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Un zeste d’artistes, une pincée de start-ups: l’écosystème créatif des tiers-lieux

Sur 6.000m2 dans une ancienne blanchisserie à Molenbeek, LaVallée accueille 150 artistes et entrepreneurs. © LaVallée

Alors que les tiers-lieux où cohabitent artistes et entrepreneurs se multiplient, leurs modèles émergents d’organisation du travail font frétiller les tenants de l’innovation. Que s’y passe-t-il au juste?

Au-delà de la novlangue de l’innovation, on est allé voir quelques-uns de ces tiers-lieux qui font cohabiter start-upeurs et artistes, entrepreneurs et créatifs. Est-ce un effet de mode ou un nouvel écosystème ? Direction le Onzième Lieu, espace de travail partagé du côté de Couronnes dans le 11ème parisien, imaginé pour des plasticiens, comme l’artiste Claude Lieber qui nous ouvre les portes de son atelier, et des travailleurs indépendants pour mélanger les réseaux, s’enrichir mutuellement et développer les opportunités business. Nathalie Riché, l’une des fondatrices, raconte comment la coprésence d’artistes et d’entrepreneurs génère des synergies bien concrètes : « Il y a beaucoup de rapprochements par affinités et opportunités : un photographe qui fait le book d’un artiste, un bureau d’études mandaté par l’architecte… » Y a-t-il une recette ? « Aucune formule magique, dit-elle. C’est même la question centrale : a-t-on vocation à encourager ces synergies et comment ? Il faut trouver la bonne distance, favoriser des moments de partage et de rencontre, ne surtout pas systématiser la chose. Il faut laisser les gens fonctionner comme ils le souhaitent. Tout est affaire de dosage. Mais c’est toujours de l’informel qui débouche sur du professionnel. »

L’artiste Claude Lieber, heureux dans son atelier au Onzième Lieu. © Arnaud Idelon

La partie de Tetris

Trouver le bon dosage, conserver une dose d’informel garante de spontanéité, c’est l’art du nouveau métier de gestionnaire de ces lieux partagés. Et c’est un délicieux casse-tête de choisir les résidents. Dans sa liste de critères, Margaux Latour, de la coopérative Plateau Urbain à Paris, qui a fait de la cohabitation entrepreneurs-créatifs sur des durées d’occupation courte sa marque de fabrique, place en tête la mixité des structures et des champs d’activité au sein du bâtiment, puis la prise en compte de la fragilité de leur situation et des facteurs qui peuvent les empêcher de trouver un local (moyens financiers, besoins spécifiques dûs à l’activité, etc). « Au moment du Tetris final, on prend bien sûr en compte les nuisances que peuvent générer certaines activités, et on évite de mettre un tailleur de pierre à côté d’un écrivain. » Pour Chloé Payen, chef d’orchestre de l’expérience éphémère du Spinoza à Paris, « le gestionnaire de lieu s’apparente à un conseiller d’orientation pour les résidents ».

La méthode est plus artisanale ou organique à LaVallée à Bruxelles, une ancienne blanchisserie de Molenbeek gérée par la coopérative SMart, où cohabitent sur 6.000m2 artistes, entrepreneurs et entreprises de taille moyenne. Son manager Pierre Pevée dit jouer avec les contraintes du bâtiment en évitant le cloisonnement des activités : « Je ne voulais surtout pas avoir des activités business d’un côté et artistiques de l’autre. On a donc créé une sorte de labyrinthe qui t’amène de l’une à l’autre, en passant par des espaces communs. Et ça cartonne : tous ici ont en eux une partie artistique, une partie sociale et une partie entrepreneuriale, mais c’est échelonné de différentes façons. On les voit en permanence monter et descendre d’un bureau à un autre et s’échanger du boulot. » Un vrai travail d’orfèvre où la moindre erreur de casting coûte cher : « On a des espaces de travail qui sont des plateaux de 40 personnes. Si tu mets la mauvaise personne dans le rouage, ça peut créer un complet déséquilibre et chambouler toute l’énergie. Je dois faire hyper attention ! Quelqu’un s’en va, on le remplace par quelqu’un qui 1) veut la même taille d’atelier, 2) ne va pas déranger les autres par ses activités, 3) avec qui socialement ça peut marcher. J’ai une liste d’attente énorme, mais ce n’est pas si facile que ça de trouver les bonnes personnes, au bon endroit au bon moment. »

LaVallée à Bruxelles réunit 150 «entrepreneurs créatifs». © LaVallée

Illustration de ce jeu de vases communicants à la Station – Gare des Mines, entre Aubervilliers et Paris : le collectif MU, maître des lieux, fait appel aux résidents Atelier Craft (un collectif d’artistes, d’architectes et de designers) pour sa scénographie d’intérieur ou pour la dernière Nuit Blanche. Le même Atelier Craft réalise la communication web du label Hydropathes Records, lui aussi résident de la Station.

