incas dans la bibliothèque Gaia. Avec l’aimable autorisation de l’artiste
Œuvre de María José Ríos et Ricardo Vega dans le cadre du projet I_C, qui associe l’astronomie ancienne et les textiles. Le motif est converti à partir de données sur le système solaire au Chili et tissé à Barcelone. Plus d’infos.

Lire la deuxième partie de cet entretien.

Documentation de la résidence de Shih Wei Chieh à Hackteria en septembre-novembre 2023.

Site internet de Shih Wei Chieh

Field Notes : en Laponie, recalibrer ses mesures et observations de l’environnement

Petit chemin dans le Grand Nord. © Elsa Ferreira

Depuis 2011, Bioart Society organise une résidence artistique de groupe dans une station biologique en Laponie. Cette année, l’événement a duré deux semaines pendant lesquelles la vingtaine d’artistes présents ont pu s’imprégner de la nature alentour. Une immersion dans le Grand Nord, sans objectif de production, pour percevoir différemment les référentiels de nos paysages et du changement climatique en cours.

Elsa Ferreira

A Kilpisjärvi, à la frontière de la Finlande, la Suède et de la Norvège, les paysages sont faits de monts et de lacs. En septembre, il neige déjà et les cascades forment des stalactites. Le vent est froid, la végétation aux couleurs de l’automne est rase et les aurores boréales qui se fraient un chemin à travers les nuages sont spectaculaires. Ici, les gens se baignent dans des lacs de plusieurs dizaines de kilomètres carré et de quelques dizaines de degrés tout au plus après s’être fait suer dans des saunas en bois de quelques mètres carrés à la chaleur brûlante.

Randonnée vers Saana, l’une des montagnes les plus iconiques de la région. © Elsa Ferreira
Les splendides paysages enneigés de Kilpisjärvi. © Elsa Ferreira

C’est dans cet environnement majestueux et exigeant que Bioart Society organise tous les deux ans sa résidence, Field Notes. Cette année, pendant deux semaines pour la première fois, 23 artistes, penseurs, chercheurs, scientifiques se sont rejoints. Chacun était réparti en trois groupes, qu’ils avaient choisis dès leurs candidatures. En plus des activités de groupe, des cours magistraux étaient donnés par des invités présents à distance : parmi eux, Jussi Eronen, professeur des écosystèmes socio-écologiques à l’université de Helsinki, Oula Seitsonen, archéologue et géographe officiant à l’université d’Oulu, Leena  Valkeapää, artiste environnementale, collaboratrice à la Bioart Society depuis 2009 et installée dans le Grand Nord depuis plus longtemps encore, ou encore Liisa-Ravna Finbog, universitaire Sami, artiste et autrice.

Le thème global, ouverture d’un cycle de plusieurs années autour de ce sujet à la Bioart Society, est The North Escaping – l’échappée du Nord. « C’est un sujet très actuel et important, présente Erich Berger, chercheur, artiste, curateur et ancien directeur de la Bioart Society. Il n’est plus temps de discuter de la possibilité d’un changement climatique, il faut désormais que l’on examine ce que cela provoque pour nous. Il y a toujours un tropisme sur la façon dont l’environnement change mais on s’intéresse moins à ce que cela crée chez les gens et leur relation à l’environnement, à leur identité, à leur vie quotidienne. » Ici, dans ce Grand Nord où le changement climatique est plus rapide qu’ailleurs et met en péril les modes de vie traditionnels des Samis, peuple autochtone de cette région polaire, on peut observer ces relations changeantes. A condition de bien savoir regarder, mesurer, percevoir.

C’est à ça que se sont employés les dizaines d’artistes, sous l’impulsion des trois « hôtes » Erich Berger, Till Bovermann et Elizabeth McTernan, des artistes familiers de cet environnement venus accompagner leurs groupes. Le mot d’ordre spontané des trois groupes est devenu « attunement » – en français accorder, harmoniser, adapter. Une remise à niveau de nos outils de perception afin de réajuster notre regard sur l’environnement qui nous entoure, nos relations à lui et ses enjeux.

