Rendre visible l’invisible : à l’UNOC, artistes et scientifiques ont mis les fonds marins sous les projecteurs

Des ours polaires esseulés devant le palais des congrès temporaire de l'UNOC où se tenait le One Ocean Science Congress. © Elsa Ferreira

En amont de l’UNOC, scientifiques et artistes se sont retrouvés pour rendre visible l’océan et ses enjeux. Un préambule inédit pour un tel rendez-vous diplomatique, qui a plutôt porté ses fruits.

Elsa Ferreira

50 chefs d’États et des dizaines de représentants, des centaines d’artistes et des milliers de scientifiques… Pendant deux semaines en juin, Nice est devenue – en partenariat avec le Costa Rica – la capitale des océans. Avant le grand raout politique de la Conférence des Nations Unies sur l’Océan (UNOC), se tenait le Congrès One Ocean Science, organisé par le CNRS et l’Ifremer, mais aussi la Biennale des Arts et de l’Océan. L’occasion pour les scientifiques et les artistes de faire émerger les enjeux les plus pressants et faire connaître un peu mieux les mystères de ce grand bleu.

Atteindre une gouvernance mondiale

Car si l’océan recouvre 70 % de la surface de la Terre, experts et artistes s’accordent à rappeler que seulement 3% des fonds marins ont été cartographiés et que plus d’humains ont été envoyés dans l’espace que dans les profondeurs abyssales des fonds marins. Et pour cause : seulement 1,7% des budgets nationaux de recherche sont alloués aux sciences de l’Océan, rappellent les deux co-présidents du Comité Scientifique International du Congrès One Ocean Science, François Houllier, président-directeur général d’Ifremer, et Jean-Pierre Gattuso, directeur de recherche au CNRS. Pourtant, l’Océan absorbe 90% de l’excès de chaleur dû aux activités humaines et aux émissions de gaz à effet de serre et est un allié essentiel de notre lutte contre le réchauffement climatique.

De gauche à droite: François Houllier, président-directeur général d’Ifremer, et Jean-Pierre Gattuso, directeur de recherche au CNRS et Alejandra Villalobos Madrigal (directrice de FAICO). © Makery
Des participants au Congrès One Ocean Science signe le manifeste « Science for Ocean Action », publié par Ifremer. © Elsa Ferreira

L’un des principaux enjeux de cette Conférence est la ratification du Traité de haute mer (BBNJ), un texte en négociation depuis plus de 15 ans et finalisé en 2023. Cet accord prévoit, entre autres, la mise en place d’aires marines protégées sur 30 % de la haute mer (ne relevant donc d’aucune juridiction nationale), l’obligation de réaliser des études d’impacts avant d’engager une activité humaine ou encore l’accès équitable aux ressources génétiques des Océans. Ratifié par 31 États avant l’UNOC, il l’est désormais par 51 États et devrait atteindre le seuil des 60 nécessaires pour entrer en vigueur d’ici l’Assemblée générale des Nations Unies en septembre prochain. Une avancée rapide, dans des instances où les processus sont habituellement lents, se réjouit Martin Alessandrini, chargé de mission plaidoyer au sein de la fondation Tara Océan. « C’est un super résultat, dès l’année prochaine on va commencer à discuter du cadre opérationnel. » Autre victoire, l’appel de Nice pour un Traité ambitieux sur les plastiques, afin de réduire la production et la consommation de plastique.

La principale déception vient des régulations autour de l’exploitation minière des grands fonds, sujet brûlant depuis que Donald Trump a autorisé en mai de telles activités. En 2025, un moratoire a été signé par une trentaine d’États. A l’UNOC, seuls cinq États ont rejoint l’initiative.

Martin Alessandrini, chargé de mission plaidoyer au sein de la fondation Tara Océan, lors de la conférence conjointe avec Markus Reymann, directeur de la fondation TBA21. © Makery
La Fondation Tara Océan et la branche océan de la Fondation TBA21 Thyssen-Bornemisza Art Contemporary proposent jusqu’au 24 août l’exposition conjointe « Becoming Ocean » à la Villa Arson. Ici, la conférence performée de l’artiste Adelita Husni-Bey dans laquelle elle explore le lien entre les activités industrielles du port de Marghera à Venise, les flux de marchandise capitalisme industrielle mondialisé et les impacts sur les travailleurs et résidents vénitiens. © Makery

À la rencontre de l’étrangeté des abysses

Pour introduire ces avancées diplomatiques, artistes et scientifiques se sont appliqués à rendre visible l’invisible. Côté scientifiques, les praticiens du monde entier ont partagé leurs recherches avec leurs pairs pour faire avancer la connaissance, dans des sessions d’une vingtaine de minutes hermétiques pour le commun des mortels. Parmi les sujets, la mitigation et l’adaptation des objectifs de l’Accord de Paris, la pollution plastique, le secteur de la pêche et celui du transport ou encore le partage de connaissances sur l’Océan profond.

Côté artistes, on tente de mettre en récit ces découvertes époustouflantes, et de les rendre accessibles à tous, comme au festival Sentiment Océanique proposé du 5 au 8 juin par l’association Projet Coal au Fort du Mont Alban. « C’est un acte de diplomatie en faveur de ces espèces qui sont peu ou pas connues », présente le curateur Christopher Yggdre, lors de l’ouverture de son exposition Lumière Vivante, Rencontre avec la bioluminescence marine. Au sein du Fort Mont Alban, habituellement ouvert seulement pendant les journées du patrimoine, le public part à la découverte de ces bactéries bioluminescentes qui peuplent les fonds marins.

Sentiment Océanique par Projet Coal au Fort de Mont Albian au dessus de Nice et Villefranche-sur-Mer. © Makery

« La profondeur moyenne des Océans est de 3800 mètres. A partir de 200 mètres, plus aucune lumière ne pénètre. On estime que 78 % de la vie sous-marine fait de la lumière », présente ainsi la chercheuse Jeanne Maingot-Lépée, de l’Institut Méditerranéen d’Océanologie, à l’occasion d’une conversation d’inauguration du « Bar des sciences » du festival. Ces signaux lumineux sont aussi variés que leurs usages : ils peuvent servir d’appâts, mais aussi de défense ou de camouflage, en se faisant paraître plus gros ou en déviant la trajectoire du prédateur par exemple.

La journaliste Natacha Triou, l’artiste Jérémie Brugidou, la chercheuse Jeanne Maingot-Lépée et le commissaire d’exposition Christopher Yggdre lors de l’inauguration de l’exposition Lumière Vivante. © Makery

L’acte de diplomatie en faveur de ces créatures marines est aussi un hommage à leurs mystères : « on remonte à 3,5 milliards d’années les bactéries bioluminescentes, expose la chercheuse. L’apparition des yeux, elle, date de 600 millions d’années. » Comme si, extrapole l’artiste Jeremie Brugidou, cette lumière froide et bleutée avait créé l’envie de voir.

La rencontre était suivie d’une performance de Gilles Viandier. © Makery

Plancton Superstar

Au cœur de La Baleine, espace gratuit et dédié au grand public, on part aussi à la découverte de ces intrigantes créatures des abysses. Ici, des êtres extrémophiles (c’est-à-dire qui prospèrent en milieux extrêmes) comme le ver de Pompéi ; là, des créatures aux dimorphismes sexuels (mâles et femelles ont des tailles très différentes, ici 4cm contre 60cm) comme la baudroie abyssale. On rencontre le cachalot dont le cri est plus fort d’un réacteur d’avion, le calamar géant et ses 12 mètres de long ou encore l’opisthoproctidae, dont le crâne ressemble à un cockpit. Des créatures dont l’étrangeté extra-terrestre commence à pénétrer nos imaginaires et qui donnent envie d’en savoir davantage sur nos colocataires planétaires.

Dans le ventre de La Baleine, Zone Verte de l’UNOC. © Makery
La baudroie abyssale, effrayant et fascinant poisson de nos fonds marins. © Makery

Organismes plutôt méconnus mais superstars de cet avant-UNOC : les algues. Il faut dire que le phytoplancton absorbe le CO2 à plus grande échelle que les forêts terrestres. C’est aussi la nourriture principale des animaux de nos océans. Au niveau politique en revanche, « on en parle encore très peu, même si on essaie de toucher les décideurs », reconnaît Martin Alessandrini. Tout de même, « quelques États commencent à reprendre ce sujet de manière assez structurée. C’est le cas du Sénégal, qui a introduit le plancton dans les outils d’aide à la décision et de conservation. »

Conférence sur le potentiel des algues alimentaires en Europe dans l’espace « L’Océan qui nous nourrit ». © Makery

Dans leur documentaire Umi No Oya, dont une projection en avant-première a eu lieu à La Baleine le 4 juin, l’artiste et chef Maya Minder, et Ewen Chardronnet, rédacteur en chef de Makery, s’intéressent à l’histoire de l’aquaculture du Nori. Bande annonce : 

La cacophonie du Monde du silence

Et puisque nous rencontrons les habitants des fonds marins, l’occasion nous est donnée de percevoir l’impact de nos activités sur leur environnement de vie. Ainsi dans le documentaire Sonic Sea, coproduit par le fond international pour la protection des animaux (IFAW) et lauréat d’un Emmy Award, on découvre l’insoutenable cacophonie qui règne dans ce que le commandant Jacques Cousteau appelait le Monde du Silence. Dans l’océan Pacifique, le bruit des navires a doublé tous les dix ans au cours des 40 dernières années, nous apprend l’ONG de protection des animaux. Une augmentation drastique aux conséquences lourdes pour les mammifères marins comme les baleines bleues, les orques ou les dauphins. Désorientés, des bancs d’animaux s’échouent en masse. La distance sur laquelle peuvent communiquer les baleines a chuté de 90 % tandis que certaines d’entre-elles ont perdu 80% de leur capacité à chanter et sont stressées (lorsque le monde s’est mis à l’arrêt après le 11 septembre 2001, les scientifiques ont enregistré une chute dramatique de l’hormone du stress chez ces animaux). « Cette pollution sonore touche tous les êtres vivants, de la baleine au plancton, précise Aurore Morin, chargée de campagnes Conservation marine chez IFAW. Même les végétaux sont impactés puisqu’une étude constate que la croissance des herbiers de posidonie est affectée par le bruit. »

Sonic Sea (2016), bande annonce :

« Ce qu’il y a de bien avec le bruit, c’est que lorsqu’on arrête d’en faire, il s’arrête », souligne un scientifique de OrcaLab dans le documentaire. Et pour cela, IFAW a des solutions, comme celle de ralentir la vitesse des navires. Leur pétition, Blue Speeds, a recueilli à ce jour plus de 250 000 signatures.

37 pays se sont également engagés dans une coalition pour un océan silencieux. « Nous sommes globalement très satisfaits, rapporte Aurore Morin de l’événement. Les sujets sur lesquels on travaille, et notamment la pollution sonore, ont été mis en avant alors qu’ils restent habituellement peu discutés. » Si aucune mesure contraignante n’a été prise, cela est de bonne augure pour la suite de l’action d’IFAW, estime la chargée de campagne : « cela montre qu’il y a une motivation, une prise de conscience et une initiative volontaire ».

La Baleine proposait par ailleurs de multiples espaces aux thématiques variées.

Ici le Digital Ocean Pavillon de l’UNOC. Douze pays européens ont adopté le lundi 9 juin une déclaration commune réaffirmant leur engagement à créer ensemble le Mercator International Centre for the Ocean, Il sera notamment chargé de co-développer le jumeau numérique de l’océan. © Makery
Pour La Baleine la Fondation Art Explora proposait le pavillon Immersion – Psychosphere de l’artiste Jakob Kudsk Steensen. © Makery

L’enjeu des migrants avec Navire Avenir

En contrepoint de toutes les merveilles rencontrées lors du congrès scientifique, de La Baleine et des propositions artistiques, Sébastien Thiéry nous rappelle que les Océans, et en particulier la mer Méditerranée, est aussi le lieu de naufrages humanitaires et d’absence de politiques d’assistance à autrui. « Le 19 avril 2015, a eu lieu le plus grand naufrage du 21ème siècle », rappelle en préambule le politologue et urbaniste. Ce jour-là, une embarcation avec 900 migrants à son bord faisait naufrage, faisant environ 800 morts. Une hécatombe qui coïncide avec l’arrêt de l’opération de sauvetage Mare Nostrum pour être remplacée par Triton, un dispositif plus léger et sans mandat humanitaire. Pourtant, ni les États ni l’Europe n’ont rétabli une présence humanitaire dans cet espace. Selon les Nations Unies, plus de 63 000 migrants sont morts ou portés disparus au cours de la dernière décennie, dont 60 % par noyade. « Tous les trois mois se déroule l’équivalent d’un naufrage de l’envergure du plus grand naufrage du 21ème siècle », résume Sébastien Thiéry.