Au Onzième Lieu, Barbara Chambers, cofondatrice de l’agence de communication Little Big Stories, et Eléonore Sabaté, graphiste freelance, évoquent leurs nombreuses collaborations à deux tables de distance. Eléonore a fait de l’open space du Onzième Lieu son portefeuille de clients : « Dans tous les métiers, on a toujours besoin d’un graphiste à un moment ou un autre et la proximité c’est la facilité… Nous travaillons pour une compagnie de danse représentée par Derviche, nos voisines de l’îlot de bureau voisin, tourneuses pour le théâtre et la danse. Je fais aussi du motion design pour Igor, un vidéaste qui est à deux bureaux de moi : on fait des vidéos pour Adobe en ce moment… »

Barbara Chambers, cofondatrice de Little Big Stories et résidente au Onzième Lieu. © Barbara Chambers

Les synergies collectives sont un premier effet concret de la coprésence entre différents corps de métiers. Ce que confirme Agnès Fedak, monteuse audiovisuelle indépendante et artiste numérique hébergée à LaVallée : « Arriver à LaVallée a tout changé. Rencontrer différents corps de métier permet de solutionner des problèmes de différentes façons. Un décorateur de plateau de cinéma va me donner une solution à laquelle je n’avais pas pensé par exemple. Je ne pourrais plus, je crois, faire de projets solo. Cela ne m’intéresse plus du tout. »

Espaces de communs?

Certains lieux mutualisent des espaces de production et des machines. C’est le cas de DOC, artist-run-space de Télégraphe à Paris et ses ateliers bois-métal ouverts aux résidents et au quartier, ou du Wonder/Liebert à Bagnolet, où le travail au jour le jour sur les mêmes outils de production mène à des projets communs (expositions, événements, publications), voire à des œuvres collectives. Nelson Pernisco, artiste plasticien et cofondateur du collectif : « Pour bien comprendre le Wonder, il faut imaginer un moteur thermique. Chacun des membres du collectif est une pièce détachée, une initiative d’autonomie. Le bâtiment, c’est le carénage. S’il manque une bougie ou un piston, le moteur ne démarre pas. Mécanique et organique, c’est un principe d’autocorrélation : si toutes les pièces du moteur interagissent ensemble, le moteur fonctionne. »

Brainstorm enjoué du côté de Bagnolet au Python, espace géré par Plateau Urbain. © Plateau Urbain

Pour le designer Paul Marchesseau, chercheur sur l’avenir des communs dans les tiers-lieux et enseignant à l’école d’architecture et de design Camando, le tiers-lieu est un outil d’expérimentation effectif pour les communs : « On est sur de la gestion d’usages, sur des fondements concrets de ce que peut être un bien commun. Ce qui est primordial, c’est définir ensemble le programme du lieu et ses règles (comme une colocation), réunir régulièrement les gens, créer des rendez-vous réguliers et surtout laisser des zones de liberté. Accepter de se désapproprier pour donner de la place à l’appropriation. »

«Donner de l’air»

De l’artiste à l’entrepreneur et vice-versa, qu’est-ce que l’un apporte à l’autre ? Pour Paul Marchesseau, ce rapprochement a pour premier mérite le décloisonnement, ouvrant à des « projets très transversaux qui permettent de remettre en question des méthodes fondamentales (process, méthodes, réflexes de travail, processus de management) et de désenclaver la vision de l’entreprise dans sa conception néolibérale (logique organisationnelle très structurée, verticalité forte) ». En témoigne Barbara Chambers : « Le Onzième Lieu nous donne de l’air, des idées et des opportunités via de nouvelles rencontres, que l’on fait d’ailleurs autour d’un café ou d’un sandwich au café d’en bas. Au quotidien, nous discutons avec des ingénieurs, des promoteurs de spectacle, des peintres… Tous les jours, on est confronté à d’autres univers, d’autres jargons, bref c’est très riche ! »

Apéro Plateau Urbain réunissant différents lieux qu’il gère: les Petites Serres, l’Open Bach, le Python. © Plateau Urbain