Rendez-vous à la frontière. © Elsa Ferreira
Méditation en groupe au bord du lac de la station biologique. © Elsa Ferreira

Erich Berger et le groupe TALE : repenser le temps profond

« Nous avons besoin d’une littératie du temps », pense Erich Berger, qui mène une thèse consacrée à ce sujet. Pour Field Notes, il propose à son groupe de travailler autour de cette notion et de quitter le « « temps superficiel » des temporalités centrées sur l’homme, dans le but d’entrer dans le « temps profond » et de traverser et d’explorer des temporalités « autres que » et « plus qu’humaines » », décrit-il sur la page de présentation. Modifier son rapport au temps, c’est aussi changer sa capacité à percevoir les changements, explique-t-il. « On a l’impression que l’environnement est stable et évolue peu. Mais c’est faux. Il est en fait très dynamique, mais à une autre échelle. » Alors que l’humanité entre dans une phase où nous sommes des « acteurs géologiques dont les actions ont des conséquences sur des échelles de temps qui vont bien au-delà des temporalités dans lesquelles nous opérons habituellement », expose-t-il, il nous faut comprendre d’autres manifestations et cadres temporels.

Une nécessité plus urgente encore que les acteurs de la Silicon Valley et de la big tech embrassent de plus en plus le temps long pour former une philosophie du longtermisme – un dérivé de l’altruisme efficace selon lequel il convient de considérer le bien-être et la survie du plus grand nombre sans distinction de temps. Ainsi, il serait justifiable de sacrifier des milliers de personnes si cela bénéficie à des millions d’autres dans 2000 ans. « Je ne veux pas répondre au longtermisme mais j’y pense beaucoup », admet Erich Berger. Pour lui, il s’agit d’une « implémentation fasciste du concept de temps, une idéologie qui se concentre sur le potentiel de l’humanité sur le dos du présent ». Former une meilleure compréhension du temps permettrait de s’armer contre ce type de pensées, pense-t-il.

Pour partir à la recherche de ce temps profond, Erich Berger et les six membres de son groupe se rendent dans des lieux où se manifestent des temporalités autres que le présent. Ainsi par exemple de la « Vallée du temps », endroit où les paléocontinents Baltica et Laurentia sont entrés en collision il y a quelques 400 millions d’années. « D’une certaine façon, on peut dire que c’est la frontière entre l’Europe et l’Amérique », taquine Berger. Sur place, des vestiges géologiques de cette époque. Les artistes ramassent des échantillons, font des lectures en pleine nature ou se mettent en résonance avec leur environnement – le fameux « attunement ». Ils auscultent le passé, mais aussi le futur. Pour se projeter, le groupe utilise la narration pour se projeter et imagine par exemple leur disparition. « Nous avons imaginé la façon dont nous pourrions mourir, comment nos restes seraient manipulés ou préservés, quand et par qui nous serions retrouvés, à quelle conclusion ces entités pourraient aboutir. Cela peut sembler morbide, mais c’était très amusant. Il ne s’agissait pas de la mort mais de produire des véhicules de pensée sur la façon dont le temps se manifeste », explique Erich Berger.

Le groupe TALE dans la Vallée du temps. © Elsa Ferreira
Session d' »attunement ». © Elsa Ferreira

Till Boverman et le groupe Wait and Hear : se refréner d’agir

Professeur d’art sonore à l’Université de musique et des arts de Munich et ingénieur informatique de formation, Till Boverman participe aux événements Field Notes depuis une dizaine d’années. « Ça a eu un impact profond sur ma pratique artistique », retrace-t-il. Dans cette région de Kilpisjärvi, il a étudié les « Micromondes », des espaces significativement différents du reste du paysage organique, souvent couverts de mousses et entourés d’eau. Dans sa pratique artistique, il développe des méthodes pour explorer ces espaces, par la photographie, le field recording ou le live coding. Une façon « de rencontrer l’autre », explique-t-il.