Sébastien Thiéry lors de son intervention à La Baleine. © Makery

Face à la nécessité de « ne plus constater le désastre mais d’y faire face en acte », l’urbaniste présente son projet Navire Avenir, une œuvre collective qui associe artistes, étudiants, sauveteurs, rescapés, soignants, juristes, architectes, citoyens et bientôt investisseurs. L’ambition : construire un navire de sauvetage répondant aux besoins des travailleurs humanitaires, avec un hôpital de bords et une rampe pour faire débarquer les rescapés en toute sécurité. Les plans sont prêts – ne reste qu’à trouver les 36 millions d’euros pour financer le projet. A titre de comparaison, souligne Sébastien Thiéry, l’œuvre Barca Nostra, carcasse de l’embarcation du naufrage du 19 avril 2015, aurait coûté plus de 30 millions à acheminer jusqu’à la biennale de Venise où elle a été exposée en 2019. Pour obtenir les 15 millions d’euros nécessaires au lancement du projet, l’équipe de Navire Avenir propose aux citoyens, institutions et investisseurs de devenir copropriétaires du navire. A date, plus de 1,2 millions d’euros ont été récoltés.

Pré-visualisation du Navire Avenir actualisée en octobre 2023 (VPLP, Marc Van Peteghem, Marc Ferrand). © Navire Avenir

En parallèle à ce chantier naval en devenir, Sébastien Thiéry projette de faire reconnaître les gestes des marins-sauveteurs au Patrimoine culturel immatériel de l’Humanité à l’Unesco.

Malgré l’urgence de ces enjeux, « aucun projet de réglementation pour l’intervention en mer et aucun projet de développement d’outils spécifiques » n’ont été issu de l’UNOC, regrette Sébastien Thiéry. Pourtant, SOS Méditerranée et l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) ont proposé la reconnaissance de l’espace maritime comme espace humanitaire, rapporte-t-il. « Prendre soin de l’océan c’est aussi tout mettre en œuvre afin que celui-ci demeure ressource de vie, non espace de morts. C’est un fait que cette question a été éludée, et que les controverses politiques au sujet des migrants ont empêché de travailler réellement ce sujet pourtant crucial, pour nous comme pour les générations futures. La France aurait dû jouer un rôle déterminant sur le sujet. »

La finance… mais à Monaco

La protection de l’Océan, oui, mais avec quel argent ? Dans l’espace grand public de la Baleine, la finance bleue est évoquée. Mais l’événement dédié, le Blue Economy and Finance Forum, se tenait quelques dizaines de kilomètres plus loin, dans la principauté de Monaco. Là, 25 milliards d’euros ont été recensés dans des projets durables pour l’Océan et 8,7 milliards d’euros d’investissements supplémentaires ont été engagés à horizon 2030.

Le sujet est capital. Les Océans sont aussi une zone de marché mondial, présente Marianne Carpentier, conseil stratégie en finance durable : 90% du commerce mondial passe par les eaux, 98% du flux d’information passe par l’océan (fibre optique mais aussi électrique pour les éoliennes), on y trouve aussi une bonne partie des ressources énergétiques (éolienne mais aussi gaz et pétrole) tandis que 50% du tourisme mondial est lié aux littoraux et que 3 milliards de personnes dépendent de la pêche pour vivre. Les agents économiques seront donc des acteurs dans la préservation – ou non – des Océans. « C’est un levier très intéressant, souligne Martin Alessandrini. Dans le cas de l’exploitation minière en haute mer, nous avons été très déçus de l’engagement des États. En revanche, une soixantaine d’acteurs économiques ont annoncé qu’ils ne financeraient ou n’assureraient pas ce genre de projets. Face à une défaillance politique, on peut avoir ce contrepoids. » Scientifiques, artistes, politiques, acteurs économiques et société civile… décidément tous dans le même bateau.

Pedro Soler : « Pendant l’Assemblée des Sols, nous avons exploré comment le monde naturel a sa propre agentivité. »

Offrande de nourriture issue de la cérémonie de la Pachamanca à Transito Amaguaña, au sommet de sa tombe. Credit: Mateo Barriga

Entretien avec Pedro Soler, écrivain, jardinier punk et curateur principal de Soil Assembly #2 Tinku Uku Pacha, la deuxième édition d’un rassemblement interdisciplinaire consacré au sol et aux bioéconomies. Organisée à La Chimba, une communauté rurale des hauts plateaux andins de l’Équateur, l’Assemblée s’est déroulée du 8 au 10 mai 2025, dans le but de partager des perspectives locales et internationales et de renforcer le leadership autochtone en hommage à la leader paysanne Tránsito Amaguaña.

Julian Chollet
Pedro Soler

A Soil Assembly #2 Tinku Uku Pacha, pendant trois jours, les participants ont exploré les économies rurales régénératrices (jour 1), les intersections entre la science des sols, l’art et la paysannerie planétaire (jour 2), et ont célébré Tránsito Amaguaña, la terre et la culture autochtone (jour 3). L’événement a réuni des agriculteurs, des artistes, des scientifiques, des militants et des habitants locaux afin de co-créer des pratiques et des dialogues pour la santé des sols, la souveraineté alimentaire et la résilience culturelle. Les conférences et tables rondes ont été streamées et une traduction simultanée a été proposée afin de permettre au public international de suivre les discussions sur place. L’événement a été produit par La Divina Papaya et Upayaku Foundation.

Pourriez-vous nous parler de la région où vous vivez et de ce qui la rend spéciale ?

Pedro Soler : Je vis depuis une dizaine d’années à Cayambe, une petite ville située à environ une heure et demie de Quito, la capitale de l’Équateur. Elle se trouve dans les Andes équatoriennes, près de la frontière nord avec la Colombie. Nous vivons dans la vallée, mais il y a de nombreuses communautés dans les montagnes. Ma compagne, Daniela Moreno Wray, vient d’une famille qui possédait autrefois beaucoup de terres ici. Son arrière-grand-mère était presque comme une reine de cette vallée. Quand je l’ai rencontrée, elle travaillait sur un film documentaire qui est ensuite devenu une installation vidéo et audio à grande échelle, explorant les tensions autour de l’utilisation des terres pour la production et les luttes communautaires, entre les haciendas et les paysans autochtones. Le projet était centré sur des femmes importantes, comme Dolores Cacuango, Luisa Gómez de la Torre et Tránsito Amaguaña, comme source d’inspiration pour la collaboration interculturelle. Il y a cette belle métaphore de Tránsito : « le blé et le quinoa dans le même sac », qui symbolise l’unité entre les peuples autochtones et non autochtones qui travaillent ensemble pour atteindre des objectifs communs, tels que la souveraineté alimentaire et foncière. L’un des principaux objectifs du projet était de panser les blessures laissées par la colonisation et le système des haciendas [structure foncière qui exploitait les communautés autochtones], en cherchant à régénérer non seulement la terre, mais aussi les relations humaines. Cela nous a inspirés pour organiser des activités ici, comme le AgroHack en 2016. Nous avons collaboré avec les autorités locales et des personnalités culturelles, et avons également travaillé avec le Centre Communautaire Interculturel de La Chimba (CICTA), bien que les premières tentatives n’aient pas abouti. Nous avons toujours été fascinés par La Chimba : son emplacement exceptionnel, ses habitants, son importance historique et culturelle, mais aussi la tombe imposante de Mama Tránsito. C’est un endroit très spécial.

La salle principale où se sont déroulées les principales activités de l’Assemblée des sols. Ici le panel « Les femmes dans les économies régénératrices », qui s’est tenu lors de la première journée « Économies rurales régénératrices », organisée par Daniela Moreno Wray, avec Erlinda Pillajo, Juliana Ulcuango, Pacha Cabascango et Yuri Maricela Gualinga Santi. Le programme complet des conférences ainsi que leurs enregistrements sont disponibles sur http://soilassembly.net Crédit : Mateo Barriga

Parlez-nous davantage de La Chimba. Comment la communauté est-elle organisée ? Qui sont ses habitants et quel est leur rapport avec la terre qu’ils occupent ?

La Chimba est une communauté autochtone du peuple Kayambi de la nation Kichwa, gérée par une assemblée dont le président et le conseil exécutif sont élus tous les deux ans. Il existe un principe strict d’alternance. Toutes les décisions importantes sont prises en assemblée, qui décide également de l’application de la justice autochtone. La minga, ou travail collectif, est l’autre principe organisationnel fondamental selon lequel tous les membres de la communauté doivent consacrer au moins un jour par mois, et souvent plus, à des travaux qui profitent à la communauté.

Cette région a été le berceau du mouvement indigène équatorien dans les années 1930, lorsque les formes d’organisation communistes se sont mêlées aux formes ancestrales autochtones de l’ayllu ou de la minga. Elle a donné naissance à des leaders d’importance nationale et internationale, en particulier des femmes telles que Dolores Cacuango (1881-1971), Luisa Gómez de la Torre (1887-1976) et Tránsito Amaguaña (1909-2009). C’est également la plus ancienne zone habitée répertoriée ici dans les Andes, où des populations vivaient déjà il y a plus de deux mille ans. Le paysage est spectaculaire, niché dans les replis du volcan Cayambe enneigé avec son glacier, et riche en eau. Il possède donc une histoire très riche, tant récente qu’ancienne. Il dispose également d’un merveilleux centre culturel appelé Centro Intercultural Comunitario Tránsito Amaguaña (CICTA), qui a été aménagé dans l’ancienne hacienda restaurée.

Aujourd’hui, il faut lutter pour protéger l’écosystème et les économies paysannes, et trouver une solution au problème des serres intensives de fleurs et à la menace imminente du changement climatique, qui s’est manifestée par la sécheresse qui a touché la région l’année dernière.

Entrée du Centro Intercultural Comunitario Tránsito Amaguaña (CICTA), La Chimba. Le texte est une phrase de Tránsito Amaguaña : « La terre est au peuple ce que le sang est au corps ». Il encadre l’exposition inaugurée le 8 mai 2025 dans le cadre du Tinku Uku Pacha, avec des œuvres de Tau Luna Acosta, Ronny Albuja, Manai Kowii, Pedro Avellanada et le collectif de photographes coordonné par Maura Necpas. Territoire, mémoire et avenir. Crédit : Mateo Barriga

Au final, vous avez réussi à mettre en place une collaboration avec le centre culturel de La Chimba et à réaliser The Soil Assembly #2 dans leurs locaux. Comment avez-vous fait ?

Je pense que le contexte de La Chimba rassemble tout ce à quoi nous devons réfléchir aujourd’hui : la régénération des sols, l’agriculture à petite échelle, la survie économique, le changement climatique, la résistance autochtone, le féminisme, la collaboration entre les femmes, le rôle de l’éducation… Tout converge ici.

Après de nombreuses années, l’occasion s’est présentée de réaliser un projet en postulant à un prix d’art contemporain en 2024. Il s’agit en fait du prix artistique le plus important d’Équateur, et seuls 10 projets sont sélectionnés. « Tinku Uku Pacha : Asamblea del Suelo #2 » (L’Assemblée du sol #2) a été l’un des deux seuls projets curatoriaux sélectionnés. Ce financement initial nous a finalement donné l’élan nécessaire pour commencer à travailler directement avec la communauté en avril dernier. Cela a été assez difficile au début, car j’avais du mal à expliquer aux habitants ce que nous avions l’intention de faire. Ils n’ont pas vraiment de repères. Le plus proche serait peut-être les danses traditionnelles, mais cela reste d’une autre nature qu’une conférence, un rassemblement ou un spectacle artistique hybride. À moins de savoir déjà de quoi il s’agit, c’est difficile à décrire. Il nous a donc fallu beaucoup de temps, jusqu’à la fin, pour faire comprendre ce que nous essayions de faire.