L’ouverture serait un gage d’opportunités nouvelles. Margaux Latour (Plateau Urbain) : « On défend la valeur de “programmation ouverte” dans nos lieux. On privilégie la plus grande mixité d’activités possibles. Dans un bâtiment on retrouvera des start-ups, des auto-entrepreneurs, des artistes, des artisans et des assos, tous partageant la même cuisine, les mêmes couloirs, les mêmes salles de repos ou de réunion. On croit fermement que de nombreuses collaborations peuvent naître de cette proximité, et que de manière générale la façon de travailler des uns peut influencer positivement celle des autres. »

Côté entreprises, les changements de méthode que cette cohabitation suggère passent notamment par la déconstruction de certains codes du travail, dont les horaires, le rapport au lieu de travail et aux collaborations. « Tout ça est très normé pour une entreprise, il est entendu qu’il faut séparer sa vie privée de sa vie professionnelle, une distinction beaucoup plus poreuse dans la pratique artistique, évoque Margaux Latour. Le rapport au lieu est complètement différent pour un artiste, qui a davantage tendance à l’habiter à toute heure du jour, de la nuit et du week-end, et pas forcément parce qu’il est en “charrette”. Inversement, l’entrepreneur peut apporter des codes et des références de développement (d’un projet, d’un budget, de collaborations, etc.) à un artiste qui évolue dans des strates professionnelles différentes. »

« Ça ne se résume pas à une dichotomie aussi simple qu’entrepreneurs vs artistes, estime Margaux Latour. Les enjeux d’une asso et sa façon de travailler peuvent paraître tout aussi rafraîchissants et inhabituels à une jeune start-up, par exemple. » A LaVallée, Pierre Pevée a remarqué que les artistes commencent à s’aligner sur les horaires de bureaux des autres résidents davantage business, si bien que le bâtiment se remplit à 9h pour se vider à 17h. Gaël Sedmak, designer et graphiste freelance hebergé au Python (Paris) explique comment le lieu a transformé sa pratique : « Oui, il y a clairement un avant et un après mon passage au Python. Le fait de se côtoyer entre entrepreneurs et créatifs tend à uniformiser (pas dans un sens négatif) les comportements, on tire parti les uns des autres. »

Les résidents du Python (Plateau Urbain) à Bagnolet. © Plateau Urbain

Avant-postes des mutations du travail

Cette cohabitation de deux mondes n’est-elle pas une forme d’injonction toute contemporaine ? Ces écosystèmes créatifs ne sont-ils pas tout simplement représentatifs des mutations rapides des mondes du travail ? « Le rapprochement artiste-entreprise peut être porteur de sens mais ne doit pas être un automatisme, estime Nathalie Riché (Onzième Lieu), quelque chose qu’il faudrait faire parce que la créativité est devenue la carte à jouer des boîtes. L’artiste, c’est un peu la synthèse de ce qu’on demanderait à l’entrepreneur et presque au travailleur : t’es autonome, créatif, souple et précaire, tu sais t’entourer, te vendre. » Comme le dit Pierre Pevée, « le travailleur indépendant actuel se retrouve aujourd’hui dans la même situation que l’artiste (souplesse, précarité) ; un artiste pour s’en sortir doit agir et réfléchir comme un entrepreneur. »

Ces tiers-lieux constituent les avant-gardes des mutations du travail, écrit Sandrino Graceffa, administrateur de SMart Belgique dans Refaire le monde… du travail : « Au-delà des secteurs artistiques et créatifs, le travail devient de plus en plus autonome dans tous les domaines d’activité. L’organisation du travail aujourd’hui nécessite de la capacité d’initiative, de l’adaptation. La notion d’entreprise est en train d’évoluer. Aujourd’hui se créent des entreprises qui n’ont même plus d’existence physique. (…) Ces évolutions de l’organisation des entreprises et du travail sont à la fois susceptibles d’augmenter la précarisation de nombreux travailleurs et de libérer le travail de certains carcans : subordination inutile, horaires rigides, temps de déplacement domicile-travail trop long… » D’autres sont moins positifs – à l’image de Vincent Prieur du Collectif Curry Vavart, qui défend l’occupation temporaire d’espaces désaffectés en voie de réhabilitation (comme au Shakirail à Belleville) – et voient dans ces évolutions une lente et implacable « colonisation des modèles d’organisation issus des collectifs d’artistes » par les théoriciens de l’innovation. Un nouvel esprit du capitalisme, section tiers-lieux, en somme.

En savoir plus sur les tiers-lieux avec notre enquête en deux parties :
1/ Tiers-lieu: enquête sur un objet encore bien flou 2/ Le tiers-lieu peut-il faire école?