C’est dans cette même attention au quasi-imperceptible qu’il a développé le concept qu’il porte pour cette édition de Field Notes, une « exploration ouverte basée sur l’écoute », décrit-il dans sur la page du projet. « Tout en passant du temps sur le terrain et en analysant de manière critique notre environnement, nous-mêmes et notre interrelation avec les différentes formes que prend Kilpisjärvi, nous essaierons de résister le plus longtemps possible à l’envie de nous engager immédiatement. Au lieu de cela, nous nous rassemblerons sur les collines pour écouter le vent, les pierres et l’eau. Nous observerons l’agitation de cette ville frontalière et tous ses conflits sociaux et culturels. Enfin et surtout, nous interagirons avec les différentes parties prenantes enchevêtrées les organismes eux-mêmes », décrit-il de son groupe Wait and Hear – « Attends et écoute ». « Très souvent, la meilleure façon de faire est de ne pas faire, résume Till Boverman de cette idée empruntée au philosophe slovène Slavoj Žižek. Notre espèce humaine a tendance à agir aveuglément et à apporter des solutions rapides qui souvent sont mauvaises. Nous choisissons une approche douce, patiente, où nous attendons que quelqu’un ou quelque chose nous parle. »

Écouter le vent. © Elsa Ferreira
Écoute horizontale. © Elsa Ferreira

Pour appréhender la complexité des écosystèmes alentour et leurs interdépendances, les artistes s’adonnent donc à l’immobilité, au non-agir, à l’écoute et à l’attente. Ils s’allongent sur les pierres, écoutent le vent et se rendent dans des lieux chargés d’histoire : la frontière des trois nations ou le long de la barrière destinée à empêcher les rennes de passer dans certains lieux, une affaire hautement politique et sensible sur ce territoire Sápmi. Ils écoutent aussi l’inaudible à l’oreille nu grâce à des microcontacts et des enregistreurs.

La frontières des trois nations. © Elsa Ferreira
Le long de la clôture à rennes. © Elsa Ferreira

A la fin du camp, le groupe – comme chacun des trois groupes – organise une soirée pour le reste du camp. « Nous avons tellement exploré l’écoute, il était évident pour nous que nous voulions partager cette expérience somatique ». Le groupe organise un cercle de murmure, où chacun doit passer à l’autre une phrase en la chuchotant. « C’était très drôle, tout le monde entendait quelque chose de différent », relate l’artiste. Les artistes invitent les participants à une méditation au bord du lac, pieds nus malgré les six degrés, ils impriment des photos, accrochent des questions, installent une harpe éolienne reliée à des arbres par des microphones de contacts, hissent un drapeau en bioplastique… Finalement, le groupe termine la soirée par un autre cercle de murmure. « Cette fois-ci, la phrase a fait le tour quasiment inaltéré. C’était une évolution intéressante. »

Elizabeth Mc Ternan et le groupe Andscapes : superposer les paysages et leurs histoires

Avant de s’intéresser au « Andscapes », concept de l’architecte paysagiste Martin Prominski qu’elle a découvert par hasard, Elizabeth Mc Ternan s’est penchée sur le calcul. En 2017, dans une résidence de dix jours à la station biologique de Kilpisjärvi, elle a travaillé avec un mathématicien pour s’interroger sur « ce que veut dire compter, collecter des données et la subjectivité de cet exercice. »

Andscapes s’inscrit dans cette continuité de remise en question des outils de mesure. Le concept a été fabriqué pour « dépasser les dualismes dépassés de la ville par rapport à la campagne, ou de la culture par rapport à la nature » et pour conceptualiser « une pratique intégrative dans l’Anthropocène » », décrit Elizabeth Mc Ternan sur la page de son projet. Pour elle, il s’agit de « trouver une approche non standardisée au paysage au regard du changement climatique », explique-t-elle. Dans cette quête, sa porte d’entrée sont les outils utilisés pour observer et mesurer le paysage. « On reconnaît que chaque outil apporte des associations, des récits, des attentes. Le concept de Andscapes met l’accent sur le « and » dans le paysage. Il reconnaît qu’il n’y a pas de vue globale du paysage mais plutôt des couches superposées, de multiples récits et vérités qui se chevauchent et ne s’effacent pas les uns les autres. »