La production a vraiment pris son essor lorsque Daniela et sa société La Divina Papaya, ainsi que son projet Upayaku Foundation, se sont davantage impliqués, proposant d’inclure les économies rurales comme facteur transversal et suscitant le soutien de nombreuses organisations et processus différents impliqués dans la régénération et la conservation. Le financement participatif en collaboration avec le réseau international Soil Assembly a également été fondamental.

Daniela (à gauche) et Violeta (à droite) Moreno Wray dirigent La Divina Papaya.

Vous avez mentionné la régénération des sols et l’agriculture à petite échelle comme deux des éléments centraux de la Soil Assembly. S’agit-il de sujets que vous explorez et sur lesquels vous travaillez depuis de nombreuses années ?

Oui, cela fait longtemps. Dans les années 1990 et au début des années 2000, je me consacrais principalement à l’art numérique, à l’audiovisuel, aux festivals de musique, aux CD-ROM pour l’art interactif et à la vidéo en temps réel au théâtre. Mes premiers travaux portaient sur la cyberculture et les environnements urbains : hacklabs, espaces technologiques coopératifs et production d’art contemporain dans les villes. L’année 2011 a marqué un tournant. J’ai vraiment commencé à m’intéresser à la biologie. À cette époque, je travaillais à LABoral, un centre d’art, sur la côte atlantique espagnole. La zone à l’extérieur du centre est semi-rurale, quelque peu abandonnée, mais entourée d’arbres. Je me souviens très bien de ce moment : il pleuvait et pour moi, la pluie avait toujours été synonyme de « Oh, merde ! Il pleut ! Je ne vais pas pouvoir prendre un taxi, je vais devoir prendre un parapluie, etc. ». Mais cette fois-ci, au lieu de considérer la pluie comme une nuisance, je l’ai soudainement appréciée, comme une plante, comme la terre.

Pour moi, cela a été un véritable changement de perspective et j’ai commencé à penser que c’était la direction à prendre, tant sur le plan culturel qu’à l’échelle planétaire. C’est peut-être une question de génération, mais beaucoup de mes pairs qui s’intéressaient auparavant à l’art numérique ou au hacking ont commencé à s’intéresser au jardinage, à l’écologie et aux pratiques liées à la terre. Mais je pense aussi que nous ressentons tous cette nécessité planétaire. En tant que curateur, j’ai commencé à voir les espaces artistiques comme des moyens de sensibiliser le public, des espaces qui nous aident à percevoir d’autres réalités, à ressentir d’autres réalités. Je pense également qu’il est très important de décentraliser l’art contemporain, de l’éloigner des centres urbains dominants et d’imaginer une culture enracinée dans “un futur de petites fermes”. Internet joue ici un rôle clé, en permettant les connexions internationales, l’accès à l’éducation et à la culture sans toujours avoir à quitter la communauté.

Comment vous êtes-vous impliqué dans le réseau Soil Assembly ?

Tout a commencé par la traduction de La Planète Laboratoire, un journal qui m’a profondément influencé. Le numéro 5, intitulé Capitalisme Alien, explorait les systèmes incontrôlables et les excès du capitalisme technologique. Un jour, Ewen Chardronnet, membre de la rédaction, m’a contacté au sujet d’un nouveau numéro, le n° 6, consacré cette fois-ci aux paysans planétaires et aux assemblées des sols. Je m’intéressais déjà beaucoup à ces sujets et j’ai eu l’impression d’une synchronicité : « Waouh, vous réfléchissez aussi à ça ? ! »

Que signifie pour vous le terme « paysans planétaires » ?

Le sixième numéro de La Planète Laboratoire comprend un diagramme très parlant : le globe contre la Terre. D’un côté, les processus extractivistes, la finance, l’industrie, etc. ; de l’autre, les mouvements sociaux et écologiques, les systèmes naturels, les écologies paysannes, etc. L’Anthropocène est donc en quelque sorte le choc entre ces deux forces, une lutte à mort. Les paysans planétaires représentent une issue à cette folie. Un avenir possible, différent de l’inévitable apocalypse technologique, une possibilité littéralement « terre à terre » de véritable durabilité. Après tout, cela a fonctionné pendant des milliers d’années. Nous pouvons nous y reconnecter. C’est particulièrement vrai ici, à Cayambe, où existe une culture paysanne autochtone vivante et où Tránsito Amaguaña, une femme paysanne devenue une référence internationale, a montré l’exemple.

La Soil Assembly #2 est également appelée Tinku Uku Pacha. Qu’est-ce que cela signifie ?

Tinku est le mot kichwa qui signifie « rencontre », mais pas nécessairement pacifique, cela peut aussi être un affrontement. Uku signifie « à l’intérieur » – il peut également être utilisé pour désigner l’intérieur d’une pièce, tandis que Pacha désigne l’espace-temps. En bref, Uku Pacha est l’espace-temps intérieur, mais cela mérite peut-être quelques explications supplémentaires. Dans la cosmologie andine, l’univers est divisé verticalement en trois couches d’espace-temps. Uku Pacha est le monde intérieur, associé à la mort, à la naissance, aux ancêtres et aux générations futures. C’est un espace de régénération, où les choses se transforment et renaissent. Il comprend également les eaux souterraines et est donc la source de tous les cours d’eau, rivières et lacs. Cependant, il ne s’agit pas seulement de l’intérieur de la terre, mais aussi de l’intérieur du corps.

Ce terme décrit le temps et l’espace, il a donc une matérialité, tout comme l’eau, les minéraux, les combustibles fossiles, etc. D’autre part, il a également une dimension métaphorique : la terre des ancêtres et de ceux qui ne sont pas encore nés. La terre de la mort et de la naissance, où tout est recyclé. Tout descend et remonte de là. Toujours mourant, toujours vivant. De la même manière que la terre se construit : par la décomposition et le renouvellement.

Comme Uku Pacha est également le lieu où les gens naissent, c’est aussi un lieu d’avenir. Ainsi, penser aux ancêtres, c’est en réalité penser à l’avenir.

Je pense qu’il est temps de parler de ce qui s’est passé pendant l’assemblée. Pourriez-vous nous parler des résidences d’artistes et nous présenter le programme des trois jours ?

Le programme a débuté plusieurs semaines avant l’assemblée proprement dite, avec deux résidences au CICTA : Tau Luna Acosta s’est intéressée à la mémoire lithique du territoire – en explorant les pierres comme archives et comme liens entre les significations humaines et non humaines et les échelles de temps. Parallèlement, une équipe dirigée par l’artiste visuel Ronny Albuja – avec le programmeur-designer Santiago Tapia, le musicien Daniel Gachet et l’expert en chromatographie Dalo Gómez – a créé une installation intitulée « Regarde le sol, là où la lumière ne se voit pas » (Mirar el suelo, donde la luz no se ve). Dalo a prélevé des échantillons de sol autour de la communauté et a utilisé la chromatographie pour révéler leurs motifs cachés. Ronny a mis au point un système de projection analogique tandis que Santiago et Daniel ont utilisé la vision par ordinateur et Pure Data pour sonifier en temps réel les couleurs, donnant ainsi vie à ces découvertes. Ce travail a jeté les bases de ce qui est devenu le laboratoire de sol vivant du CICTA, où travaille actuellement Karen Benalcázar, une jeune microbiologiste. Nous avons officiellement inauguré le laboratoire le 8 mai, à l’issue de notre première journée de sessions, en même temps que les expositions que Ronny et Tau avaient préparées pendant leur résidence.

Installation « Regarde le sol, là où la lumière ne se voit pas » (Mira al suelo, donde la luz no se ve) au CICTA par Ronny Albuja @destello.visual avec Santiago Tapia @tekne.media, Daniel Gachet @entranas_ et Dalo Gomez @tierracroma. Les artistes utilisent des techniques de projection ancestrales, des sons génératifs et l’analyse visuelle du sol (chromatographie) pour inverser le monde et révéler l’invisible. L’électricité nécessaire à l’installation est fournie par une éolienne. Crédit : Mateo Barriga

Que s’est-il passé pendant les sessions ? Souhaitez-vous partager quelques moments forts ?

La première journée, intitulée « Économies paysannes régénératrices », a été organisée par Daniela Moreno Wray et s’est ouverte par une présentation du podcasteur et auteur néerlandais Koen van Seijen, qui a abordé le thème de l’investissement régénérateur, en évoquant la possibilité d’aligner les flux de capitaux sur la régénération écologique. Une introduction pragmatique. Ensuite, nous avons organisé des tables rondes sur les expériences vécues en Amazonie et à Saint-Domingue. L’une des discussions les plus suivies a porté sur l’élevage bovin régénérateur, car l’élevage laitier reste le principal moyen de subsistance de nombreuses familles dans cette région. Nous avons également organisé une table ronde très intéressante sur les femmes dans l’agriculture régénératrice, au cours de laquelle plusieurs femmes leaders communautaires ont parlé de leurs projets et des défis auxquels elles sont confrontées. Dans la soirée, Felipe Jácome Reyes, un artiste de Quito, a projeté un mapping vidéo sur une maison située en face du centre culturel. Son œuvre superposait des images de la voix et du visage de Mama Tránsito à des photos de mycélium et à des images microscopiques d’organismes vivant dans le sol, en hommage à son héritage. C’est une œuvre très belle. Les femmes s’affairaient à cuisiner à l’intérieur, et la fumée s’élevait du toit pour compléter les projections ! Nous avons ensuite inauguré l’exposition au CICTA et guidé les visiteurs à travers les installations des artistes.

La deuxième journée était consacrée à « La science et l’art du sol ». Nous avons essayé de mélanger des projets artistiques et des projets d’art rural et scientifique avec des recherches plus académiques sur le sol. C’était notre principale journée internationale : chaque session était traduite simultanément et une équipe de streaming professionnelle a filmé et enregistré le son en très bonne qualité. Tout a été enregistré et est disponible sur archive.org – Tout ce matériel est désormais accessible au public. Il a été très bien accueilli. Les participants se sont connectés via Zoom ou ont suivi la retransmission en direct sur YouTube. Tout s’est très bien passé. Le programme de la journée était divisé en quatre blocs thématiques : futurisme ancestral, art et ruralité, art et sol, et sciences du sol. Le matin, nous avons eu une belle introduction du réseau international Soil Assembly et, entre les blocs, il y a eu de nombreuses pauses, une promenade guidée, deux poèmes et une présentation sur le mouvement des écovillages en Ukraine. Mes moments préférés ont été la présentation de Dhamendra Prasad sur son travail en Inde et les concerts en soirée.

Zone de tentes à l’extérieur du hall principal accueillant diverses activités telles que des ateliers pour enfants, des interviews, de la restauration, un accès à Internet, des publications et même une collection d’insectes. Voici Stephen Sherwood, de la ferme @urkuwayku, à la table de la Fondation Ekorural, qui a présenté des démonstrations et des exposés sur les sciences du sol. Ekorural a également organisé la « Marche vers l’origine du monde » (Caminata al origen de la Pacha), qui retraçait l’histoire de la vie sur Terre au cours d’une promenade où chaque pas représentait 10 millions d’années. Crédit : Mateo Barriga
Mukuink Waakiach Santiak Marco, membre du peuple achuar d’Amazonie, a voyagé pendant plusieurs jours pour se rendre à l’Assemblée. Les drapeaux derrière lui comportent des phrases de Transito Amaguaña, des faits scientifiques sur le sol, des reproductions d’analyses chromatographiques du sol ainsi que des informations sur l’Assemblée. Ils ont été conçus par La Divina Papaya @ladivinapapaya.ec Crédit : Mateo Barriga

Ces concerts, ou plutôt ces performances audiovisuelles, avaient l’air vraiment incroyables. Malheureusement, ce n’est pas si facile à retransmettre à l’autre bout du monde. J’aurais adoré les voir en direct.

J’ai beaucoup apprécié le programme du vendredi soir. « Layer Layer Layer » est le nom d’un événement audiovisuel organisé par Ronny et Santi dans différents endroits. C’était la première édition rurale et elle comportait effectivement plusieurs niveaux (layer signifie « calque », « couche » ou « niveau » NdT). L’un d’entre eux était un groupe appelé Amazangas Uyarik, composé de deux frères qui jouent de l’ocarina, une flûte ancienne fabriquée à partir de terre cuite. Ils ont mené une recherche approfondie sur le matériau et le type de vibrations qu’il produit, car chaque flûte a un son qui lui est propre. C’était vraiment très intéressant. Paula Pin, Felipe Jácome Reyes, Entrañas avec Santi et Ronny, Jatun Mama, tous ont fait de superbes performances et la soirée s’est terminée par une danse sur de la musique chicha.