Cette vision s’incarne pendant les marches du groupe dans le paysage de la région. Accompagné de Leena Valkeapää, artiste finlandaise installée à Kilpisjärvi, le groupe peut observer l’absence de trace de la culture Sami. « La culture Sami est d’une certaine manière invisible, présente l’artiste au milieu d’un lieu chargé d’une histoire invisible à celui qui ne sait pas. Il est très facile de l’oublier si on le veut. » « C’est une pensée qui est vraiment restée avec moi, réagit Elizabeth. C’est triste mais potentiellement puissant. Les éléments culturels que Leena soulignait étaient totalement invisibles pour moi. Le seul fil conducteur, lorsque vous ne pouvez pas lire ce paysage, ce qu’il vous reste, c’est la narration. C’est le pont entre la visibilité, l’invisibilité, l’oubli, le souvenir. La narration elle-même est un outil, très concret, qui contient beaucoup d’informations. »

Leena Valkeapää montre sur cet arbre les traces de deux éléments culturels du lieu, visibles via la végétation : le niveau de la Neige et la présence des rennes. © Elsa Ferreira

Un outil concret et politique. Là encore, Leena Valkeapää raconte l’histoire du storytelling mis en place par l’office du tourisme finlandaise autour des montagnes Maala et Saana, deux géants qui seraient tombés amoureux. Pour fabriquer un sentiment d’authenticité, il est raconté que la montagne est sacrée pour les Samis, ce qui est faux. « C’est comme si on leur avait dit : votre narratif n’est pas assez fort, il n’y a pas cet élément de David et Goliath, cette apothéose », commente Elizabeth Mc Ternan. L’artiste prend l’exemple de la chaîne himalayenne, dont les montagnes individuelles n’avaient pas de nom, « car elle faisait partie d’un tout. Ce sont des valeurs européennes que nous avons apportées en les nommant. » Le Mont Everest est ainsi nommé après George Everest, géographe britannique, arpenteur général des Indes Britanniques (contre son gré). Le Pic Hawley après la journaliste américaine Elizabeth Hawley (contre son gré également). « Nous sommes tous responsables de la création de ces narrations. Il faut faire attention, on peut construire ou détruire un futur. Les gens qui racontent ces histoires le font pour protéger les montagnes, ces espaces, mais il ne faut pas oublier de consulter les gens qui les habitent et s’assurer que ces histoires ont du sens pour eux. »

Saana et Malla, deux géants qui ne sont jamais tombés amoureux. © Elsa Ferreira

 

Bioart Society fait partie du réseau Feral Labs et du projet de coopération Rewilding Cultures co-financé par le programme Europe Créative de l’Union Européenne.

Une nouvelle version de notre carte des labs

Capture d'écran de la carte des labs Makery

Makery lance une nouvelle version de sa carte des labs ! Propulsée par l’outil libre GoGoCarto, enrichie de nouvelles fonctionnalités, elle permet d’avoir des informations précises sur les lieux du DIY et de l’innovation sociale, partout en Europe, et au-delà dans le monde entier. Tous les labs, makerspaces, tiers-lieux présents sur notre ancienne carte y sont référencés, à ce jour plus de 1000. Maintenant nous avons besoin de vous pour mettre à jour les informations de vos labs, ou bien y référencer votre structure ! Explications en détail.

la rédaction

Au printemps 2024, Makery fêtera ses 10 ans. Pour préparer ces célébrations – et parallèlement à une phase de consolidation de notre plateforme afin de sécuriser nos archives qui nécessitera dans les prochaines semaines une courte rupture temporaire de service – nous sommes ravis et fiers de proposer une nouvelle version de notre carte ! Mettez à jour vos informations ou enregistrez-vous si ce n’était pas le cas jusqu’à présent !

Une carte unique en anglais

Nous avons fait le choix d’une seule carte, contrairement à ce qui existait précédemment sur notre site. Notre nouvelle carte a vocation à devenir un outil de référence au niveau européen (et pourquoi pas mondial), nous avons donc opté pour l’anglais uniquement.

Mais si l’interface de la carte et ses outils, ainsi que le formulaire qui permet de référencer un lab, sont en anglais, rien n’interdit de renseigner les informations de votre lab en français, ou dans une autre langue.

Une recherche avancée et une fiche d’informations pour chaque lab

Nous avons implémenté des fonctionnalités de recherche plus avancées que précédemment, avec notamment  trois grandes catégories pour définir un lab : les espaces de travail qu’il contient, les activités qui y sont pratiquées, et les services qu’il propose. De nombreux choix sont possibles dans chaque catégorie. La recherche permet également de chercher par mots-clés, et par localisation (si vous tapez « Indonésie » dans le champ de recherche, la carte se centrera sur cette zone). Vous disposez également d’un bouton dans le champ de recherche qui vous géolocalisera automatiquement et affichera la carte de la zone dans laquelle vous vous trouvez.

On retrouve les catégories auxquelles appartient un lab sur sa fiche, ainsi bien sur que ses informations de contact (adresse, email, site, téléphone, horaires d’ouverture), la superficie du lieu, son type de gestion (association, entreprise, etc.), ses éventuels labels et réseaux d’affiliation, une description libre, optionnellement une photo.

Exemple de fiche d’infos d’un lab

Créez et gérez facilement les informations de votre lab

Pour créer un lab

Cliquez sur le bouton « Add A Lab » en haut à droite. Vous serez dirigé vers la page du formulaire à compléter. Vous devrez ouvrir un compte (email + mot de passe, ou bien compte Gmail, Facebook ou Lescommuns.org), puis compléter le formulaire. Par la suite, vous pourrez modifier les informations de votre lab en vous connectant à ce compte.

Pour modifier les infos d’un lab

Si votre lab est déjà sur la carte (vous « réclamez la propriété » du lab) : Ouvrez la fiche d’information du lab en cliquant sur son marker. En bas de la fiche d’information, cliquez sur le bouton « Suggest changes ». vous serez dirigé vers makery.gogocarto.fr Vous devrez ouvrir un compte, puis vous aurez accès aux informations du lab que vous pourrez modifier.

Par la suite, une fois votre compte créé et que votre lab y est rattaché, vous pourrez modifier ses informations à votre gré, en vous connectant à votre compte sur makery.gogocarto.fr.

A noter : Toutes les informations que vous entrez que ce soit lors du processus de création ou de celui de modification d’un lab, sont soumises à une modération. Elles seront dans un premier temps « en attente de validation » par un membre de l’équipe de Makery. Nous nous réservons le droit de refuser la publication, et de modifier certaines informations de votre fiche (par exemple si vos textes sont trop longs, nous les raccourcirons). La modération sera effectuée une fois par semaine.

Pour supprimer un lab

Si vous avez connaissance d’un lab qui n’existe plus, vous pouvez le signaler en cliquant sur le marker du lab pour ouvrir sa fiche d’informations, puis cliquer en bas sur le bouton « Report an error ». Un mail sera envoyé à un modérateur de Makery, qui supprimera le lab après vérification.

Le formulaire pour créer un lab sur la carte Makery

Aidez-nous à maintenir une carte à jour et bien renseignée

Lors de l’import des données de nos anciennes cartes, nous avons dû conserver seulement quelques informations de base. Nous avons dû attribuer à chaque lab un choix « par défaut » pour chacune des 3 grandes catégories : ainsi tous les labs actuellement sur la carte contiennent un espace de travail « fablab », une activité « digital fabrication », et un service « assistance, mediation ». Bien sur, ce n’est pas vrai pour tous les lieux.  Alors à vous de modifier votre fiche pour renseigner précisément les caractéristiques de votre structure ! Et pour cela, commencez par consulter la nouvelle carte des labs Makery : https://www.makery.info/map-labs/

Mobilité dans la maternité : une expérience personnelle

Craig, Michaela, Clarinda (in water) and Aaron with baby Oren, by the lake.