L’événement Layer Layer Layer « En el suelo ardía el imagen » (Dans le sol brûlait l’image), une soirée de musique et d’expérimentation audiovisuelle, s’est déroulé le vendredi 9 mai en soirée dans la salle principale. La photo montre la performance de Paula Pin. Les enregistrements de tous les spectacles sont disponibles ici : https://archive.org/details/@soil_assembly/lists/1/tinku-uku-pacha—dia-2 Crédit : Josep Vecino

La troisième journée était structurée de manière très différente afin de laisser la place à la communauté locale, sans aucune présentation ni table ronde. Pouvez-vous nous dire comment le thème « Cérémonie et célébration pour Tránsito Amaguaña » s’est déroulé au cours de cette journée ?

Cette journée était entièrement consacrée à la communauté locale et coïncidait avec l’anniversaire de la mort de Mama Tránsito, le 10 mai. Le matin, nous avons préparé une Pachamanca, qui signifie « cuisson dans la terre ». C’était fantastique. Il y a tout un rituel pour remercier la terre et lui rendre quelque chose. C’est un très beau rituel collectif. En parallèle, une assemblée d’enfants était organisée par Violeta Moreno Wray et Mama Uma. Une vingtaine d’enfants se sont réunis pour partager leurs souvenirs de Mama Tránsito. C’était merveilleux. Il y avait également différentes tentes, un petit cinéma et, dans l’après-midi, Dario Rocha, d’Amazangas Uyarik, a emmené de petits groupes à la rivière voisine pour faire « chanter » les eaux souterraines avec ses instruments ancestraux en argile. Dans l’après-midi, Graciela Alba, la petite-fille de Mama Tránsito, a dirigé un rituel de clôture. Elle nous a tous réunis et a prononcé de très belles paroles, clôturant ainsi la journée de manière très belle et très émouvante.

À la tombée de la nuit, les groupes de copla ont commencé à arriver. Sept ensembles traditionnels de chant et de danse sont venus participer à un concours organisé chaque année en l’honneur de Mama Tránsito. Les femmes chantent d’une voix aiguë en kichwa et en espagnol, les hommes jouent de la guitare et d’autres instruments, et tout le monde danse. C’est une fête, mais une fête traditionnelle.

L’un des groupes qui a participé au concours de coplas le samedi 10 mai au soir, en commémoration de Transito Amaguaña. Le concours a été remporté par un groupe appelé Ñaupa Taki, originaire de Chilco, dans la province d’Imbabura. L’œuvre d’art que l’on peut voir derrière le public a été créée par Oscar Velasco @ay.que.sinrazon, qui a documenté visuellement les trois jours de l’Assemblée. Crédit : Josep Vecino

Avec le recul, comment cet événement a-t-il permis de créer un espace de dialogue entre les connaissances ancestrales et les perspectives contemporaines ?

Dans la pensée andine, tous les éléments naturels – montagnes, rivières, pierres – sont vivants. Ces entités forment un réseau complexe de relations, et notre rôle en tant qu’êtres humains est de maintenir l’équilibre, tant au niveau social qu’écologique. Bien sûr, cela a beaucoup dérapé à l’heure actuelle.

Au cours de l’assemblée, nous avons exploré comment le monde naturel a sa propre agentivité, sa propre capacité d’action. Lors du panel sur le futurisme ancestral, une discussion passionnante a eu lieu sur la manière dont la pensée autochtone influence le jardinage, par exemple en ce qui concerne les périodes de plantation et de récolte. Le Chakana, une croix à huit branches marquant les solstices, les équinoxes et les cycles lunaires, définit un cadre pour le calendrier des tâches spécifiques. Une présentation a examiné comment cette cosmovision influence la vie dans le sol d’un point de vue scientifique. Ce fut un mélange très intéressant entre académisme et tradition ancestrale. Vendredi, nous avons entendu un poème puissant de Marina Tsaplina, une poète d’origine russe vivant aux États-Unis. Son texte, traduit et lu en kichwa et en espagnol par Wayra Velasquez et Violeta Moreno Wray, nous invitait à « ramener les bateaux », symboliquement, afin de récupérer les terres exploitées par le colonialisme. Ce fut un moment très fort et très poétique. Il s’agit de mettre fin à l’exploitation et à la destruction coloniales, non pas pour revenir à un monde vierge, mais au moins à un monde où nous pouvons commencer à voir plus clairement et à comprendre ce qui se passe autour de nous.

L’assemblée avait également un aspect plus pratique : des débats sur l’élevage bovin par opposition à l’agroforesterie, les modèles économiques durables ou l’influence de la technologie sur le développement rural. Je trouve fascinant de voir comment l’internet haut débit peut transformer l’existence des « néo-paysans ». Vendredi, environ la moitié des participants étaient sur place et les autres en ligne. Imaginez l’empreinte carbone de tous ces gens qui auraient dû prendre l’avion ! La technologie nous a permis de connecter une région rurale des hauts plateaux de l’Équateur à une communauté internationale. C’est incroyable. Je pense que cela donne vraiment une autre dimension à la vie rurale. Vous pouvez être un travailleur culturel, un travailleur du savoir, et vous pouvez participer à des débats, savoir ce qui se passe, vous informer, partager vos réflexions et vos idées avec le monde entier. Vous n’avez plus besoin de quitter votre village. C’était inimaginable il y a seulement dix ans.

Je suis d’accord ! C’est vraiment fascinant de pouvoir assister à un événement international sans bouger de chez soi. À chaque pause dans le programme, je pouvais simplement sortir et travailler dans le jardin.

Exactement ! Et il y avait également des événements parallèles à Manaus et à Paris, avec des programmes fantastiques à plus petite échelle. Il y a eu ce magnifique moment de synchronicité, lorsque l’équipe de Manaus a partagé des images de produits sur un marché local, juste au moment où nous nous installions pour travailler jeudi soir. C’était formidable de ressentir cette connexion, un peu comme si nous nous trouvions à une sorte d’intrication quantique.

Comment voyez-vous évoluer Soil Assembly au cours de la prochaine décennie ? Quels sont vos espoirs et vos rêves ?

Honnêtement, je suis un peu collapsiste. Je pense que les systèmes actuels vont s’effondrer. Mais c’est précisément pour cela que nous avons besoin d’initiatives telles que les Assemblées des sols. Elles peuvent contribuer à renforcer la résilience, en offrant un espace pour la transmission des connaissances sur ces questions, par exemple les pratiques agricoles et les projets inspirants, qui pourront servir de point de départ après l’effondrement. Je pense que cela pourrait catalyser un changement culturel dans nos relations avec le non-humain.

J’espère voir se multiplier les événements locaux et ancrés dans le terrain, qui pourront être reliés entre eux via le streaming ou d’autres outils numériques. Un peu comme un réseau mycélien. Des événements surgissant à différents endroits et dans différents contextes, chacun avec son propre thème, mais tous connectés entre eux. C’est en tout cas une vision que j’aimerais voir se concrétiser. L’énergie est là, et de plus en plus de personnes nous contactent pour organiser une assemblée. Mais il faut que cela reste ancré. Pas trop académique, pas seulement des intellectuels urbains. La Soil Assembly prend toute sa dimension lorsqu’elle implique des personnes qui travaillent réellement avec la terre, et pas seulement celles qui y réfléchissent ou l’étudient. Je pense que cette dimension est très importante. J’espère vraiment que nous pourrons poursuivre ce dialogue entre l’art, la culture, la science et les paysans, les populations paysannes et les économies paysannes.

J’ai entendu des rumeurs concernant une troisième assemblée. Savez-vous quelque chose à ce sujet ?

Oui, il y a des rumeurs. Il semble que certaines personnes au Chili envisagent d’organiser quelque chose dans le désert d’Atacama. Il semble également que l’Assemblée des sols sera incluse dans la Biennale de Kochi en 2026, ce qui est déjà un bon résultat, car cela permettra d’en organiser une nouvelle en Inde.

Super. J’ai vraiment hâte d’y être. Peut-être une dernière question pour conclure l’interview : comment faites-vous personnellement pour garder les pieds sur terre dans votre vie quotidienne ?

Me mettre au jardinage m’a beaucoup aidé sur le plan personnel. Cela m’a aidé à accepter la folie du monde. Il y a quelque chose de profondément apaisant dans cette activité. Et ce qui est génial, c’est que tout le monde peut le faire. Tout le monde peut au moins faire du compost. Tout le monde l’a déjà fait d’une manière ou d’une autre. Ce petit geste qui consiste à créer de la nouvelle terre, de l’humus, même à une échelle microscopique. C’est réel. C’est beau. Et c’est bénéfique.

Et je pense que, surtout à l’heure où nos options politiques sont de plus en plus limitées et où nos opinions semblent de plus en plus abstraites, ne faisant plus qu’écho dans le vide, se concentrer sur la terre et sur ces petites actions concrètes est pour moi une source d’optimisme. Cela permet de garder les pieds sur terre, cela apaise. C’est un espace d’espoir. Oui, vraiment.

Tous nos articles sur les Assemblées des Sols

Les conférences, tables rondes et évènements de Soil Assembly #2 Tinku Uku Pacha sont consultables en video sur archive.org jour 1 et jour 2

10 ans de Parisculteurs : l’agriculture urbaine, maillon essentiel du retour à la terre

10 ans de Parisculteurs. © Le Jardin des Traverses

Samedi 17 mai, au Jardin des Traverses à Paris, les agriculteurs urbains franciliens se réunissaient pour fêter les 10 ans de Parisculteurs et des 48 heures de l’agriculture urbaine. Un double anniversaire et l’occasion de revenir sur le chemin parcouru par ce secteur de proximité, maillon essentiel de la transition agricole.

Elsa Ferreira

Nadine Lahoud a tellement raconté cette anecdote qu’elle en est lasse. N’empêche, l’énergique agricultrice urbaine, pionnière du secteur avec son association d’agriculture de proximité et pédagogique Veni Verdi, qu’elle a montée en 2010, se prête au jeu : « je m’occupais de haricots beurre dans un jardin communautaire. Un gamin est venu vers moi et m’a dit : ‘tiens, je ne savais pas que ça poussait comme ça les frites !’».  C’est le déclic : elle accompagnera les enfants pour qu’ils sachent que les frites poussent dans la terre et les artichauts dans l’air. 15 ans plus tard, Veni Verdi réunit 17 salariés, 900 bénévoles, 7000 enfants et adultes autour des 14 000 m2 exploités pour 4,4 tonnes de récoltes.

Si cette histoire a été usée jusqu’à la corde, c’est qu’elle est symbolique de ce que l’agriculture urbaine propose de faire dans ces territoires éloignés de la culture des terres et autres affaires de la nature : de la pédagogie. Faire comprendre pour se soucier – des paysans, de leurs conditions de travail, de la provenance des aliments, des saisonnalités… – et pourquoi pas, créer quelques vocations.

Des enjeux stratégiques cruciaux

Nous sommes dans une période de transition, pose Xavier Fourt, artiste-designer du duo Bureau d’études, venu apporter un éclairage géopolitique et historique. En l’espace de 30 ans, le nombre d’agriculteurs a été divisé par deux. Parmi ceux qui restent, la moitié devrait partir à la retraite d’ici 2030. Qui pour les remplacer ?

L’enjeu est multiple. D’abord, celui du type d’agriculture. « Les études montrent que l’efficacité de l’agriculture mécano-chimique est très faible par rapport à l’agriculture paysanne », rappelle l’artiste, auteur et coordinateur, au côté de Léonore Bonaccini et d’Ewen Chardronnet (artiste et rédacteur en chef de Makery), du livre-journal La Planète Laboratoire, sur les Paysans planétaires. « L’agriculture paysanne produit 70 à 75 % de la nourriture consommée mondiale sur un quart des terres cultivées, alors que l’agriculture industrielle en produit de 25 à 30 % sur trois quarts des terres cultivées », rappelle ainsi l’économiste Hélène Torjdman, autrice de La croissance verte contre la nature. Critique de l’écologie marchande (La Découverte, 2021).