Shona Robin MacPherson est une artiste, curatrice et chercheuse basée à Glasgow. Elle est aussi la lauréate de la bourse de mobilité de Rewilding Cultures. Grâce à ce soutien, elle a pu se rendre à une résidence d’artiste en Finlande avec son nouveau-né et son partenaire. Pour Makery, elle discute des défis de sa mobilité dans la maternité.  

Shona Robin MacPherson

Texte et photos par Shona Robin MacPherson

En avril 2023, alors que j’étais (lourdement) enceinte de mon premier enfant, j’ai posé ma candidature pour la bourse de mobilité Rewilding Cultures. Il était très important pour moi à ce moment-là, à l’aube de la maternité*, de maintenir une mobilité et un sens de mon identité créative/pré-maternelle. J’ai découvert que j’avais obtenu la bourse de mobilité Rewilding Cultures alors que mon bébé n’avait que trois jours. J’étais ravie, bien que dans le brouillard des nuits blanches et des raz-de-marée hormonaux. Cependant, j’ai commencé à mettre les choses en place pour m’assurer que je pourrais voyager avec mon bébé, par exemple en recherchant comment demander un passeport pour un nouveau-né.

J’ai demandé une bourse pour pouvoir me rendre dans le nord de la Finlande et rencontrer mon collectif Those Who Possess Dirt (TWPD) et visiter la maison de résidence Mustarinda. Au moment de la résidence, mon bébé aurait trois mois et je serais accompagnée de mon partenaire pour me soutenir.

Le studio de Mustarinda avec Oren dans un berceau.

TWPD est un collectif de recherche fondé en 2020 qui se compose actuellement des artistes/curatrices Shona Robin MacPherson, Clarinda Tse et Ruby Eleftheriotis. Anciennement basé à Glasgow, TWPD est maintenant réparti entre Glasgow et la Norvège. Nous démêlons les possibilités de parenté multi-espèces et de partage des connaissances par le biais de dialogues interdisciplinaires, d’enquêtes in situ et d’une écoute incarnée et empathique des voix plus qu’humaines, afin d’imaginer un avenir de coexistence non hiérarchique.

Mon partenaire, bébé Oren et moi-même sommes arrivés en Finlande par un vol d’Édimbourg à Helsinki, puis un autre vol jusqu’à Oulu, puis d’Oulu à Kajanni en train, puis de Kajanni à Hyrynsalmi en bus. En tant que voyageuse solitaire, j’aurais opté pour une approche de voyage à faible émission de carbone en voyageant lentement, mais je n’ai pas pu trouver un moyen réalisable sans faire de nombreux transferts et prendre de nombreux et longs moyens de transport, ce qui aurait été pénible pour mon bébé.

Nous avons été accueillis par Kryštof Kučera au marché de Hyrynsalmi (il avait gentiment apporté un siège auto pour bébé depuis la République tchèque). Nous avons ensuite été conduits (dans la voiture électrique de Mustarinda) sur la dernière partie du trajet entre Hyrynsalmi et la maison de Mustarinda. Il est alors devenu évident à quel point nous étions loin de chez nous. La forêt est devenue plus dense et les routes plus rugueuses, les panneaux de signalisation et le marquage au sol sont devenus moins évidents, lorsque nous sommes finalement arrivés à notre destination, une vieille école en bois d’apparence solide située à la lisière de la forêt. C’est le 1er septembre que nous sommes arrivés à la maison Mustarinda, où nous avons rencontré Michaela Casková, notre gouvernante avec Krystof pendant le mois de septembre.

Des champignons dans la forêt.
Le sauna de Mustarinda.
Oren dans la forêt après un changement de couches.