De son côté, l’agriculture paysanne est très consommatrice de main-d’œuvre. Or, si en 2023, le collectif Nourrir a lancé la manifeste « 1 million de paysans » pour former et accompagner 1 million de paysans d’ici 2050, la tâche n’est pas simple.

Car le deuxième enjeu de taille guette : celui du foncier. S’installer dans une activité agricole est dur et les exploitations sont de plus en plus chères : de 280 130 euros en moyenne en 2010 à 569 020 euros en 2022, selon Le Monde. Des associations comme Terre de liens s’affairent à aider les nouveaux agriculteurs à trouver des parcelles. Mais ce sont des groupes industriels – pas toujours français – qui remportent la part belle du gâteau agricole en rachetant les terres à des prix inaccessibles pour des particuliers, comme le démontre la journaliste Lucile Leclair, dans son livre Hold-up sur la terre (Seuil, 2022). Ce dilemme est un immense « chantier pour le futur », estime Xavier Fourt – sous peine d’entrer dans une dynamique de « néo-servage ». Une situation d’autant plus tendue que la majorité des villes françaises ont une autonomie alimentaire très faible : 5 à 7 jours pour Paris, 0,5 jour pour Nice.  

C’est dans ce contexte hautement stratégique et pressant que l’agriculture urbaine prend racine. « Il ne s’agit pas tant de relocalisation, il s’agit de reconnexion, estime Michel, paysan du bocage Bourbonnais, qui partage la tribune avec Bureau d’étude. Les enfants d’agriculteurs ne veulent plus faire le métier de leurs parents. Il faut trouver les nouveaux paysans au-delà de nos communautés. » On appelle ces néo-paysans les NIMA, pour Non Issu du Milieu Agricole. Pour les recruter, encore faut-il « renouer des synergies entre les périphéries et la ville et recréer des vocations ».

Michel (au centre) et Xavier Fourt et Léonore Bonaccini, de Bureau d’études. © Elsa Ferreira

Sur le terrain, un secteur dynamique

Créer des vocations, les agriculteurs urbains s’y attèlent. A travers le programme Parisculteurs, la Ville de Paris aide les agriculteurs urbains à trouver des espaces à « ennourricer ». En 10 ans, la métropole a accompagné 80 projets, soit 24 hectares, portant la surface d’agriculture urbaine à 37 hectares à Paris sur des toits, des murs, dans des sous-sols et en pleine terre. La tendance prend partout sur le territoire : le festival des 48 heures de l’agriculture urbaine regroupe une centaine d’associations et collectivités dans une quarantaine de villes en France mais aussi en Belgique, en Suisse, au Luxembourg et même en République Tchèque.

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Sur les centaines de mètres de la petite ceinture habités par le Jardin des Traverses, espace d’agriculture urbaine et de rencontres, public et paysans urbains sont aussi nombreux que multigénérationnels. A l’heure de célébrer ce double anniversaire, l’humeur est à la fête : l’agriculture urbaine se développe et tient ses promesses. Celle de lien social d’abord. Lors d’une table ronde qui réunit des bénévoles de différents jardins partagés, Seb, enfant d’ouvrier agricole et ancien travailleur de l’industrie de la musique en cours de reconversion dans le milieu de l’agriculture urbaine, se réjouit de la force de ces jardins à « rassembler des gens de générations différentes, de parcours différents, rassemblés autour d’un même engagement ». « Une forme de résistance », dit-il. Une résistance dans l’espoir, prône Zahra, cadre dans une grande entreprise et qui s’est reconstruite dans une période difficile de sa vie « en touchant la terre ». « Ce qu’on ne peut pas faire à grande échelle, on peut le faire dans notre quartier. On n’aura peut-être pas l’autonomie alimentaire, mais on aura tissé du lien. C’est déjà bien. »

Djibril et Flo, salariés de Pépins Production. Depuis 2021, la pépinière accueille et forme ente 8 et 12 pépiniéristes en insertion professionnelle. © Elsa Ferreira

La production de ces fermes n’a pas vocation à nourrir la ville, ni même à être une manne financière majeure – certaines d’entre elles donnent d’ailleurs leur production à des associations comme le Secours Populaire ou La Chorba. Mais en éduquant les populations urbaines « au bien manger et aux métiers verts », elles agissent comme marchepied vers les métiers agricoles, défend Marie Fiers, coordinatrice de l’Association française de l’agriculture urbaine professionnelle, lancée il y a 10 ans. Ainsi, la Ferme de Paris, ferme de 5 hectares gérée par la ville de Paris et ouverte au public depuis 1989, s’associe à l’école d’horticulture Du Breuil pour organiser des chantiers participatifs de permaculture et dans ses vergers. Pour parachever le lien entre agriculture urbaine et projets d’agroécologie, la Ferme de Paris, en partenariat avec la coopérative Les Champs des Possibles, couveuse d’activité agricole, permet à des maraîchers de tester leurs activités sur leurs 5800m2 de parcelles avant de s’installer en périurbain ou dans les territoires ruraux. En ce moment, Héloïse Claudé et Audrey Zandona mettent à l’épreuve leurs projets de maraichage.  

La Ferme de Paris s’associe également avec des écoles d’art. Ici, dans le cadre du projet Écosystème Laine, les élèves du département textile de l’ENSCI ont imaginé des artefacts pour réutiliser la laine des brebis. Phoebe Treilhou a imaginé des bouillottes modulables. © Elsa Ferreira
Olivia Séné a utilisé la laine pour en faire des cordages qui peuvent être utilisés dans les activités quotidiennes. © Elsa Ferreira

Manifeste pour le futur

L’agriculture urbaine continue de se consolider. « C’est un secteur qui dépend beaucoup des subventions, or on sait qu’elles sont en baisse. Mais c’est aussi un secteur qui a l’habitude de faire beaucoup avec très peu. Nous sommes résilients malgré les difficultés », reste optimiste Marie Fiers. Pour elle, il s’agit désormais de « pérenniser les lieux qui existent. On finance beaucoup l’installation mais beaucoup moins le fonctionnement ». Pour quantifier et suivre les évolutions de l’agriculture urbaines, les acteurs du secteur, dont l’AFAUP, ont mis en place l’observatoire de l’agriculture urbaine. En trois ans, l’organisation a recensé 4153 lieux à travers le territoire et collecte des données (types d’agricultures, zonages PLU, statuts juridiques, financements…).

« 10 ans, ça a l’air long, mais c’est très court quand on pense au temps de la nature ». Audrey Pulvar, adjointe à la Maire de Paris en charge de l’alimentation durable, de l’agriculture et des circuits courts, rend hommage à Parisculteurs et ses acteurs avant que l’AFAUP ne présente son © Elsa Ferreira

Ce samedi 17 mai, au Jardin des Traverses, Nadine Lahoud et Romain Guitet, de l’Afaup, présentait leur manifeste « Un quartier, une ferme », 10 mesures à destination des élus et des candidats aux élections municipales de 2026. Parmi celles-ci : nommer un élu chargé de mission d’agriculture urbaine, assurer un espace nourricier à chaque citoyen à moins de 15 minutes de son domicile ou encore installer des fermes municipales pour approvisionner la restauration collective. De quoi démocratiser un peu plus ces espaces, et accélérer la transition alimentaire. Pas avare en punchline, Nadine Lahoud conclut : « on nous dit de prendre notre mal en patience, et si on prenait notre bien en urgence ? ».

La carte 2025 des Summer Camps en Europe (et au-delà)

Workshop Feral Circuits de synthétiseurs à faible consommation d'énergie régénérative au festival Nonagon à Svävö, en Suède. Photo: Regenerative Energy Communities, 2023, CC4R.

C’est parti pour un été de plus à écumer les Summer Camps ! Comme chaque année, Makery fait la recension des camps aussi naturels que DiY, destinés aux makers, hackers, bioartists, architectes et autre curieux. Alors, plutôt Portugal ou Danmark, Bretagne ou Bali ? Pour trouver votre programme estival idéal, suivez le guide !

Elsa Ferreira

Vous organisez un camp qui ne figure pas sur la carte ? Faites-le nous savoir ! Contactez-nous par courriel à l’adresse contact@makery.info

[De]tour en France à la rencontre du design écologique

[De]tour est une initiative portée par Alexy Bonnet et Rémi Gillet, deux jeunes designers partis explorer la France à la rencontre d’artisans d’exception et de matériaux innovants. Leur Tour de France de cinq mois a démarré en février et Makery valorisera les résultats de leur riche enquête jusqu’à l’été. Première étape : la région parisienne.

Projet Detour

Correspondance,

Le Projet [De]tour des designers Alexy Bonnet et Rémi Gillet va à la rencontre d’artisans mais aussi de celles et ceux dont la démarche est plus ancrée dans des pratiques traditionnelles mais engagées dans des logiques d’économie de matière et de réemploi. Ce [De]tour de France leur permet d’interroger les liens entre design, artisanat, écologie et économie circulaire à travers interviews, expérimentations et créations de contenu. Grâce à leur association, ils documentent ces savoir-faire précieux et les partagent sous forme de podcasts, vidéos, photos et articles, dans une volonté de transmission et de sensibilisation. Ils communiquent et postent le contenu de leurs rencontres sur Instagram, Spotify et LinkedIn.

Alexy Bonnet et Rémi Gillet. Crédit: Projet [De]tour

L’Atelier Lasto de Stéphanie Trolez à Montreuil : Marqueterie de paille

Dans son atelier, Stéphanie Trolez pratique la marqueterie de paille avec une grande finesse. [De]tour a pu participer à un atelier d’initiation où ils ont réalisé un dessous de verre à base de paille teintée naturellement. Entourée de ses apprenties et de sa poule Vanille, Stéphanie leur a transmis avec générosité les gestes précis de cette technique rare, entre artisanat et poésie végétale. Vous pouvez retrouver son travail sur Instagram : @atelierlasto et sur son site.

Paille brute teintée naturellement avant utilisation
Collage de la paille aplatie sur un support
Zoom du motif “soleil” réalisé sur un dessous de verre
Dessous de verre et échantillons faits en marqueterie de paille

Materialys de Manon Baste à Paris : Matériaux recyclés et coquillages

Chez Materialys, Manon Baste capte des déchets organiques comme les coquilles d’huîtres, de moules, d’œufs ou de cacao pour les transformer en matériaux composites à base de résine. Cette approche low-tech et circulaire donne naissance à des pièces uniques, durables et esthétiques. Ses recherches en cours concernent les résines biosourcées, ainsi que les méthodes de moulage. Vous pouvez retrouver son travail sur Instagram : @materialys et sur son site.

Démoulage d’une pièce faite de coquille d’oeuf
Perçage d’une pièce faite de coquille d’oeuf
Échantillons faits de coquille d’oeuf, d’huître, de moule et de drêche
Exemples de produits réalisés par Manon Baste

Aléa de Miriam Josi et Stella Lee Prowse à Montreuil : Mycélium

Aléa est un studio de design bio-inspiré fondé par Miriam Josi et Stella Lee Prowse. Dans leur atelier basé à Montreuil, le mycélium devient un matériau vivant à expérimenter. Nous avons découvert leurs prototypes, leurs textiles en champignon, et ont participé à la réalisation de quelques tests en boîte de Petri. Leur travail, exposé notamment à Matter and Shape, interroge la place du vivant dans le design contemporain. Vous pouvez retrouver leur travail sur Instagram : @alea_work et sur leur site.

Réalisation de l’appareil constitué de graines de mycélium et de papier
Echantillon de mycélium lié à une pièce de tissu dans une boîte de Petri
Bandes de cuir faites à partir de mycélium
Expérimentations et tests avec différents composants

Barnabé Richard à Corbreuse : Enduit mural

Barnabé Richard explore le bois à travers des sculptures murales aux reflets mouvants. Nous avons découvert son processus de création, du travail brut à l’enduit appliqué en relief. Ses pièces, à la frontière de l’art mural et du mobilier, capturent la lumière de manière hypnotique. Dans son atelier situé à Corbreuse, il sculpte chaque motif à la main, rendant chaque panneau unique. Vous pouvez retrouver son travail sur Instagram : @barnaberichard_ et sur son site.

Barnabé Richard créant des motifs sur un support
Enduit mural avant séchage
Différents types de reliefs sur des échantillons d’enduit mural
Travail de finition sur une échelle en métal

Alma Ebenistes de Alexis Malmezat et Martin Jouanneteau à Montreuil : Bois

Dans leur atelier à Montreuil, les ébénistes d’Alma allient savoir-faire traditionnel et design contemporain. Lors de notre visite, ils travaillaient sur un paravent conçu en collaboration avec le designer Julien Coutureau, mêlant bois précieux et laine. Leur maîtrise du geste se reflète dans les textures et les détails soignés de leurs pièces sur-mesure. Vous pouvez retrouver leur travail sur Instagram : @alma_ebenistes et sur leur site.

Chutes de bois issues de la conception d’un paravent
Outil d’ébéniste posé sur des blocs de bois prêts à l’emploi
Découpage d’un bloc de bois
Échantillons de différentes essences de bois

Alix D. Reynis à Paris : Porcelaine et moules pour porcelaine

La maison Alix D. Reynis perpétue un savoir-faire d’exception autour de la porcelaine. Lors de notre [De]tour dans son atelier parisien, nous avons pu suivre les étapes de création des moules en plâtre qui servent à façonner les pièces en porcelaine fine. Camille et Joséphine nous ont montré leur travail minutieux, entre tradition artisanale et élégance intemporelle. Vous pouvez retrouver leur travail sur Instagram : @alix.d.reynis et sur leur site

Atelier d’Alix D. Reynis où sont conçus des moules en plâtre
Moule en plâtre dans lequel sera coulé de la porcelaine
Démoulage d’une contre-forme en plâtre

Atelier Pictet de Antoine Six à Saint-Denis : Verre

La dernière visite de [De]tour en région parisienne s’est faite chez Atelier Pictet, à Saint-Denis. On y travaille le verre comme une matière vivante. Spécialisé dans les textures sophistiquées, du sablage au burinage, en passant par la dorure et les effets cinétiques, l’atelier réalise des pièces sur-mesure pour l’architecture d’intérieur de luxe. Nous y avons été accueillis avec chaleur et ont découvert un univers sensoriel où chaque technique donne au verre une signature visuelle unique. Vous pouvez retrouver le travail de l’atelier sur Instagram : @atelier_pictet et sur leur site.

Echantillon de verre reproduisant un effet de tissu tressé
Pièce prête à l’envoi réalisée dans l’atelier Pictet
Application d’une feuille d’or sur le verso d’un plateau de verre texturé
Zoom sur des feuilles d’argent teintées appliquées sur le verso d’un échantillon de verre texturé

Retrouvez le tour de France des ateliers de design de [De]tour sur leur Instagram, LinkedIn et leur podcast « La voix des artisans » sur Spotify

Frame Story : Une recherche à long terme dans la conception de vélos

Depuis 2012, le designer et chercheur Atar Brosh mène un projet de recherche à long terme intitulé « Frame Story ». Ce projet porte sur la conception de vélos et explore des méthodes de fabrication innovantes. Menée principalement dans un modeste studio équipé d’outils de fabrication numérique de base à Tel Aviv, cette recherche vise à intégrer l’artisanat traditionnel et les technologies de fabrication numérique contemporaines. Au cours des douze dernières années, 21 cadres de vélo distincts ont été créés, chacun reflétant des améliorations progressives et des recherches approfondies sur les matériaux, la modularité et la philosophie du design. « Frame Story » sert à la fois de documentation personnelle sur l’apprentissage et de base pour un cours universitaire intitulé « The Human Machine », dispensé par Brosh au Centre universitaire multidisciplinaire de Jérusalem.

Atar Brosh

Atar Brosh est maître de conférences, designer et chercheur spécialisé dans les méthodologies de production pratiques, le design paramétrique et la fabrication numérique. Basé à Tel Aviv et associé au Centre universitaire multidisciplinaire de Jérusalem, Brosh combine l’expérimentation pratique et la recherche universitaire afin d’étudier comment le design contemporain peut influencer la mobilité, les pratiques culturelles et l’innovation technologique.

Tel Aviv, correspondance.

« Frame Story » n’était pas au départ un projet ambitieux ou très structuré ; il a plutôt commencé modestement, par la simple restauration de vélos mis au rebut. Au fil du temps, ce travail de restauration élémentaire s’est transformé naturellement en une étude approfondie des vélos en tant que supports pour la conception créative, l’expérimentation de matériaux et les méthodes de production avancées.

Chaque cadre de vélo développé au cours de cette période marque une avancée personnelle, reflétant les petits succès, les défis et les expériences d’apprentissage continues. Au départ, les conceptions étaient de simples expériences réalisées avec des matériaux facilement disponibles, tels que le bambou et la fibre de lin, assemblés à l’aide d’outils rudimentaires et de méthodes improvisées. Peu à peu, l’expérimentation s’est orientée vers des techniques plus sophistiquées impliquant des fibres de carbone, des composites époxy et des technologies de fabrication numérique. Malgré ces avancées, le projet est resté fondamentalement ancré dans une approche qui valorise les progrès graduels, la réflexion personnelle et l’expérience pratique.

Contexte historique et culturel

Historiquement, les vélos représentent bien plus qu’un simple moyen de transport ; ils symbolisent l’indépendance personnelle, l’innovation et l’adaptabilité dans un contexte économique et social en constante évolution. Cette résonance culturelle est profondément ancrée dans la culture dynamique et ingénieuse des makers israéliens, un environnement où l’innovation prospère souvent malgré des ressources limitées et des défis importants. Le projet de Brosh reflète et contribue à ce dialogue permanent en fusionnant l’artisanat traditionnel et les méthodes technologiques contemporaines.

Méthodologie : Technologie artisanale

L’approche méthodologique de « Frame Story », baptisée CraftTechnology, évite délibérément les grandes déclarations ou le jargon trop technique. Elle décrit plutôt un processus pratique et hybride qui combine des techniques manuelles traditionnelles et la fabrication numérique moderne. Plutôt que de se positionner uniquement en termes de durabilité ou de supériorité technologique, cette méthodologie met l’accent sur un développement modeste et itératif, basé sur l’expérimentation pratique, les essais et les erreurs, et le perfectionnement continu.

La CraftTechnology est fondamentalement itérative et exploratoire, permettant au concepteur d’apprendre de chaque tentative, y compris des échecs. Ces connaissances sont réutilisées dans les conceptions suivantes, enrichissant progressivement les connaissances et les compétences en matière de construction de cadres de vélo. En acceptant les imperfections et les ajustements continus, l’approche CraftTechnology transforme chaque nouveau cadre en un reflet significatif de l’expérience accumulée.

Intégration technologique et innovation

L’intégration de technologies modernes telles que la fabrication additive (impression 3D), l’usinage CNC et les logiciels de modélisation paramétrique dans « Frame Story » a toujours été abordée avec humilité et pragmatisme. Au départ, des outils simples étaient principalement utilisés pour compléter les techniques artisanales. Au fil du temps, ces technologies numériques ont pris une place plus centrale, permettant une plus grande précision, des conceptions plus complexes et des innovations pratiques telles que le passage interne des câbles et les systèmes de cadres modulaires.

Pourtant, le projet n’a jamais renoncé à ses racines dans l’expérimentation manuelle. Chaque intégration technologique a été considérée comme complémentaire, améliorant les compétences traditionnelles plutôt que de les remplacer. Les outils de modélisation paramétrique ont facilité le prototypage rapide et les processus de conception itératifs, permettant une expérimentation plus intuitive et plus réactive. Ces avancées numériques s’inscrivent également dans la philosophie plus large de la culture maker, qui prône l’ouverture, l’accessibilité et le partage des connaissances.

Intégration académique : « La machine humaine »

Les connaissances et l’expérience acquises dans le cadre du projet « Frame Story » sont directement mises à profit dans l’approche pédagogique du cours universitaire « The Human Machine ». Plutôt que de se contenter d’enseigner des compétences techniques ou des méthodes de fabrication, ce cours met l’accent sur l’expérience pratique et la réflexion approfondie sur les choix de conception. Les étudiants sont encouragés à s’impliquer activement dans l’expérimentation, à relever des défis de conception concrets et à reconnaître que les erreurs et les échecs constituent des occasions précieuses d’approfondir leurs connaissances et de progresser.

Orientations futures et implications

À mesure que le projet « Frame Story » avance, l’objectif reste le même : exploration pratique et progrès constants. Les prochains modèles continueront d’explorer les innovations en matière de matériaux, l’amélioration de la modularité et le perfectionnement des processus de fabrication. Les cadres récents, tels que le M.O.A.B. modulaire, s’orientent vers des solutions cyclistes de plus en plus personnalisées et pratiques, soulignant la pertinence et l’accessibilité continues d’une innovation conceptuelle réfléchie.

Conclusion

En fin de compte, « Frame Story » représente un parcours humble mais significatif, fait d’exploration pratique et d’apprentissage continu. Il démontre comment l’artisanat traditionnel et la technologie moderne peuvent se conjuguer grâce à une expérimentation patiente et à un perfectionnement itératif. Mais surtout, ce projet illustre l’importance de rester curieux, adaptable et réfléchi dans le domaine du design, en montrant que les innovations significatives naissent souvent progressivement, grâce à une pratique persistante et attentive.

sa chaîne YouTube TagMeNot design lab sur Instagram

The Benjamin Netanyahu Research Laboratory : une expérimentation politique en design 3D

Depuis 2019, le designer et chercheur Atar Brosh dirige le Benjamin Netanyahu Research Laboratory, une expérience de design explorant la relation symbiotique entre technologie, design et politique dans le contexte complexe d’Israël.

Atar Brosh

Atar Brosh est designer, maître de conférences et chercheur au Centre universitaire multidisciplinaire de Jérusalem, où il travaille à la croisée de la production durable, du design paramétrique et de la fabrication numérique. Sa pratique, qui s’intéresse de manière critique à la culture et à la technologie contemporaines, mêle recherche artistique et expérimentation pratique, et a été présentée à l’échelle internationale.

Basé à Tiny Factory, le petit studio et laboratoire de fabrication numérique de Brosh à Tel Aviv, le projet utilise des outils numériques accessibles, tels que la modélisation paramétrique, la fabrication additive et des logiciels libres et open source, pour produire rapidement et à grande échelle des artefacts/produits uniques. Ces créations font office de souvenirs basés sur la mémoire à court terme, réagissant en temps réel à la présence et à l’influence continues du Premier ministre Benjamin Netanyahu. Le laboratoire sert non seulement de commentaire créatif sur la politique israélienne, mais aussi d’exploration de la manière dont les designers contemporains peuvent s’engager de manière critique dans le discours public grâce à une fabrication en temps réel, unique en son genre mais potentiellement à grande échelle.

Tel Aviv, correspondance.

 

C’est quelque part entre un atelier artisanal et le journal télévisé du soir que le Benjamin Netanyahu Research Laboratory a vu le jour. Ce n’était pas un projet planifié. Tout a simplement commencé : un objet, une version, puis une autre. Nous étions en 2019, Israël était en pleine crise, et le même personnage apparaissait partout : sur les écrans, dans les discours, dans les tribunaux, dans les mèmes. Cette omniprésence s’est transformée en matière première. L’image est devenue modifiable.

J’ai fait le calcul et j’ai découvert un fait étonnant : Benjamin Netanyahu est Premier ministre depuis 17 ans, soit 55 % de ma vie d’adulte. J’ai essayé d’estimer son influence, en me basant sur ses objectifs et sur les informations relayées par les médias.

À l’aide d’imprimantes 3D, d’outils de modélisation paramétrique et d’un coin de table, le laboratoire a commencé à produire de petits objets en réponse au climat politique. Une figurine par-ci, un candélabre par-là, parfois un sous-marin miniature, un buste de voyage ou une poupée vaudou. Certains étaient fonctionnels, d’autres cérémoniels, d’autres encore totalement inutiles. Ce qui les reliait tous, ce n’était pas seulement la satire, mais aussi la rapidité de la réponse et le sentiment que la répétition était devenue le message.