De nombreuses questions se sont posées à moi pendant mon séjour à Mustarinda, concernant le repos et la récupération, le travail, la pratique artistique, les réseaux de soutien, alors que je commençais à entrer dans le monde avec ce nouveau paradigme de soins désormais intrinsèquement tissé dans ma vie. Les tâches simples que j’entreprendrais habituellement lors d’une résidence et que je ferais sans y penser, comme aller au studio le matin, rencontrer d’autres artistes le soir, faire de longues promenades, lire, etc. deviennent beaucoup plus difficiles et presque impossibles sans soutien, surtout à ce stade précoce de la maternité où un bébé a besoin de tant de choses uniquement de sa mère qui l’allaite.

Dans ma candidature, j’avais l’intention de passer trois semaines en résidence à Mustarinda avec le soutien de mon partenaire et du collectif, mais mon partenaire a dû retourner au Royaume-Uni après une semaine. J’ai alors passé un certain temps sans le soutien de ma famille immédiate, bien que j’aie été aidée par les autres membres du collectif. J’ai découvert qu’il y avait certaines tâches pour lesquelles je ne voulais pas trop m’appuyer sur quelqu’un d’autre (comme les réveils à 4 heures du matin) et j’ai donc commencé à avoir des difficultés sans mon partenaire. J’ai décidé de raccourcir légèrement le voyage et de rentrer une semaine plus tôt pour éviter d’être trop épuisée. Ces deux semaines m’ont semblé suffisantes pour profiter de l’expérience, mais sans mettre trop de pression sur moi et mon bébé dans ces premiers jours.

De retour chez moi, j’ai maintenu la communication avec le collectif et la résidence en partageant des images, des textes, des captures d’écran, des notes vocales, etc. et j’ai même réussi à écouter les présentations des autres artistes qui ont eu lieu l’avant-dernière semaine, Clarinda ayant enregistré l’audio par note vocale pour moi. C’était une façon très agréable de garder le contact et d’une certaine manière, j’ai eu l’impression de continuer d’être dans les alentours de Mustarinda.

Je me suis trouvée avec beaucoup de questions, plutôt que des réponses, qui me donnent envie de poursuivre ma réflexion, mes recherches et mes projets.

Des questions telles que : à quoi devrait ressembler le congé de maternité d’une artiste ? On a l’impression que le travail d’un artiste ne s’arrête jamais, mais il est peut-être parfois important de faire une pause. Comment une mère artiste peut-elle être soutenue dans cette démarche sans être isolée et sous-représentée dans le monde de l’art ? À quoi cela devrait-il ressembler ? Quels types de structures peuvent soutenir les mères artistes ? Quelles sont les exigences d’une résidence d’artiste pour la rendre accessible aux mères artistes ? Quelle est l’importance de faire l’expérience de la nature au cours de ces années formatrices ? Comment pouvons-nous imprégner la nature sauvage dans l’éducation des enfants ?

Rétrospectivement, le fait que j’aie pu assister à Mustarinda avec mon collectif et mon nouveau-né me semble être un moment très important et une grande réussite. J’ai l’impression qu’il s’agit d’un point de départ inspirant pour la maternité, un point de départ qui est entrelacé avec la créativité et la nature sauvage et qui n’est pas isolé à la maison comme c’est trop souvent le cas dans les premières années de la maternité.

Auto-portrait avec Oren.

Des remerciements infinis à Clarinda et Craig pour les repas savoureux, et à Ruby, Krystof, Michaela et Aaron pour s’être occupés de nous. Et dans le flux des amis et des résidents : Anastasia, Aurora, Ada, Ulla, Myumi, Hannah, Tiina (et Miksi !) pour ce temps passé ensemble, la magnifique maison Mustarinda comme point d’ancrage.

Merci également à Spilt Milk Collective pour son mentorat et son soutien, ainsi qu’à Alexandra Carter pour ses conseils sur la résidence en Finlande avec un bébé.

* Les termes « maternité » et « mères » sont utilisés dans cet article pour décrire toute personne qui s’identifie comme une mère.

Shona Robin MacPherson est bénéficiaire d’une bourse de mobilité accordée dans le cadre du projet de coopération Rewilding Cultures cofinancé par le programme Europe créative de l’Union européenne.