Le laboratoire opère dans un espace où le design rencontre la contestation, où la fabrication n’est pas une question d’optimisation mais d’observation. Chaque objet est une sorte d’empreinte temporelle, une mémoire à court terme moulée dans la matière. Pas toujours claire, pas toujours juste, mais toujours réactive. Le travail ne prétend pas à la neutralité, ni à la synthèse. Il reflète un moment fragmenté à l’aide des seuls outils disponibles : des machines bon marché, des logiciels standard et un besoin obstiné de donner une forme physique à ce qui est flou.

Voici une sélection de ces artefacts. Certains ont été réalisés en une nuit, d’autres en plusieurs semaines. La plupart ont été créés avant le 7 octobre 2023, mais tous portent désormais le poids des événements qui ont suivi. Pris dans leur ensemble, ils ne constituent pas un message unique, mais plutôt une archive complexe mêlant absurdité, admiration, anxiété et critique.

Ceci n’est pas un hommage. Ce n’est pas une campagne. Il s’agit d’un cabinet de curiosités en constante évolution, issu d’une époque et d’un lieu où la politique est devenue plastique et où le design a tenté de suivre le mouvement.

La configuration du laboratoire : pas de murs, pas de budget

Le laboratoire de recherche Benjamin Netanyahu n’a jamais été une institution officielle. Il fonctionnait dans un petit studio à domicile, sans budget ni personnel, avec une seule personne, un ordinateur portable et quelques imprimantes 3D grand public. L’objectif n’était pas l’efficacité, mais la présence. Le laboratoire fonctionnait comme un sismographe, réagissant aux secousses politiques au fur et à mesure qu’elles se produisaient, imprimant quand les autres publiaient, fabriquant quand les autres s’emportaient.

Le processus était volontairement simple : un événement politique se produit (un discours, un scandale, un tweet) et la conception commence. En quelques heures ou quelques jours, un modèle est créé en CAO, ajusté avec une touche d’humour, de symbolisme et de frustration, puis imprimé sous forme physique. Parfois, cela fonctionnait. Souvent, cela ne fonctionnait pas. Mais ce processus est devenu une pratique, comme tenir un journal, mais en plastique.

La technologie comme commentaire

Les principaux outils utilisés par le laboratoire étaient la conception paramétrique, la fabrication additive et une approche open source. Mais aucun de ces outils n’a été utilisé pour optimiser la production. Ils ont plutôt servi à ralentir le processus, afin de traduire un flux médiatique constant en objets tangibles, maladroits et souvent peu pratiques.

Comme l’a dit McLuhan, le médium est le message. Dans ce cas, le médium – l’impression 3D – devient à la fois le contenu et la critique. Il sape l’iconographie politique traditionnelle en permettant à un seul personnage d’être sans cesse remodelé, redimensionné et réutilisé. Netanyahu n’est pas glorifié ici. Il est versionné. Il est itéré. Une marionnette numérique prise dans un cycle de transformation, tout comme son image publique.

Élaborer

Depuis 2019, je me trouve dans une relation unique, peut-être étrange, avec la figure politique de Benjamin Netanyahu, non pas par alignement politique direct ou opposition, mais plutôt par une exposition prolongée qui a imprégné presque tous les aspects de ma vie d’adulte. Un jour, cela m’a frappé : Benjamin Netanyahu était Premier ministre depuis 17 ans, soit environ 55 % de ma vie d’adulte. Son visage, sa voix et son discours étaient devenus incontournables, présents dans ma vie quotidienne à travers les écrans, les journaux, les manifestations, les conversations informelles et même mes réflexions personnelles.

Cette prise de conscience m’a conduit à créer ce que j’ai appelé « le laboratoire de recherche Benjamin Netanyahu », une initiative au nom quelque peu ironique. Ce nom avait en effet un double sens : il s’agissait en partie d’une parodie d’un organisme universitaire institutionnalisé, et en partie d’une véritable réflexion sur le phénomène de la présence médiatique écrasante d’un individu et ses implications culturelles.

Mon laboratoire était modestement équipé d’outils accessibles emblématiques du design post-industriel : des imprimantes 3D grand public, des logiciels de modélisation paramétrique open source et du matériel d’atelier de base. Ces outils ont été choisis à dessein : peu coûteux, faciles à utiliser et capables de réagir rapidement. Ce choix était dicté par la nécessité et l’idéologie : je voulais incarner l’éthique de la production décentralisée, l’accessibilité démocratique et la réactivité immédiate qui caractérisent la quatrième révolution industrielle.

Chaque objet produit dans le laboratoire était inspiré par des événements en temps réel : scandales politiques, cycles électoraux, spectacles médiatiques ou discours de Netanyahu lui-même. Mon processus est devenu une sorte de rituel. Je lisais ou regardais un événement se dérouler, souvent au cœur d’un débat public intense, puis je me retirais dans mon studio pour rapidement modéliser une réponse en trois dimensions. Cela pouvait prendre la forme d’un bougeoir représentant Netanyahu debout derrière un podium, soulignant le caractère rituel de ses discours. Ou encore sous la forme d’un sous-marin jouet pour le bain, réponse ironique à un scandale d’achat de navires militaires. Parfois, les objets étaient intentionnellement provocateurs, comme une poupée vaudou, symbole de la frustration collective, ou un « cornichon de la nation », incarnant l’idée de fermentation culturelle et de stagnation politique.

En créant ces objets, mon intention n’a jamais été de simplement me moquer ou d’apporter mon soutien. J’ai plutôt cherché à matérialiser une mémoire collective à court terme, un instantané culturel des réactions fugaces mais intenses à des moments politiques. Chaque artefact est devenu un repère temporel tangible, un rappel physique d’émotions et de discussions qui, autrement, auraient été éphémères.

Cependant, le ton et la signification de cette pratique ont radicalement changé à la suite des événements du 7 octobre 2023. Israël a subi un traumatisme profond, et les objets que j’avais créés auparavant ont pris une toute nouvelle dimension. Ce qui était autrefois absurde ou ironique semblait désormais profondément prémonitoire et troublant. Je me suis retrouvé confronté à la réalité : ces objets ludiques pouvaient avoir une signification plus profonde et des implications importantes en temps de crise.

Ce changement m’a amené à réfléchir et à faire une pause dans ma pratique. J’ai pris conscience des implications plus larges de ce que j’avais créé : il ne s’agissait pas simplement de souvenirs éphémères, mais d’artefacts d’un paysage politique et culturel profondément instable. À travers un design ludique, mon travail avait involontairement capturé la volatilité inhérente à la politique israélienne, la fragilité du discours public et l’imprévisibilité des réactions émotionnelles collectives.

Le paysage sociopolitique unique d’Israël a considérablement influencé ce projet. C’est une nation marquée par des contradictions et des tensions constantes entre démocratie et sécurité, laïcité et religion, innovation et tradition. La société israélienne est en perpétuelle négociation avec son identité, entre conflits permanents, menaces extérieures et divisions internes. Netanyahu lui-même est devenu le symbole de bon nombre de ces tensions, incarnant les complexités et les polarités de la politique israélienne contemporaine. Sa carrière politique, marquée à la fois par une loyauté farouche et une opposition acharnée, a amplifié les divisions sociétales et les débats sur la démocratie, la gouvernance et l’identité nationale.

Mon travail au Benjamin Netanyahu Research Laboratory reflète directement ces tensions. Chaque objet, initialement créé comme une réponse immédiate et instinctive aux changements politiques quotidiens, s’est progressivement révélé être une exploration plus profonde de la psyché collective israélienne. Des objets initialement interprétés comme humoristiques ou insignifiants ont peu à peu acquis plusieurs niveaux de sens, reflétant les angoisses, les espoirs et les contradictions culturelles. En donnant une forme physique à ces moments éphémères et souvent ambigus, le projet a mis en lumière la fragilité et la volatilité qui caractérisent la vie israélienne contemporaine.

Aujourd’hui, le Benjamin Netanyahu Research Laboratory est bien plus qu’un titre ludique et ironique. C’est une archive vivante, une réflexion axée sur le design sur un moment précis de l’histoire, où la politique et la production numérique ont convergé de manière imprévisible. Chaque artefact reste une déclaration silencieuse, ni tout à fait sérieuse ni purement satirique, mais une tentative sincère de donner forme à l’expérience souvent chaotique et éphémère de la vie politique en Israël. Grâce à cette exploration continue, j’ai découvert la profonde capacité du design à s’exprimer là où le langage traditionnel échoue souvent, en offrant un ancrage physique aux émotions et aux récits fugaces qui définissent notre existence contemporaine.

Après le 7 octobre 23 h 23, recalibrage

Après les événements du 7 octobre 2023, l’ensemble des archives ont changé de ton. Ce qui était autrefois ironique est devenu tragique. Les objets qui semblaient autrefois ridicules sont désormais chargés de sens. Avec le recul, beaucoup d’entre eux apparaissent comme des avertissements, trop absurdes pour être réels, trop réels pour être ignorés.

En réponse, le laboratoire a cessé sa production et s’est mis à observer. Les nouvelles pièces restent silencieuses. Les blagues se font plus rares. Le poids des événements actuels a replié le travail sur lui-même. Il ne reste plus que les objets — et la question : le design peut-il encore s’exprimer lorsque les mots commencent à manquer ?

Le travail d’Atar Brosh est visibe sur sa chaîne YouTube TagMeNot design lab et sur son compte Instagram

Expédition au Groenland avec Rewilding Cultures : Jean Danton Laffert en quête de permafrost

Outdoor excursion to collect soil and plant samples on the Permafrost.

L’appel à projets Rewilding Cultures Mobility Conversation 2025 est ouvert jusqu’au 31 mars. Cette bourse vise à initier des échanges culturels et finance la mobilité au-delà des formes habituelles de soutien. Parmi les projets de 2024, l’artiste multidisciplinaire Jean Danton Laffert s’est rendu pendant un mois au Arctic Culture Lab à Ilulissat, au Groenland, avec le soutien de Radiona, le makerspace de Zagreb. Retour en photos.

Jean Danton Laffert

Texte et photos Jean Danton Laffert

Jean Danton Laffert Parraguez est un artiste visuel et doctorant chilien, actuellement basé aux Pays-Bas. Son travail se situe à l’intersection de l’art, de la science et de l’écologie à travers des installations multimédias qui utilisent la lumière, l’espace, les systèmes électroniques et la matière vivante. Il explore une esthétique hybride entre le numérique et l’organique avec des bio-interfaces, qui adressent des sujets biopolitiques. Sa méthode créative découle du processus collaboratif entre scientifiques, artistes et humanistes. Il a été enseignant dans des universités et des écoles, ainsi qu’artiste chercheur au fablab de l’Université du Chili.

Au Groenland, Jean Danton a développé son projet Observations on Permafrost, un récit visuel sur le pergélisol (ou permafrost) dans l’Arctique et son processus de dégel, traces de la crise anthropogénique actuelle. En s’appuyant sur l’art numérique, les grands jeux de données environnementales et une pratique collaborative transdisciplinaire avec des scientifiques et des artistes, il a élaboré un plan d’exploration sur le terrain, à la recherche d’une expérience esthétique située et d’enseignements sur la manière dont un phénomène aussi éloigné que le pergélisol met en évidence les interdépendances dans notre monde moderne.

Que peuvent nous apprendre les communautés isolées du Groenland sur l’adaptation à ces problèmes ? Pouvons-nous trouver dans ces régions des visions alternatives à la crise de l’Anthropocène ?

Préparation de l’expédition

J’ai commencé ce projet en juillet 2023, en collaboration avec Runa Magnusson, une scientifique spécialiste du pergélisol de l’université de Wageningen. Au départ, ce projet était une recherche de thèse pour le Master of Fine Arts – « Ecology Futures », que je poursuivais à la St. Joost School of Arts aux Pays-Bas. Après une période de recherche théorique et de petites expériences, j’ai participé en mars 2024 à la résidence Ars Bioarctica. Ce fut ma première exploration sur le terrain en Laponie finlandaise, et mes premières observations du pergélisol et de son réseau écologique : la glace, le sol, les mousses, les lichens, les rennes et le climat. Tout cela a défini ma première phase d’exploration.

En août 2024, j’ai terminé le Master Ecology Futures avec un prototype d’installation artistique. Ensuite, j’ai préparé la résidence au Groenland à l’Arctic Culture Lab pour la période octobre-novembre, avec le soutien de la bourse de mobilité Rewilding Cultures et de Radiona, makerspace de Zagreb.

Famille inuit sur la côte du fjord Kanja.

“Observations on Permafrost” est un projet lié à une expérience de terrain locale dans l’Arctique. Normalement, les personnes issues de zones urbaines ou de grandes villes n’ont pas accès à ces endroits reculés, et parfois elles ne se rendent pas compte des problèmes de l’Arctique et de leur importance pour nous tous.

En ce sens, capturer la vie des populations locales, y compris les communautés inuites, était un point important de la résidence et des futurs résultats créatifs. Le pergélisol est très présent dans la vie quotidienne des Groenlandais, leur perception est donc essentielle pour intégrer le facteur humain dans mon projet.

La résidence est située à Ilulissat, une petite ville sur la côte ouest du Groenland. Elle est très proche du glacier Kangia et entourée de nombreux fjords, ainsi que de villages au nord et au sud de cette zone.

Les villages que j’ai visités fréquemment pendant mon séjour étaient Oqaatsut (au nord) et Ilimanaq (au sud). Je suis arrivé par bateau. Dans la région d’Ilulissat, j’ai fait des randonnées et des explorations de terrain sur la côte du fjord et à l’intérieur des terres, ainsi que de la voile dans une partie de la zone maritime du fjord.

J’ai prélevé des échantillons de sol et collecté des espèces végétales dans des champs ouverts et sur les côtes des fjords, où l’on trouve des traces de glissements de terrain et de tsunamis liés à la fonte du pergélisol.

Habitations éloignées

Situés dans des régions reculées de la côte ouest du Groenland, certaines zones d’habitation ne sont accessibles que par hélicoptère ou par bateau.

Lors de ces voyages, nous avons visité, avec le photographe et un guide, différents endroits dans les villages, les maisons et les zones qui ont été touchées par des glissements de terrain causés par le pergélisol. Nous en avons discuté avec les habitants, nous avons découvert leur vie quotidienne et leur vision du changement climatique au Groenland.

Étude des effets du pergélisol sur les bâtiments

Au-delà des effets de glissement de terrain et de tsunami, certains bâtiments revêtent une importance particulière pour la société. L’un d’entre eux est le musée historique d’Ilulissat, qui fait partie de l’histoire de la ville et qui met en lumière les controverses sur la fonte du pergélisol dans la ville ; un miroir intemporel de la relation de l’homme avec la terre et le climat.
Pendant mon séjour, j’ai accordé une attention particulière à ce bâtiment. Il présente une grande irrégularité à sa base, et risque de s’effondrer dans les années à venir. Grâce au soutien d’Andreas Hoffman, l’un des directeurs du musée, j’ai pu accéder aux espaces intérieurs du bâtiment et vérifier le degré exact de dénivellation et de détérioration de sa structure, dues à la fonte du pergélisol qui augmente d’année en année.

Les trois maisons mitoyennes qui composent le Musée historique sont victimes de dénivellation.
Fissures à la base du bâtiment dues à sa pression sur le sol qui s’enfonce au fil des ans en raison de la fonte du pergélisol.
Mesures des irrégularités du plancher du bâtiment.

Exploration de sites clés

Les effets du dégel du pergélisol sur le développement urbain d’Ilulissat sont considérables. Depuis quelques années, les autorités gouvernementales travaillent en collaboration avec des entreprises privées pour concevoir un nouveau plan de développement durable et résilient au climat au Groenland, en mettant l’accent sur le pergélisol.

J’ai visité le nouvel aéroport d’Ilulissat. Depuis 2022, des travaux de transformation sont en cours, qui consistent à retirer toute la couche souterraine de pergélisol afin d’obtenir une base stable pour le nouvel aéroport, car l’actuel a souffert de graves dommages dus au dégel du pergélisol ces dernières années. Nous avons réalisé des vidéos, des photos et une interview avec un ingénieur en charge du projet.

J’ai également visité le chantier d’une maison de retraite. Dans le cadre de ces travaux, une partie de la couche souterraine de pergélisol a été excavée mécaniquement aux endroits marqués d’un X rouge. Nous avons discuté avec le chef de chantier, qui nous a expliqué les détails techniques, et fait part de son impression en tant que citoyen des effets du changement climatique sur la vie quotidienne à Ilulissat.

ILLU science & art

Illu science & art hub est un lieu de rencontre pour la communauté locale, où des artistes et des scientifiques organisent régulièrement des activités ouvertes au public. Le centre a été créé par l’Université de Bergen (UiB), en collaboration avec des partenaires du projet ClimateNarratives, et de Avannaata Kommunia.

J’ai été invité à participer à des événements artistiques tels que la présentation de « Wispers of the sea », une installation de performance interactive de Birgitte Bauer-Nilsen, une chorégraphe danoise. J’ai pu ainsi établir des liens importants avec des artistes et des acteurs culturels du Groenland et du Danemark.

Dans le cadre du programme de résidence Arctic Culture Lab, j’ai été invité à participer à des activités au Ice Fjord Center à Ilulissat. J’y ai rencontré Karl Sandgreen, le directeur du centre. Grâce à Karl, j’ai pu, entre autres, participer à une activité artistique avec des enfants de la région, discuter avec eux et découvrir leur quotidien.

Au Musée historique d’Ilulissat, j’ai pu découvrir plus en profondeur la culture et l’histoire du Groenland et de ses habitants, leur langue, leur technologie et leur ancienne relation avec les pionniers européens.

Au musée d’art, j’ai pu découvrir l’art contemporain d’artistes locaux et internationaux. J’ai été confronté à différentes approches sur des sujets liés au Groenland et à sa relation avec les tendances mondiales.

Les deux institutions sont liées à la résidence Arctic Culture Lab, j’avais donc un accès direct à ses bibliothèques, ses installations et son personnel.

UNESCO Ice fjorfd Center

Activités éducatives

Il était très important pour moi d’explorer l’aspect humain du phénomène du permafrost au Groenland. J’ai donc, de ma propre initiative, mené une activité dans une école d’Ilulissat pour connaître les impressions des enfants sur ce sujet.

J’ai proposé un atelier d’une journée à l’école Mathias Storch et j’ai été très bien accueilli par les coordinateurs et les enseignants. Après deux semaines de coordination, j’ai organisé une séance de conversation avec les élèves sur le pergélisol dans leur vie quotidienne. Je les encourage à s’exprimer avec du matériel artistique de base ainsi qu’avec des échantillons de lichens et de mousses de la région que j’ai collectés lors de mes excursions.

Ce fut une expérience enrichissante et magnifique, tant pour les enfants que pour moi. Leurs écrits et leurs créations artistiques serviront de référence pour mon futur projet artistique.

Prochaines étapes

Fort de cette expérience, je prévois de réaliser une installation multimédia pour des expositions en Europe en 2025 ou 2026. Je travaille actuellement sur les prochaines étapes pour y parvenir. L’impact global que j’attends de ce projet ne concerne pas seulement les expositions d’art, mais aussi l’éducation et les conférences. Je pense que je peux contribuer aux réflexions mondiales sur le changement climatique. Comme le dit Bruno Latour, « Il ya une scission entre la nature et la culture à l’époque moderne ». Ce projet cherche également à saisir, autant que possible, une vision non occidentale en contraste avec la connaissance scientifique unique et notre perspective classique de la nature dans les sociétés occidentales.

La ville d’Ilulissat. Vue côtière

Postulez jusqu’au 31 mars à l’appel à candidatures ouvert Rewilding Cultures Mobility Conversation

Site web Rewilding Cultures

Jean Danton Laffert était soutenu par Radiona pour ce projet

Hommage à Nicolas Nova

Nicolas Nova.
Maxence Grugier

L’annonce de la disparition de Nicolas Nova, anthropologue, enseignant-chercheur à l’HEAD – Genève, HES-SO, essayiste, entrepreneur, mais également ami, nous laisse abandonnés et désemparés.

Nicolas Nova était un esprit généreux. Un éternel curieux, observateur en mouvement du quotidien. Je ne suis pas le seul à me demander d’où il tirait son énergie. Comment il réussissait à écrire autant, à lire autant, à écouter autant, tout en observant le monde. Pour lui tout était valable et respectable : un bout de trottoir près du Centre d’Injection Officiel à côté duquel il vivait à Genève, comme une bande de désert située à quelques mètres du potentiel site du crash de Roswell où il s’était rendu l’été dernier.

Sa vision du monde sociotechnique dans lequel nous vivons était elle aussi originale et singulière. En témoigne son dernier ouvrage, Persistance du merveilleux, le petit peuple des machines paru récemment aux éditions Premier Parallèle. Penseur du contemporain (et penseur contemporain), Nicolas Nova était régulièrement interrogé sur Makery et nous souhaitions lui rendre hommage en republiant les articles dans lesquels il s’exprimait :

Nicolas Nova : smartphones et wild-tech, « entre hautes-technologies et réappropriation par la rue »

Nicolas Nova voit du dada dans la data

« Innover à la campagne » : Pyt Audio, des entrepreneurs locaux et éco-responsables

Dany Gaborieau et Thibault Mercier. © DR

Il n’y a pas que les artistes qui s’inspirent de la nature pour créer. Les entrepreneurs aussi s’installent en campagne pour y construire leurs projets. C’est le cas de Dany Gaborieau et Thibault Mercier, à la tête de la société Pyt Audio et lauréats du prix Innover à la campagne.

Elsa Ferreira
Dany Gaborieau et Thibault Mercier. © DR

 

Sa ville n’est peut-être pas « la plus jolie du monde », mais Dany Gaborieau n’envisage pas de partir. « On est originaire d’ici, on aime la campagne et on voulait rester dans le coin », dit-il de lui et de son associé et fondateur de Pyt Audio, Thibault Mercier.

Ici c’est les Herbiers, une ville de 17 000 habitants, en Vendée. La ville est réputée pour son industrie, nous présente Dany. K-Line pour les portes et fenêtres ; Briand pour le secteur de la construction. Le Puy-du-Fou n’est pas très loin et apporte un dynamisme touristique au niveau local. Avec 5,2 % de chômage, la Vendée est l’un des territoires les plus actifs, relève notre guide. Un atout pour les jeunes entrepreneurs. « Quand on a eu besoin de sous-traitants, on n’a pas eu de mal pour embaucher. »

Thibault Mercier et Dany Gaborieau dirigent Pyt Audio, une entreprise d’acoustique. Leur produit phare est un panneau d’isolation phonique pour atténuer les vibrations et l’effet de brouhaha qui en découle. Les matériaux sont biosourcés et proviennent du recyclage, local si possible. Pour l’isolation, d’abord des jeans, puis des blouses de travail. Le châssis est quant à lui fait en plastique de bouteilles recyclées. Les laboratoires partenaires sont eux aussi des acteurs économiques locaux. « On aime notre territoire, on veut produire le plus localement possible. »

45% de croissance par an

Ce modèle éco-responsable permet de conquérir de nouveaux marchés. Si leurs premiers clients étaient des restaurants ou des particuliers, ils travaillent de plus en plus avec les collectivités territoriales : crèches, écoles, salle de sport… « Nos produits en matériaux recyclés correspondent aux exigences de la loi Anti-Gaspillage pour une Économie Circulaire (AGEC) », souligne Dany Gaborieau. Et ça marche ! Depuis son lancement en 2019, le chiffre d’affaires de la startup croît de près de 45% chaque année.

Entreprendre à la campagne a ses atouts : des locaux à faibles prix, un tissu industriel mature, une qualité de vie. Mais cela présente aussi des obstacles. Les patrons envisagent de s’agrandir et embaucher des fonctions supports : commerciaux, marketing… « Il est plus compliqué de faire venir ces talents à la campagne », reconnaît Dany Gaborieau. Les aides sont aussi moins nombreuses que dans les grandes métropoles, remarque le gérant. Malgré tout, les entrepreneurs ont reçu des soutiens de la Région, notamment 7000 euros de subventions de départ.

Le prix Innover à la campagne, organisé par l’association « Tiers-lieu le 21 »  avec l’ambition de récompenser des entreprises implantées dans un territoire rural et à l’impact environnemental et social positif, est donc un coup de pouce de 4000 euros bienvenue. Il offre aussi une visiblité à des projets implantés loin des salons et des réseaux des grandes villes. « La ministre en charge de la ruralité est venue pour la remise des prix, c’est une belle reconnaissance. »

En savoir plus sur le prix Innover à la campagne